Complainte du hasard

Hermine Bokhorst,

Jacques soupira. Dehors, les corneilles entamaient une nouvelle journée de protestations avec des croassements éloquents. Sinistre. L’aube s’était levée depuis vingt-deux minutes dans une explosion de rouges sanguinolents. L’écran de l’ordinateur projetait sa lumière blafarde, froide sur le visage inexpressif de Jacques. Il avait pianoté « Hasard, HASARD, hasard, ZAZAR ZUT . »  sur le clavier. Panne d’inspiration. Delete. Comme à chacune de ses tentatives romanesques. C’était la septième fois qu’il essayait de participer au concours ‘Fureur de Lire’. Il rêvait d’écrire un livre depuis l’âge de dix ans, depuis le moment où il s’était assis devant sa feuille blanche et avait tracé la première phrase :

« Ses bottes de cuir noir s’enfonçaient dans la poussière. Le cow-boy se sentait fort… »

 

Il avait été fasciné par les westerns spaghetti, surtout par les scènes où le bon et le méchant se regardaient dans le blanc des yeux, pendant d’interminables secondes, suintant la virilité sous le soleil de plomb. Il avait voulu décrire ça. Mais l’inspiration s’était enfuie comme un voleur de bétail repéré par l’équipe de surveillance d’un grand propriétaire terrien.

Il s’était senti alors abandonné, floué. La colère l’avait envahi. Cette colère grondait comme un volcan, à présent, à force d’essayer de la réprimer. Vingt-cinq ans plus tard, il ne parvenait toujours pas à la concentration nécessaire pour pondre une nouvelle. Il ne s’agissait même pas d’un roman à clé ou d’un essai philosophique.

Un bête récit de quinze mille signes sur le hasard. Un thème effrayant qui suscitait des idées rétractiles. Il pouvait parler de la mine de charbon dans le bassin liégeois appelée Hasard. Son terril s’érigeait juste à côté de ceux de Bonne Fortune et d’Espérance. Il écrirait alors une histoire sur les ‘Gueules noires’, l’immigration italienne, la fracture sociale, le racisme. L’hymne au hasard révélé par la toponymie, un chant du capital entonné par les grands industriels qui foraient çà et là le sous-sol principautaire, à la recherche de l’or noir d’un autre âge. Cela s’apparenterait à du sous-Zola en vingt-quatre pages chrono.

Il faudrait remettre cela au goût du jour, en insérant au moins un gang de pédophiles dans les pages vierges. Ou en lardant l’histoire d’un attentat perpétré par un terroriste bouddhiste qui en avait marre d’attendre que les ailes des papillons changent une civilisation en bout de course. Non ! Décidément, il n’en avait pas la carrure. Il avait beau manifester l’intention de signer ‘Jack’ pour se donner un semblant de colonne vertébrale, il n’y arriverait pas. Il n’y arriverait jamais. Il incarnerait pour toujours un scribouillard virtuel, un affabulateur, un Nobel avorté. Comme il y allait ! Comment aligner plus de deux phrases entre ‘Il était une fois’ et ‘Ils vécurent malheureux après quinze tentatives de fécondation in vitro’.

C’était étrange, quand il parlait de son désir de créer une œuvre littéraire, les gens le regardaient avec bienveillance, pour une fois. Cela changeait, et il aimait ça. Mais il allait devoir faire la démonstration de son talent s’il ne voulait pas que les sourires sympathiques se muent en rictus moqueurs. Déjà, il avait l’impression que ses collègues rédacteurs à l’administration parlaient de lui dès qu’il avait le dos tourné. Cela ne faisait qu’alimenter le foyer de la fureur. D’accord, il était un peu parano. Torturé quoi, comme tous les écrivains. Jack Van Steenkiste, la complainte du Hasard, numéro un des ventes à la librairie du coin. Invariablement, quand il doutait, apparaissait dans son esprit la couverture de l’ « Ordre du jour ». Comment s’y était-il pris, Outers ? Il était fonctionnaire comme lui. Et écrivain reconnu à présent. Jacques le jalousait, même s’il essayait de ne jamais le laisser paraître. Il régurgitait sa rancœur sous forme de bulles d’admiration. « C’est d’une truculence, on s’y croirait ! Cela démontre en tous cas que les fonctionnaires sont capables de grandes choses » aimait-il proclamer à la ronde. Ce Outers s’était contenté de reproduire les anecdotes de l’administration de la Cocof. Facile !

Mais qui s’intéresserait à Cloche-merle dans son boulot à lui, salarié municipal à Boussu-Bois ? Et puis que viendrait faire le hasard là dedans ? Un groupe mafieux de l’Est qui cambriolerait le coffre contenant les passeports des administrés du fin fond de la Belgique sans nom ? Cela ferait fantasmer, pendant deux minutes à tout casser, les trois plein-temps et le quatre-cinquième qui travaillaient avec lui. Les brigands auraient roulé toute la nuit, à la recherche de la maison communale isolée. Le hasard implanterait cette affaire de traite d’êtres humains à la Une de la presse nationale. L’ancien garde-champêtre du bled deviendrait un  héros, le père charismatique pour qui chaque citoyen rêverait de voter. Les spots de la renommée changeraient le cours de la vie du ‘Bourru de Boussu’.

