Le football et les intellectuels, c’est comme la publicité pour le lait. Des hommes et des femmes à la moustache blanche affirment « Moi ? Non ! ». Pas bu, pas vu. Très chic de soupirer « Quel ennui, on ne nous parle plus que de ça », plus chic encore « Moi je n’ai pas la télé, alors… », enfin d’organiser le dimanche soir de la grande finale un dîner d’anniversaire, auquel les amis ne peuvent se soustraire, mais qui les met sur des charbons ardents. D’ailleurs la conversation traînait ce dimanche 12 juillet 1998 chez Sven, on parlait de tout sauf de « ça », on évoquait mollement un livre qui devait sortir à la rentrée (une expression qui m’a toujours divertie, « sortir à la rentrée », il n’y a qu’en littérature qu’un truc pareil soit possible !), on dissertait à propos d’un roman que son auteur aurait intérêt à totalement réécrire, on convoquait des confrères qu’on ne traitait pas toujours comme des frères, jusqu’au moment où, tandis que notre hôte nous servait une délicieuse tarte aux fruits de mer, l’invitée portugaise a osé sortir à voix haute, quasi comme une incongruité, « Où en sont-ils, pensez-vous ? ». Personne pour lui demander de qui elle parlait, « ils », c’étaient, bien sûr, les garçons au ballon. Du coup, la conversation s’est animée, les invités sont sortis de leur léthargie polie, les propos se sont entrechoqués. L’invitée portugaise défendait le Brésil, à elle seule, elle était bruyante comme tout un stade, tandis que l’invitée belge (flamande bilingue, nièce d’un grand écrivain de Missembourg) penchait plutôt en faveur de la France. Moi, j’étais pour les Brésiliens parce que ce sont des enfants pauvres que le foot a sauvés (argument de femme) tandis que si les Français gagnaient, ils seraient encore plus prétentieux qu’avant (argument mixte), mais secrètement j’étais convaincue que les Français allaient gagner (j’aurais dû parier) parce que j’avais observé leur jeu, et que je suis experte en foot. Mon grand-père, J. Keil, était le Président d’honneur du club de football de Libramont, non pas parce qu’il s’y connaissait, mais parce qu’il avait des sous, il aimait être « président d’honneur » d’un tas d’associations comme Monsieur Beulemans, oui, dans mon enfance, j’ai assisté à des matches avec mon grand-père, dans la tribune centrale, d’où on voit bien, mais comme depuis quelques années je lutte contre l’esprit de ma famille maternelle, « l’esprit Keil », qui n’est que casse-plaisir et empêche-jouir, j’ai renié, jusqu’à ce dîner chez Sven, mon pervers intérêt pour le ballon rond. Par bonheur, des femmes ont osé exprimer leur curiosité, alors, afin de calmer l’invitée portugaise, un des hôtes a écouté la radio, le temps d’apprendre le score : trois-zéro pour la France, il est revenu dans la salle à manger et l’a annoncé au moment du dessert, une compote de figues à la crème, quelle compote de cris justement !, la Portugaise croyait à une mauvaise plaisanterie, elle hurlait comme Saint-Denis et Sâo Paulo réunis, l’invitée belge l’encourageait en douce, j’ai remarqué que l’invitée uruguayenne était blanche d’épuisement, elle ne supportait plus les cris de l’invitée portugaise, elle m’a jeté un regard complice du style bien-fait-pour-sa-…, elle-n’a-plus-qu’à-se-la-saouler. Les femmes entre elles, on sait. Les invités masculins nous écoutaient sans intervenir.

Au moment où j’écris cela, j’entends à la radio que le directeur sportif de l’équipe Festina a été inculpé. Un sport chasse l’autre, mais le Tour de France est mal parti. Et je m’y connais en cyclisme. Et comment s’appelle celui qui, depuis Lille, a fichu le Tour de France en l’air ? Celui qui a découvert l’Amérique après tout le monde, qui a inventé l’eau chaude alors que chacun s’était déjà servi une tasse de thé ? Celui qui a fait pleurer Richard Virenque et sa maman ? Je vous le donne en mille : le juge Keil !

Quand je vous disais que ma famille maternelle n’en ratait pas une !

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