La lettre qui suit est un faux maladroitement réalisé au XIXe siècle par un contrefacteur dont je tairai le nom. Je me bornerai à dire qu’il fut suffisamment puni pour avoir humilié le très naïf collectionneur que fut le mathématicien français Michel Chasles en lui vendant à plus d’une reprise, contre de fortes sommes, divers documents pour le moins frauduleux. Je l’ai trouvée ci Delvester, dans les caves du Codex Mundi, cette remarquable librairie où je cherchais un exemplaire des Lettres persanes de Montesquieu.

Zélis à Usbek, à Paris

Jamais passion n’a été plus forte ni plus vive en moi, mon cher Usbek, que celle qui ce matin me pousse à t’expliquer pourquoi l’on m’a jeté dans la prison funeste où je languis à présent depuis de trop nombreux jours.

Qu’ai-je fait pour en arriver là ? Telle est la question cruelle à quoi l’on m’a permis de répondre par écrit, alors même que j’avais sans détour exprimé mon intention de le faire sous la forme d’une missive qui allait devoir absolument te parvenir. Ce privilège que me fit hier mon geôlier, je le goûte aujourd’hui avec d’autant plus de volupté que l’on me tient ici à l’écart de toute compagnie et que dès lors je ne puis plus m’abandonner à l’unique plaisir que j’aurai tant convoité tout au long de mon existence : la conversation.

Voilà deux ans que Rica et toi, vous résidez dans ce pays lointain que l’on nomme la France et sans doute as-tu oublié que, l’année même de votre départ, commençait à se développer chez nous un jeu étrange dont personne ne savait encore qu’il Finirait par s’appeler le podobulla. Je te rappelle donc qu’il s’agit d’une activité, qu’au demeurant nous trouvions bien sympathique, toi et moi, qui consiste à faire s’opposer sur un vaste terrain deux équipes d’environ dix joueurs chacune. Mes ennuis ont d’ailleurs pris naissance le jour où l’on s’aperçut de ma blâmable ignorance : celle du nombre exact des personnes rassemblées pour que le spectacle soit possible.

L’adversité dans laquelle se plongent à cœur joie tous les participants, je maintiendrai qu’elle est on ne peut plus simple. Tous les partenaires d’un même camp s’échangent un ballon, le poussent d’un pied vigoureux, s’acharnent à le conserver entre eux et s’appliquent ainsi à le faire aboutir entre les deux poteaux qui se dressent au fond du camp de leurs ennemis redoutés. Au bout d’un certain temps, dont j’aurais mieux fait de savoir la durée précise, on déclare vainqueur le groupe des zélés qui, plus souvent que ceux d’en face, ont accompli cette tâche à vrai dire innocente. La récompense ? Un trophée qui, tout au moins dans les premiers mois, ne fut jamais qu’un modeste exemplaire de notre saint Alcoran.

Seulement voilà ! Dès la fin de l’année dernière, les plus hauts responsables de notre Grande Administration se sont à leur tour divisés en petites factions, estimant, je suppose, que le podobulla devenait un modèle de dynamisme dont eux aussi pouvaient après tout s’inspirer avec fruit. Et en quelques semaines, pour s’attirer les grâces du bon peuple adorateur de ce jeu d’abord aimable, ils ont rivalisé entre eux en se mettant à gratifier les gagnants de cadeaux de plus en plus somptueux. Les uns se proposaient de leur offrir une maison, des terres, un bateau ; les autres renchérissaient en promettant des esclaves, des concubines ou carrément tout un sérail. Et sache en plus que certains de nos nouveaux héros ont même été placés à la tête de l’une ou l’autre de nos colonies.

Dans de telles conditions, tu comprendras sans peine que le podobulla exerce à l’heure actuelle une fascination croissante, aussi bien parmi les gens qui se bornent à s’asseoir sur les gradins que du côté des athlètes qui se battraient pour le pratiquer, tant sont énormes, te dis-je, et selon moi disproportionnés, les bénéfices que désormais ce jeu dispense. Mais le plus curieux, mon brave Usbek, restera de constater que le peuple ne s’indigne aucunement de ne jamais recevoir la dixième partie de ces largesses – dont il est en mesure pourtant d’observer qu’elles sont possibles de la part de nos gouvernants.