« Ses bottes de cuir noir s’enfonçaient dans la poussière. Le policier fédéral se sentait fort… ».

Ce n’était pas ça du tout. Il attrapait tout au plus des ampoules au style en créant un suspense à l’eau de rose. N’importe quoi ! Il fallait s’appeler Jacques pour imaginer Navarro dans la collection Baldaquin, le tout en deux mille cinq cents mots. Il se ridiculiserait encore plus. Juste bon pour le ‘prix Mouchoir de Papier blanc’ décerné à un roman de gare. Et encore ! Détrônée la romance de supermarché ! Aujourd’hui, le succès exigeait du Bridget Jones, la petite grosse qui se faisait passer pour une grande mince. Une post-ado perpétuellement insatisfaite qui grognonne au fil des chapitres en attendant de consommer la merveilleuse histoire d’ahamouuur. Un truc de gonzesses ça.

A moins d’évoquer carrément les rencontres hasardeuses lors d’un speed dating digne d’un marathon de la rencontre. Ce scénario demanderait un sacré souffle. Lui dirait : « J’aime les crêpes Suzette, les randonnées en forêt et la ‘Position du missionnaire roux’ et cependant je ne suis pas Berenboom, haha. » Elle s’arrogerait le verbiage d’une femme, ni pute ni soumise. Cela ne l’excitait guère. Si ces phrases ne remplissaient pas son écran, elles pourraient rénover sa collection de propos de brûleuses de soutien-gorge qu’il conservait précieusement dans son brouillon de blog. Au cas où, il aurait, un jour, peut-être dans dix mille ans, une logorrhée digitale, toute de lui, rien des autres. Avec les félicitations du jury.

Pour cela, il s’agissait d’être original et mériter le prénom américanisé de Jack. Il importait donc de laisser tomber la comptine du hasard racontée par l’objet dégoté à la brocante d’été : une boîte mystérieuse en bois de ginkgo conservée par un moine nazi dans les alpages péruviens. Cela rappelait avec trop de force l’ésotérisme d’un ‘Da Vinci Code’. Il ne lui semblait pas nécessaire de trop surfer sur l’ère du temps non plus. Trop commercial. Juste une petite touche de magma magique avec l’air de ne pas l’avoir fait exprès. Oups, excusez le génie !

Jacques se triturait les méninges et la sensation citronnée dans sa bouche appelait une cigarette. Il avait arrêté, voici tout juste trente-trois jours. Un shoot de nicotine lui donnerait pourtant l’impression de renforcer sa concentration. Etait-ce pour cela que son imagination éprouvait des difficultés à décoller ? Que la fureur se remettait à gronder ? S’agissait-il de la préoccupation terre-à-terre du manque ? Il en était à sa huitième tasse de café pour compenser. Il sentait ses nerfs lui tricoter des inquiétudes qui se dérouleraient tard dans la nuit. Elles lui feraient mordre son coussin de rage. Une clope, des idées, viiiite !

A force de soupirer, il frisait l’aérophagie. Y a mieux pour susciter l’inspiration ! Au niveau de la profondeur de l’âme insondable de l’auteur adulé, il se faisait plutôt l’effet d’un airbag surgonflé. Le vide intersidéral retenu dans un ego monstrueux.

Au fait, pourquoi pas la science-fiction ? Le monde des B serait découvert en marge de l’exploration d’une déformation spatio-temporelle par un Monsieur Toc au nez chafouin. Ou Hurluberlus d’outre-Atlantide, clap première, scène un, le troisième œil. Bientôt classés au patrimoine immatériel de l’Unesco entre le Doudou de Mons et les Commérages apocalyptiques de Bruxelles-les-Bains.

« T’as fumé un pète ou quoi ? » claironna la petite voix dans sa tête, le censeur impitoyable de ses pensées créatives. Tout au plus avait-il mangé un fruit. Une nectar-prune pas même pourrie ! Lui ne ressentait pas la nostalgie des effluves éthyliques d’une romancière pseudo-alcoolique, génie du marketing dans un marché saturé par les écrivaillons du dimanche. Dans son cas, il s’agirait plutôt du mardi matin. Bigre ! Il était déjà quinze heures. Jacques souffrait de vertiges, avec juste un peu d’acide de fruit sur caféine dans l’estomac. Cela ne pouvait être de l’hyper ventilation, à moins que…

« Calme-toi ! sussurra la petite voix, soudain inquiète. Tu  risques un infarctus, à te mettre dans des états pareils. » Une crise cardiaque, et son existence basculerait à mi-parcours comme cela se produit systématiquement dans les oeuvres de Douglas Kennedy…

N’imaginerait-il pas alors un dérapage incontrôlé de la vie pour le concours? Il pourrait disséquer une peau de banane du destin glissée, justement, sous des cuissardes de cuir noir, par un écrivain sado-maso. Il placerait le lecteur dans la perspective du point G. Il titillerait sa curiosité lubrique, tout en caressant les épidermes d’un martinet autoritaire. Il se sentait fort…

La colère relâchait momentanément son étreinte. Au moins fabriquer mentalement des histoires sous triple X, permettait de diminuer quelque peu la pression.

