Depuis le sommet de la tour Panoptic

Jean-Louis Lippert,

« Lourd est le souvenir ; comme dit le Poète, venez donc écouter le témoignage unique et sensationnel de nos artistes sous le grand chapiteau de l’au-delà ! »

Voici que le chaos de mes voix se libère et prend toujours davantage la forme visible d’un insecte charognant cette vitre noire au sommet de la ville. Toi aussi, tu aimerais bien lancer un message venu de l’autre monde aux vivants, pas vrai ? Si nos voix intérieures semblent venues d’ailleurs, n’est-ce pas que Tailleurs est peuplé de nos voix ? Voix d’un homme et d’une femme vieilles de cinq cents ans ; voix de mon père, de ma mère et d’un autre homme le 26 juillet 1953. Faut-il embaumer les cadavres d’un père et d’une mère que l’on porte en soi ? Laisser pourrir leurs squelettes au placard de la mémoire ? Ou boire un coup à leur santé pour les ressusciter ?

Je me suis réveillé en sentant la sève de l’alcool se frayer un chemin hors les os de mon crâne, jusqu’à me déchirer le masque du visage. Peut-on conserver gueule humaine au fond de pareilles ténèbres ? Il me faudrait tes yeux aux mille faces pour y voir clair dans ce tissu de mystères… Car tu en as vu, pas vrai, depuis un demi-millénaire ? Ne m’en veuille donc pas si j’en profite pour t’offrir une histoire à n’en plus finir, cette histoire infinie de ma vie à laquelle je travaille depuis cinquante voire cinq cents ans. Sans avoir acquis la sensation d’être jamais né. L’ombre d’avant ma naissance n’est-elle pas illuminée par ce type qui poursuit son pèlerinage bien après sa mort ? Mais je m’en voudrais de t’interrompre, car je sens bien que tes antennes captent des messages inaccessibles aux micros et caméras les plus perfectionnés de cet édifice. Or il n’est rien d’humain qui soit étranger à la tour Panoptic et à ses mille milliards de mouches électroniques. Pourquoi parler encore de puces, quand c’est bien de toi et de tes pareilles qu’il s’agit ma belle, toi dont dérive le mot mouchard ! Pardonne-moi si je te taquine sans raison. Ou plutôt… Des antennes à la queue, je te sens envahie d’une brume de rêves nocturnes, sans forme ni nom. Chercherais-tu à renouer le fil de mon histoire, attentive aux échos de mes voix les plus intimes ? Serais-tu prête à me transformer tout entier en cette scène gravée dans une mémoire d’avant la mémoire, ou même en un infime détail de cette scène, par exemple en l’une de ces milliers de mouches qui dévoraient le cadavre de mon père pendu dans un arbre et criblé de balles non loin d’une caserne militaire, la nuit du 26 juillet 1953 ?

« Laissez-vous tenter ; Messieurs-dames, par l’histoire véridique de nos personnages, une histoire terri****************************************************************************************************************************************************************************************************************************************************************************************************chimères vaticinant encore par les chemins du mythe et de la légende.* Rideau ! Que l’engloutissent à jamais les coulisses du grand cirque, ce vieux guignol ployant depuis des millénaires sous sa voûte astrale. Ciao, l’ouranophore !…

Vraiment, ton message m’épate. Quelle précision dans le choix des mots ! Je connais plus d’un manieur du verbe qui envierait ton aisance langagière. Sais-tu que ces antennes sont des terminaux plus efficaces que tous nos bidules ? Que tes yeux pourvus de mille objectifs mobiles et tes autres outils naturels ridiculisent nos machines les plus performantes, quand celles-ci veillent à ce que l’organisme social obéisse docilement aux injonctions de la tour Panoptic ? Et si tu étais toi-même l’un de nos robots miniaturisés, programmés pour capter des signes échappant aux sens du commun des mortels ?