Cela dit, les premiers à s’être interrogés, tout de même, sont les soldats de notre Perse tant aimée, puis les théologiens, les philosophes, les mathématiciens… Ceux-là ont remarqué que non seulement ils recevaient de moins en moins, mais qu’en outre, lorsqu’un des leurs venait à passer dans l’au-delà, on refusait dorénavant d’immortaliser son nom en l’attribuant à la rue principale d’un nouveau quartier de Téhéran, par exemple, ou à telle forteresse récemment construite. Eh ! oui. C’est ainsi. À telle enseigne que, tu l’imagines, ce qui devait arriver arriva. Le podobulla compte aujourd’hui bon nombre d’adversaires, Usbek, lesquels multiplient à son endroit des saillies quelquefois virulentes. Il n’empêche qu’aucun d’entre eux ne court le risque de se faire incarcérer. On écoute même leurs critiques. Parce que, vois-tu, elles permettent l’organisation de grands débats en plein air, qui de surcroît sont d’autres spectacles, non moins passionnés dans certains cas, et ceux-ci de toute manière se retournent toujours contre cette pathétique minorité d’esprits pourfendeurs.

Non, les seuls que l’on accable sérieusement sont les très rares individus dans mon genre. Ceux qui n’ont pas besoin de mouvement extérieur pour se sentir vivre sans que l’ennui les menace. J’ai eu le malheur de le dire à quelques-uns l’autre jour, tandis que je buvais un thé en bordure de la place du marché aux épices. Quelle erreur inexpiable ! Te rends-tu compte ? Oser se déclarer insensible au podobulla, alors que chacun se doit d’avoir en cette matière un avis clair, enthousiaste dans un sens ou dans l’autre. Mais ne pas en avoir, voilà ce qui ne pardonne pas, voilà l’intolérable exception. Oh ! pourquoi de ma part une telle indifférence ? J’avoue que j’eusse été plus prudent en la gardant muette. Le mal est fait cependant. J’ai commis le crime de dire à quatre ou cinq hommes, parmi lesquels se trouvait un espion, qu’ayant passé mille et une nuits à découvrir les secrets du difficile métier de vivre, je n’éprouvais plus du tout la nécessité de me divertir. Mon arrestation fut immédiate.

Quoi qu’il en soit, m’est-il encore possible de sortir de prison ? Bien entendu. Il suffirait que je me forge enfin, comme tout le monde, une opinion à propos du podobulla. Et si je t’écris, mon noble ami, c’est que je suis en instance d’y parvenir. La semaine dernière, ce jeu terrible a fait de très nombreuses victimes. Les gens se sont battus à mort pendant des heures. Et dans les deux jours qui ont suivi, les hauts responsables de la ville d’Ispahan ont fait dresser la liste des dégâts matériels occasionnés par ce gigantesque pugilat collectif au cœur même de l’enceinte où paraît-il les gloires de ce temps se décident, et figure-toi qu’ils ont choisi de faire procéder à toutes les réparations jugées urgentes en utilisant l’argent qui devait normalement servir à l’entretien de nos écoles coraniques. Là, c’en est trop, si bien que moi aussi j’en arrive à considérer que la coupe est pleine.

En conséquence, mon cher Usbek, je vais sous peu me libérer moi-même en acceptant de prendre position contre ce qu’est devenu le podobulla depuis que tu as quitté la Perse en compagnie de notre bien-aimé Rica. La controverse ne m’intéresse pas en soi. Mais en faisant croire que je n’y suis plus indifférent, mon geôlier me laissera partir et je pourrai bientôt me mettre à dispenser confidentiellement des cours auprès de nos enfants. L’essentiel n’est pas ailleurs pour l’avenir de ce pays, où tous les tiens déplorent ton absence et s’engagent à fêter ton retour en se prosternant à tes pieds.

D’Ispahan, le 7 de la lune de Chalval, 1713

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