Jardins secrets

Pascale De Visscher,

Chère P.,

J’ai appris hier la disparition de votre mère et – le croirez-vous ? – passé un moment de trouble, cette nouvelle m’a ravie. Oui, ravie au sens propre du terme car elle m’a, en quelques secondes à peine, transportée dans un passé lumineux : celui de mon enfance auprès de votre mère.

Comme les trois mousquetaires, nous étions quatre : S., toujours couverte de multiples lainages par sa mère inquiète ; P. votre oncle, toujours impatient d’en découdre avec le danger ; I., votre mère, toujours prête à le suivre ; et, moi, toujours peureuse et, à ce titre, peut-être la plus courageuse.

C’est que du courage, il en fallait pour affronter les épreuves que nous inventait votre oncle : les sauts à bicyclette, les parcours chronométrés à trois mètres du sol au sommet des murs en construction des chantiers voisins, les combats de marrons contre les bandes ennemies de l’autre rue, les concours d’apnée dans la boue des étangs, les expéditions survie dans la forêt toute proche et les manœuvres d’espionnage dans les jardins du couvent… Mais toujours j’y revenais. Et non point tant pour votre oncle que j’aurais tout le loisir de fréquenter plus tard puisqu’il était dit que je l’épouserais quand je serais grande. Ni pour S. qui, au pied de chaque épreuve, invoquait le plus souvent un dentiste ou un devoir urgent. Non, pour I., votre mère. Sans doute, pour ce qu’aujourd’hui on appellerait son charisme. Sans doute, pour sa générosité. Car, patiente, elle m’assistait longuement lorsque j’hésitais devant la mare à traverser, le fossé à sauter, les vers à gober. Patiente, elle me distillait mot à mot, phrase à phrase, un peu de sa témérité, comme si mon renoncement lui eût été insupportable. Comme s’il lui eût été intolérable que notre petit club comptât un membre aussi pusillanime. Une fois sur deux, je me foulais une cheville ou un poignet. Mais cela importait peu. Moyennant une radiographie à l’hôpital le plus proche et la pose de quelques bandes Velpeau, je restais membre à part entière de la confrérie et, de ce fait, proche de votre mère. Cela seul comptait. C’est qu’en plus de son charisme et de sa patiente générosité, votre mère avait bien d’autres attraits. Je m’explique.

Nos familles ne se ressemblaient guère. Lorsque mes parents s’installèrent dans la région peu après la guerre, on y comptait quelques fermiers, des champs et une forêt. Quant au terrain, il s’y vendait au prix du carré de betteraves.

Bien que raisonnablement chrétiens, mes parents ne firent pas moins de huit enfants, qu’ils élevaient dans le culte des livres, de l’antiquité et de la vie au grand air. Non contents de s’encombrer d’une telle descendance et, à temps partiel, d’un oncle modérément alcoolique, mes parents hébergeaient un chien diarrhéique, une progression géométrique de chats et de pigeons autrefois voyageurs, un mouton injustement nommé Priape, une mule borgne, des poules rousses, un coq stérile, un cobaye insomniaque. À ma grande honte, ce mode de vie et ces choix culturels nous valaient aux murs du salon un assortiment de Vénus et autres dames antiques dans leur plus simple appareil et, derrière les portes, d’odorantes défécations, fraîches ou séchées, c’était selon. Toutes choses qui laissaient peu de place à une éducation sexuellement différenciée, ni même à une éducation tout court. Nous poussions bon an mal an comme de mauvaises herbes, occupant l’espace mental qui nous était imparti aussi sauvagement que nos places à table.

La famille de votre mère, beaucoup plus raisonnablement chrétienne, s’était contentée de trois enfants. Lorsqu’elle s’installa à deux pas de chez nous, une jolie avenue et de véritables villas avaient redessiné le paysage. Et le dernier fermier ne gagnait plus son pain qu’en baillant à d’autres ses machines. Chez vos grands-parents, nulle bestiole et, en lieu et place de nos tentatives de potager, un grand et beau rectangle de gazon sans défaut ni arbre. Et dans le salon, sur les murs tendus de soie, de cruelles mais pudiques scènes de chasse. Enfin et surtout, dans la chambre de jeu, des coffres recelaient de prodigieux jouets ramenés d’Amérique par votre grand-père. Le plus fabuleux d’entre eux, celui qui occupa mes jours et mes nuits pendant de longs mois, fut indubitablement la poupée Barbie.