« Par la grâce du Ciel ! Messieurs, Mesdames entrez ! Ne prêtez aucune attention à mes pensées secrètes… C’est moi qui vous présente le grand cirque, alors daignez plutôt écouter ma voix dans le micro, celle d’Eva de Cuba sous les projecteurs de l’au-delà… »

Quel meilleur hommage pour ce gusse d’Anatole, qui prétendait vous bégayer sur la piste aux étoiles une parole de l’errance imprévisible, sous le signe d’une prise de risque absolue. Sirènes et klaxons de la ville font silence au moment de sa chute, leur tourbillon se fige en soudaine syncope de la rotation planétaire. Mais combien de sourdes rumeurs acclament son agonie… Qu’il plonge dans le gouffre amer, ce clown qui croyait soulever l’univers avec son numéro du Titan condamné par l’Olympe ! Il disparaît au regard des caméras satellitaires, le fou qui s’était pris pour un aède grec, frère de Prométhée… À leur double mémoire, les dieux brandissent au ciel une coupole de nectar, où danse la constellation des Pléiades.

Qu’est-ce que tu me bourdonnes encore ? Voudrais-tu, de l’aède, ressusciter l’archaïque magie verbale des temps primitifs ? User, comme lui, d’un langage ensorcelé de pensées moustiques ? Voilà que par ta faute, chère cybercitoyenne hip-hop, je commets un grossier lapsus ordinatoris… Excuse-moi, je voulais parler de pensées mystiques. À l’heure où tout se mesure en gigabits, en milliards d’informations par seconde, je vois que toi aussi, grâce à tes capteurs, tu accumules des données, des informations précieuses, qui assurent davantage ta survie que ses propres organes sensoriels ne lui permirent de le faire à un homme cette nuit… Mais laisse-moi donc te monter sur les ailes pour ne plus macérer dans ce jus putride.

N’est-ce pas la dictature des diptères que tu prophétises, annonçant à l’espèce humaine un futur semblable à celui des insectes si elle continue d’obéir aux ordres de la tour Panoptic ? Mouches guerrières ivres de sang, mouches prêtresses bénissant les bombes, mouches soûlardes qui bourdonnent sur les tombes, mouches de cirque, mouches savantes, mouches prostituées du corps et de l’esprit, mouches esclaves et mouches expertes en tyrannie, mouches enculeuses de mouches, mouches pondant leurs œufs dans l’âme de chaque enfant.

Comme l’aède j’habite les limbes et je naviguerai sur ton dos la nuit d’après sa vie comme celle d’avant ma naissance, la nuit sans aurore ni crépuscule de ces êtres qui n’ont pas vraiment existé. Quel avenir dans l’au-delà de son âme et de la mienne ? Quel salut spirituel ? À moins que nous soyons les âmes de mon père et de ma mère demeurées en vie depuis le 26 juillet 1953…

Sur l’île de ma naissance, au-delà du couchant, les Indiens taïnos comptaient jadis la première heure du jour à partir de l’instant où pointait l’aube à l’Orient. Selon cette méthode, cela fait une éternité d’heures que, le jour ne venant pas, nous sommes à zéro heure, donc hors du temps. Nulle part. Comme dut l’être mon père voici un demi-siècle, un demi-millénaire. Mais la tour Panoptic ne prend pas au sérieux ce qui était l’expérience essentielle des peuples primitifs : la présence des esprits. L’esprit de mon père qui me regarde sur cette photographie au mur. Animé d’un mystère sauvage, même sans sa parure de jaguar. Et ces mots de lui qui me viennent. Ces mots que moi-même je ne peux comprendre, et qui me font mal.

J’ai changé les destins de Cristobal Colon et de Fidel Castro.

C’est ce que mon père aurait pu dire, il y a cinquante comme il y a cinq cents ans. J’observe sa photographie au mur de mon bureau. La gueule d’Abel de Loyola était une parfaite combinaison d’amiral de la Mer océane et de guerrier barbu des Tropiques. Tout se mélange en moi dans le bruit de tes ailes. J’entends encore la voix dont on a l’impression qu’elle provient du néant, d’un vide obscur où rien n’existe plus en dehors d’elle. C’est avec tes yeux que prendront forme désormais toutes mes visions, avec tes antennes que je survolerai la ville où je vois un damné sourire aux flammes du canal.

* effet inopiné d’un bombardement par la Centrale Panoptic

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