Il souriait à son écran immaculé comme si un photographe coquin lui avait demandé de dire « Ouistiti sexe » ; un mot qui déclenchait invariablement une moue à la Mona Lisa sur le visage de la personne qui se faisait tirer le portrait. Il devait s’agir d’un effet de la dopamine, l’hormone de la récompense…

Bon, il devait se ressaisir, car ce n’était pas avec des histoires de cul qu’il allait remporter ce fichu prix. Bien trop sérieux, la Fureur de lire ! Plus de cinq cents participants l’année précédente. Jacques n’avait rien envoyé. Il était pourtant resté quinze jours devant son ordinateur à fantasmer sur les ‘Sources’, le thème 2005. Il s’était bloqué sur l’idée de la femme-fontaine. Encore du sexe ! Il n’avait pas du tout envie de se recycler en tant que pornographe et inventer des scénarios érectiles pour papys à la libido chancelante. Il avait beau rêver du succès des romans de Hardeuses, il se voyait mal devenir le jardinier des turgescences intimes.

Il voulait être lu dans les écoles. Les apprentis romanistes décortiqueraient son style si original, son histoire si palpitante menée tambour battant. Même s’il demeurait un auteur maudit, boudé par les chiffres de vente, il pourrait se forger un succès d’estime dans les milieux intellectuels. Intellectuel ? Avant, il trouvait que le mot sonnait comme une insulte, dans le registre du type maladroit qui possède deux hémisphères gauches. Mais au rythme de ses prétentions littéraires, il avait changé d’avis. Désormais, il voulait appartenir à cette caste supérieure, être celui que les journalistes viennent interroger pour tenter d’expliquer ce monde qui tourne de plus en plus vite, de plus en plus follement.

« Ses pantoufles en pilou s’enfonçaient dans la poussière du temps. Le philosophe se sentait fort. »

Jacques frissonna de plaisir. Il se décontractait comme s’il savourait un gros cigare humecté dans un cognac de douze ans d’âge. Il ferma les yeux et renversa la tête en arrière. Mmm ! Il se sentait l’âme d’un conquérant. Soudain la porte claqua, son épouse entra avec une rare violence dans ‘sa’ pièce. Elle était déjà revenue du boulot.

« T’as entendu les infos ? » Il sauta sur ses pieds, le cœur battant à tout rompre. Prêt à l’attaque ou à la fuite. Une décharge d’adrénaline envahit directement le lobe frontal. Attention maximale.

« Quoi ? » rugit-il d’une voix pulsée par deux décennies de colère. Mélanie essayait de reprendre son souffle, haché par l’excitation.

« Zont découvert le dépeceur de Mons, par hasard. C’était un poète. Un lecteur a établi le lien avec son livre. Tu te souviens, les morceaux de corps déposés près de la Haine, dans le chemin de la Solitude ? Comme un message ? Tu ne le connais pas toi, ce poète ? Toi qui as fréquenté le cercle de poésie de Boussu-Bois ? C’est peut-être quelqu’un…»

Zap dans la tête de Jacques. Un tiroir de souvenirs se déversa brutalement dans son être. Le sang affluait dans ses membres. Chaos émotionnel. Il voyait rouge. Quand il reprit ses esprits, une minute… ou trois heures plus tard, il n savait plus, l’appartement ressemblait à une scène du crime de la série télévisée « Les Experts » : l’hémoglobine bavait partout et son épouse semblait démantibulée comme une vulgaire poupée de chiffons qui aurait été malmenée par un gosse caractériel.

« C’est malin ! Tu as recommencé, tonna la petite voix. Dépiaute-la maintenant ! Elle t’a assez dénigré toutes ces années en te traitant de damné poète, de Nerval du plancher des vaches. Elle l’a mérité ! Comme les autres ! Tu vas leur en faire voir ! Tu pourrais cacher sa mauvaise tête dans les allées de la Gloire ».

A présent, Jack se sentait fort. Ses bottes de caoutchouc noir s’enfonçaient dans les viscères. Le ronronnement du couteau électrique l’apaisa enfin. Il songea à l’histoire. En pensée, l’écran se noircissait déjà de signes à un rythme régulier. Des mots justes, des mots puissants, des mots implacables. Son esprit atteignait enfin une concentration maximale. Il expérimentait finalement la sensation de flow. Comme si son  énergie neuronale se mettait en mode laser. Il jeta le tronc dans le sac blanc, sans vraiment s’en rendre compte. Toute sa conscience était envahie par la couverture flamboyante de son futur best-seller :

Jack Van Steenkiste, La Fureur du Hasard, Mémoires du dépeceur de Boussu-Bois, éditions du Secret, Mons, juillet 2006.

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