Je dois à la vérité de dire qu’au premier coup d’œil je trouvai cette poupée en réduction franchement vulgaire : sa permanente raide et platinée, ses seins agressifs, ses pieds bizarrement cambrés ne me disaient rien qui vaille. Quelque chose ne tournait pas ou trop rond dans cette affaire, à commencer par ce buste que l’on pouvait pivoter côté fesses ou détacher impunément du reste du corps. Mais, très vite, je décidai qu’elle était belle. Car, en plus d’être américaine, elle était fournie avec une panoplie de vêtements et d’accessoires soigneusement rangés dans un emballage en plastique moulé : peigne et brosse à cheveux d’un rose exquis, minuscules chaussures vermillon à très hauts talons, gants en crochet plus minuscules encore. Et ce qui était monstrueux devint soudain pratique : enlever et remettre ledit buste permettait d’habiller la chose en un tournemain.

Toujours généreuse, votre mère m’autorisa dès le premier jour à peigner la raide et blonde chevelure de nylon. L’instant fut d’extase… et il fut suivi d’autres. Car, grâce à Mattel et aux bons offices de votre grand-père, la famille de Barbie rapidement s’agrandit. Skipper, Francie, Tutti, Stacie et Todd firent leur apparition en même temps qu’un petit club d’amis et amies dont ma préférée : Scooter. Celle-là avait troqué la paire de seins de son aînée contre une paire de couettes et des taches de rousseur à vous arracher des larmes. Et je ne dis rien de la panoplie d’équitation qui accompagnait celle que mes parents, enfin lassés de mes supplications, glissèrent sous le sapin un matin de décembre. Les adultes sous-estiment souvent la peine qu’ils infligent aux enfants. Ils ne mesurent pas davantage l’enchantement qu’ils suscitent en leur concédant de temps à autre des jouets de mauvais goût.

Votre mère possédait aussi une fascinante collection de cartes postales. Celles ramenées d’Amérique – et d’autres d’Afrique où votre grand-père avait également à faire – occupaient une bonne part d’un album dont nous tournions respectueusement les pages. Mais le centre du recueil abritait une réserve plus précieuse encore : une double page de cartes de vœux. Nous savions précisément, votre mère et moi, où se situaient ces paradigmes de beauté et à partir de quelle page il nous fallait ralentir notre progression pour savourer d’avance et le plus longtemps possible l’émoi qu’ils nous réservaient. Enfin, quand nous y parvenions, nous contemplions et promenions sur ces cartes un doigt prudent : toutes étaient en relief et offraient à nos yeux extasiés des dunes nacrées, des ciels irisés aux reflets d’argent, des rennes incrustés de paillettes, des traîneaux cousus d’or et de velours pourpre.

Enfin, votre mère et moi, serrions tout aussi jalousement dans des boîtes à trésors mille et un objets pour leur douceur, leur couleur, leur éclat ou, encore, le bruit précieux qu’ils nous offraient lorsque nous les agitions délicatement à notre oreille.

Je respirais donc chez votre mère un air de luxe, de calme et de volupté qui jamais ne franchirait la porte de notre maison encombrée d’Histoire et de projets rustiques. Mais, surtout, à l’abri des regards et jugements, loin des épreuves et batailles rangées, entre mes doigts aux ongles souvent noircis et sur mes genoux écorchés, je découvrais et cultivais grâce à votre mère une passion chuchotée du minuscule et du brillant, du doux et du mignon. Grâce à votre mère, je m’accordais le droit et le bonheur d’être fille. Une fille armée pour en découdre avec les pluies de marrons, les épreuves et les vertiges que me réserverait l’avenir parce que capable de jardins secrets et de passions clandestines.

À l’âge qui est le vôtre, votre oncle avait déjà fait la connaissance de votre tante et se disposait à vous faire trois cousins. À l’âge qui est le vôtre, votre mère rencontrait votre père. À partir de là, vous connaissez la suite. Puissiez-vous me la raconter un jour et prolonger ainsi l’enfance que sa disparition aujourd’hui me ramène.

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