Dix ans que Marginales a repris le large. Elle n’était pas restée longtemps en cale sèche, la revue qu’Albert Ayguesparse avait lancée avec quelques amis, pour aborder l’après-guerre en 1945, l’année de ma naissance. Son interruption chagrinait tout le monde, même si l’on comprenait que le vaillant fondateur ne pouvait pas, tout seul, continuer à la piloter alors que, né avec le siècle, il était peut-être sur le point de lui survivre. Il n’y parvint pas, de justesse. Il me semble alors que la meilleure façon de prolonger son admirable parcours était de remettre « sa » revue à flot. C’était au printemps 98, au lendemain de l’évasion de Dutroux, qui fournit un bon prétexte à inviter les écrivains à reprendre la plume à propos d’un fait-divers particulièrement romanesque.
Depuis, quatre fois par an, la revue s’est égaillée dans les multiples recoins de l’actualité, en vertu de la ligne qu’elle s’était donnée : laisser libre cours à la créativité littéraire. Et cela donna lieu à quelques livraisons qui ne passèrent pas inaperçues. Les thèmes culturels ne furent pas les plus nombreux. On évoqua quelques géants, Shakespeare ou Victor Hugo, Rembrandt ou Mozart, des figures majeures des arts du siècle dernier, comme Duke Ellington ou Alfred Hitchcock, on marque, usage plus original, l’anniversaire de la parution de deux livres capitaux, La psychopathologie de la vie quotidienne et Lolita. On fit quelques incursions dans le domaine sportif, à propos d’une de ces messes planétaires que sont devenues les coupes du monde du ballon rond, ou de la championne wallonne qui fut une des icônes de cette décennie, Justine Hénin.
Mais à huit reprises, c’est-à-dire une fois sur cinq, Marginales estima devoir se pencher sur le sort de son pays. C’est bien le signe qu’elle fut particulièrement attentive, dès son redémarrage, à un processus de décomposition qui est devenu à présent le premier souci des habitants du mouchoir de poche situé au centre stratégique de l’Europe. La Belgique : stop ou encore ?, s’inquiétait déjà le numéro 234, inaugurant une formule qui deviendrait tristement banale depuis. Elle se concentra sur la capitale à l’occasion du festival Bruxelles 2000 (cela donna Bruxelles est un pluriel), puis consacra successivement deux livraison à la Wallonie (Wallonie revue, Wallonie rêvée et La Wallonie, deuxième) et à la Flandre (Les Fla les Fla les Flamands et Vlaanderen voor Vlaanderen), quatre volumes qui montrent bien que les écrivains sont en mesure, par l’exercice de l’intuition poétique, de percevoir l’émergence de tendances lourdes que les observateurs et experts, plus soucieux de vérifications, hésitent encore à identifier. Lorsque les problèmes se sont précisés, Marginales a ajusté ses tirs dans deux volumes récents, Le terme, vraiment ? et Dessine-moi une Belgique qui donneront un jour du grain à moudre aux chercheurs qui s’interrogeront sur la façon dont les auteurs belges francophones ont vécu une des grandes turbulences de leur Histoire, dont nul n’est en mesure à ce jour de pronostiquer l’issue.
Mais la revue a aussi élargi sa focale. À l’échelle de l’Europe, pour commencer. En saluant d’abord l’introduction de la nouvelle monnaie (Alors, €ureux ?), puis en considérant le vaste élargissement de l’union (À l’Est, toutes !), en s’interrogeant enfin sur l’issue des référendums sur la constitution (Europile ou Euroface). On y perçoit que l’écrivain belge est presque par nature un citoyen européen attentif à sa condition, et particulièrement bien équipé pour la critiquer.
Au-delà de l’Europe, il y a le monde, et là aussi, Marginales n’est pas restée sans réaction. Elle s’était déjà préoccupée des manipulations génétiques, des épidémies animales (2000, odyssée de l’espèce et Veaux, vaches, cochons, couvées), lorsque sonna le Septembre Gong (n°244) de l’attentat contre les tours jumelles de Manhattan? Première répercussion littéraire de l’événement qui ouvrit véritablement le XXIe siècle, ce numéro exceptionnel, pour lequel Roland Breucker conçut la plus laconique et la plus visionnaire de ses vignettes, a démontré avec éclat le bien-fondé de notre pari pour la fiction. La preuve, c’est qu’on ne compte plus, depuis, et dans toutes les littératures, les romans qui ont subi l’impact de l’effondrement du World Trade Centre.
Les retombées de cette date-charnière ont aussi été traitées dans nos pages. Coup sur coup, Le monde selon Bush et L’heure du leurre ont réagi aux affres de la politique américaine engagée depuis le 11 septembre. Ce fut même l’une des constantes de nos préoccupations. En juin 2004, présentant le numéro L’été de tous les dangers, à la veille, comme à présent, de l’ouverture des Jeux Olympiques, je rappelais que ceux-ci « se fondent sur deux idéaux qui excèdent le strict domaine du sport : l’un consiste à substituer aux affrontements réels des compétitions à forte charge symbolique ; l’autre à engager dans cette grande fête des corps le plus de collectivités possibles, les faisant communier dans un même idéal. Ces deux présupposés ont beaucoup perdu de leur pertinence. Les ressentiments, d’une part, sont si forts qu’ils ne s’accommodent plus d’être sublimés ; les consensus sont de moins en moins concevables lorsqu’ils ne sont rien d’autre que les masques d’une domination unilatérale. » Les jeux de 2008 déplacent une fois de plus ces prémices ; ne sont-ce pas les premiers qui s’inscrivent pleinement dans la mondialisation ?
Un survol de ces dix séries de quatre volumes, totalisant plus de cinq mille pages, témoigne au moins d’un chose : qu’on ne peut pas parler, chez nous, d’un silence des intellectuels, et plus précisément des écrivains. C’est le principal sujet de satisfaction de Marginales : en repartant de plus belle, elle leur a fourni ce porte-voix, enrichissant dès lors le concert social de leurs singulières, malicieuses, éclairantes, visionnaires interventions.