Scène de méninges

Marc Lobet,

Ce samedi soir, le ciel est brumeux et bas. Il fait un temps humide et doux. Les escargots prolifèrent sur la pierre moussue de monstres séculaires aux façades des cathédrales. Tout se fond en une grisaille plus lugubre encore quand elle recouvre les nuits blanches.

Lucien, l’époux de Clotilde, est cloué au pieu par une attaque cruelle de névralgies intercostales. Il craint sa transformation en scarabée bousier et sombre dans un état d’avachissement métapsychique.

Le lendemain après-midi, Clotilde, bibliothécaire, invite son fils Blaise, étudiant en astrophysique, pour une longue randonnée champêtre. Ils marchent lentement, tête baissée, par les chemins de remembrement

La mère s’arrête à hauteur d’un champ de maïs. Long silence, puis soudain :

— C’est quoi le visible ?

— Pour moi c’est un cœur multiple.

— Pardon ?

— Un cœur multiple.

— Et toujours battant ?

— Toujours. Mais c’est tout le problème du visible,

—…

— Il est entouré d’invisible.

— Le temps va sans doute le diluer.

Ils font quelques pas à travers les hauts plants de maïs où va se réfugier le gibier en période de chasse. Comme pour lui seul, Blaise :

— La matière est aux ordres de l’invisible.

— Tu disais ?

— Un de mes profs affirme que la matière est la même dans tout l’univers connu.

— Et alors, mon chéri ?

— Je me demande si les atomes qui nous composent sont les mêmes que ceux des étoiles ?

— Blaise, un enfant des étoiles ! Ça me plaît, tiens !

Mère et fils rient aux éclats, se mettent à courir, s’asseyent sur la grosse branche tombée d’un vieux chêne à l’agonie. Ils en viennent à parler de cette matière grise que Blaise considère comme une substance fondamentale. Clotilde relance la conversation :

— J’ai lu hier que le cerveau humain n’est que de passage.

— C’est lui qui voit, et non l’œil ou la rétine.

— Tu veux dire que le cerveau est le premier organe de la vision ?

— Oui. C’est prouvé.

Chacun replonge dans ses pensées. Elle forment bientôt un défilé de sensations ouatées, allant jusqu’à réduire leur cerveau à la consistance d’une pièce de toile au tissage gaufré.

Clotilde se lève, reprend la route. Blaise la suit.

Un animal criaille au loin. Blaise imagine une oie blanche tombée amoureuse d’un dinosaure poivre et sel qui l’entoure et l’enserre pour un somptueux coït cervical, à l’évidence reptilien.

Ils longent une haie touffue où se mêlent des mûriers, des prunelliers, de jeunes acacias. Clotilde, d’un index pointé, attire l’attention de son fils sur un insecte qui se confond avec une feuille.

— Regarde, l’insecte mime la feuille.

— La nature est illusion.

— Tu disais cela de la réalité.

— Et je confirme : la réalité se proclame illusion.

— Cette bonne vieille réalité ?

— Oui, celle qui est ennuyeuse, sans humour et sans rêverie possible.

— Et alors ?

— Elle devient inaccessible.

— Tant mieux !

La conversation s’éparpille, s’égare, les pensées divaguent. Ils se remettent en route.

Blaise entame, pour lui, une autre réflexion, sur une autre matière, la noire, celle qui domine l’astrophysique. Il semble, se dit-il, que la science aime les choses qui se répètent.

Ils passent à proximité d’une ferme. Une porte ouverte découvre un potager où trône un long siège fraîchement repeint. Un gros nuage gris fugace vient envelopper la blancheur de ce banc. Les rayons de soleil reviennent. À travers un noisetier, ils font danser l’ombre des feuilles sur les murs.

— J’aimerais cueillir toutes ces taches de lumière…

— Pour toi cette lumière est affectée par la présence de la matière ?

— Ne me dis pas que matière et lumière sont les mêmes partout !

— Si maman, le monde est un. C’est ce qui est écrit dans le syllabus de mon cours.

Lucien, le mari et père souffrant resté au lit, se perd dans les images du passé. Elles prennent une teinte tristement grisâtre quand, par à-coups, montent des bribes de conversations téléphoniques et de messages encombrants. Autant de raisins secs très éloignés de la grappe originelle. Alors il embarque à bord d’une belle caravelle spatiale pour aller palper les galets du sol lunaire, âgé de quatre milliards et demi d’années. Son fils Blaise, en scaphandrier de cosmonaute, lui fait remarquer qu’il a fallu cent millions d’années pour passer des cailloux à la terre.

Clotilde et Blaise entrent dans une épicerie de campagne pour y acheter des œufs. Le chat gris de la maison est posé sur le marbre blanc du comptoir. Un client crache son poujadisme :

— Tous pourris ces enfoirés… D’ailleurs j’irai pas voter… Rien à cirer de leurs magouilles à la con… Beurk… Tous les mêmes… Des assoiffés de pouvoir… Des branleurs que j’vous dis… Ils nous entubent dans les grandes largeurs…

Clotilde regarde son fils et lui glisse à l’oreille :

— Retour sur terre un peu rude, non ? !

Solide, liquide, gazeuse, inorganisée, organique, inanimée, inerte,

vivante, friable, précieuse, grasse, sombre, brillante, visible, invisible,

de toutes les matières, la grise reste la matière première.

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