Lisa le regarde, il est assez épais. Elle ne l’a pas encore lu. D’ailleurs, elle n’avait pas l’intention de le lire. Ni même le feuilleter. Pas l’acheter. Pour ne pas tomber comme une stupide pomme mûre dans le piège d’un marketing littéraire trop ingénieux. Puis voilà, elle l’a reçu. Fifty Shades of Grey, un porno sado maso édulcoré, mal écrit (là-dessus, tout le monde semble d’accord), un Barbara Cartland de la femme moderne obligée de rêver sa sexualité. Peut-être. Sans doute. À voir ! Mais elle ne tient pas à voir. Elle caresse (est-ce un signe ?) le roman le plus vendu au monde cette année, et rien ne lui donne envie de le lire. Elle le dépose. Et se dit que, si les indices de décadence y paraissent accablants, il doit y avoir aussi, là quelque part, de manière subliminale, un trésor caché. Non ? Pourquoi diable un tel engouement, sinon ? Lisa cherche. Là, elle a repris l’objet entre ses doigts. Elle l’ouvre, soupire, attrape quelques mots au hasard : « Je sens son odeur de linge frais et de gel douche. C’est enivrant. Je la hume goulûment. » Mon Dieu, c’est affligeant ! Elle n’y arrivera jamais. Pas même une page. Quarante-cinq millions d’exemplaires vendus. Quand même ! Elle accepte l’effort, croque le bouquin en deux, elle lit : « — Anastasia, vous devriez m’éviter. Je ne suis pas l’homme qu’il vous faut… Non ! Hurle ma conscience désespérée… Anastasia, je… Merci de m’avoir sauvée… » Et elle glane çà et là quelques phrases convenues et ennuyeuses, une ou deux scènes de sexe toc, c’est plat, vulgaire et sans joie. Comme une énième histoire rose avec juste deux ou trois fessées perdues pour faire rosir les joues des plus prudes d’entre nous. C’est donc ça ! Cinq cent cinquante et une pages de formules rebattues agrémentées de quelques vulgarités et d’une pauvre paire de menottes qui seraient capables d’émoustiller la planète. Toucherait-on le fond ? L’avenir est-il à ce point désespéré ? Lisa fouille encore, elle ne trouve que compromis entre égarements pervers et petits arrangements avec la convenance. Du gris, de la nuance, c’est sûr. On ne se mouille pas ! Bref, une suite sans fin de petits fantasmes dilués que le monde accepte sans concession. Du bavardage, quoi ! Pire, une contre-révolution ! Des méthodes rétrogrades et conformistes mises en œuvre pour nous endormir. Et s’Ils avaient trouvé le moyen de nous calmer, se dit-elle ? Avec des fadaises ! De nous faire avaler la pilule du Grand Désarroi en nous distrayant gentiment. D’ailleurs, Ils ont déjà réussi. Parce que des millions de lectrices attendent la suite (eh oui !), s’attaquant désormais à leur quotidien sans rechigner, elles ne se plaignent plus, ne se battent plus contre la morosité et honorent leurs époux avec fougue tous les soirs. Voilà, les petits malins ont trouvé la riposte à la crise. Ils se sont évertués à être créatifs pour nous empêcher de l’être. Pour que nous ruminions en silence, trop heureux de prendre les banalités pour de l’audace. Ils y ont été fort cette fois : mater le chaos par l’onanisme littéraire ! Et faire croire par une manipulation commerciale subtile que c’est là notre choix. Chapeau bas !
Reste à savoir si le filtre agira suffisamment longtemps, si les victimes seront vraiment hypnotisées, si le monde entier entrera dans la danse. Lisa aimerait en douter…
Les bûches se consument dans la cheminée. Lisa pose le livre sur la table basse, réalimente le feu. Elle pourrait l’y jeter. Effacer de la sorte tout risque de contamination dans la maison. Ainsi, resterait-elle rebelle. Malheureuse peut-être, désillusionnée, mais éveillée.
Déterminée, elle s’empare de l’objet démoniaque et marche avec témérité vers les flammes…