Il l’a vue à la télé, cette silhouette déplaisante, sans élévation malgré sa hauteur, comme incapable de s’arracher à la boue des tranchées, aux stagnations saumâtres qui ont baigné son pied. S’assemblent sous cette croix, ces initiales dont il ignore le sens mais qui d’instinct le révulsent, des troupeaux vomissant le français. Comme dans ce film à la télé, où une secte d’hindous se prosterne devant Kâli avant d’étrangler tout le monde et son frère. Ça fout les jetons mais c’est du cinoche, les troupes anglaises accourent liquider ces fanatiques, sonnez clairon, taratata. On peut rêver ce genre de happy end avec leur tour et ses vociférateurs.

N’empêche que tomber dessus au détour du chemin…

Enfin, détour… Au sortir de Dixmude, la route fend droit les polders, avec au bout la mer, terminus tout le monde descend. Yvan franchit un pont, tourne à gauche le long de l’Yser et se gare sur un parking vide. Puisque ses roues l’ont amené ici, autant ne pas rouler idiot.

Des nues déchiquetées se bousculent en pagaille. À peine a-t-il entrebâillé la portière qu’un coup de vent la reclaque. Il attend que ça se calme, s’extrait de la 206 et va faire des moulinets sur la rive.

Un fleuve, ça ? La rigolade ! Pas pour rien qu’ils ont dû inonder en 14, avec une bonne perche les Boches sautaient par-dessus ! Il se souvient du cours d’histoire, l’héroïque armée belge et son Roi Chevalier, C’était un soir sur les bords de l’Yser, un soldat belch’ qui montait de faction… Ils braillaient, le prof était furax mais n’osait rien dire, c’est lui qui exigeait l’entrain patriotique. Et d’en remettre une couche, l’argent n’est rien pour un vrai soldat belchchch’

Il fredonne en se dirigeant vers le portail monumental surmonté d’un « PAX ». Fermé le 24 décembre, en plein centenaire… Bah, la haie n’est pas haute, un coup d’œil et basta ! Il y a même des trous par lesquels se faufiler, mais quand on ne pète pas un mot de flamand… Le prendraient pour un saboteur ! De toute façon rien de mirobolant, pelouses, chemin dallé, une espèce de mausolée avec la même inscription, AVV-VVK… Un bonhomme, immobile sur une passerelle, casquette et pardessus, mains cramponnées à la rambarde, contemple sous lui un marigot planté de joncs. Il finit par se décoller, revient au parking et se faufile à travers la haie. Au passage, il glisse un sourire et une phrase à laquelle Yvan répond d’un hochement de tête. C’est un vieillard, barbiche et tignasse grises coulant des oreillettes, qui décadenasse un pesant vélo noir.

Mais à l’instant où il l’enfourche, une bourrasque le jette au sol. Il veut se relever, le vent se déchaîne, les arbres s’envolent, des branches fusent. Yvan se précipite. L’un soutenant l’autre, ils titubent courbés vers l’abri du portail. Le vieux se confond en remerciements, Yvan fait signe qu’il n’y pige goutte. L’autre poursuit dans un français puriste :

— Je ne sais comment vous remercier, Monsieur, sans vous je serais dans de beaux draps, ou plutôt je n’aurais jamais pu y être. Et si ce n’est abuser, auriez-vous un téléphone portable ? J’ai laissé le mien à l’hôtel. Je n’y parviendrai jamais à bicyclette, il me faudrait un taxi. Bien sûr, je vous rembourserai la communication…

— Votre hôtel est à Dixmude ?

— Non, à mon âge on préfère le calme. Une maison d’hôtes en rase campagne, à une lieue en descendant l’Yser, près du pont de Tervate.

— Si vous voulez, je fourre le vélo dans le coffre et je vous dépose…

*

Le petit salon du Huize Koning Ridder offre un confort désuet, buffets de chêne et vieux étains, profusion de tapis couvrant les tommettes, papier peint aux médaillons vert et or, velours assorti des rideaux qui étouffent les coups de boutoir de la tempête. Enfoncé dans le cuir souple d’un club, chevilles sur un repose-pieds, il offre ses espadrilles aux flammes dans la cheminée, ses yeux aux poutres dont la fumée a patiné le roux, ses lèvres à une Stille Nacht cuvée 2011. « La meilleure bière de Noël, qui bonifie avec l’âge comme un bon vin », a pontifié le vieux en lui en offrant une. Cuivrée, crémeuse, à la fois douce, puissante et fruitée avec un soupçon d’amertume, elle et la tornade qui déferlait ont convaincu Yvan de se rendre à l’insistance de celui qui le nommait son bienfaiteur, non personne ne l’attendait et non il n’avait réservé nulle part, les hôtels seraient bondés, les menus exécrables, du cheval mariné jouant les filets de biche. Tandis qu’ici, le patron connaît le nom de la dinde qu’il rôtit, la même que lui et sa famille dégusteront. Nous sommes dans une ancienne ferme en activité depuis le milieu du dix-huitième siècle, mais ça devenait lourd, aucun gosse ne prendrait la relève, ils ont vendu les terres et conservé les bâtiments, avec un potager bio, une serre, une basse-cour, des lapins, quelques porcs, les chambres et la table d’hôte, la location de vélos…

L’âcre du bois qui brûle se mêle à un lointain fumet de cannelle, girofle et herbes aromatiques. On sonne. La porte d’entrée file un coulis humide, une bûche projette en représailles une fusée d’étincelles, on s’engouffre, s’exclame, s’embrasse, puis les voix meurent dans les entrailles du bâtiment, silence et chaleur se refont douillets. Yvan sent qu’en prenant la fuite, il aspirait à une paix de cet ordre.

Le cadet de la famille dresse la table dans un angle. Ronde, avec trois couverts étincelants, ils ne seront pas que deux à table. Tout miel avec le vieux, il s’est appliqué à ne pas comprendre Yvan quand celui-ci est redescendu après sa douche. Les bouteilles vides traînaient encore sur le comptoir, il a fallu les désigner pour que l’autre le serve d’un air pincé.

Dans son dos, l’escalier craque. Le vieux devise en flamand avec une femme noire ou peu s’en faut, plus de café que de lait, cheveux défrisés retenus par un ruban chair, du moins la chair de par ici… La soixantaine, pas canon mais pas moche, un tantinet replète, visage sérieux de prof à lunettes. Elle fait signe au jeune homme qui fronce les sourcils, se tourne vers Yvan et lui demande en français, désignant son verre, s’il prendra la même chose. Toujours aussi buté, l’autre apporte les trois Stille Nacht.

En s’installant elle se présente, Léocadie Müllheim, appelez-moi Léo. Exotisme inattendu, ni plus ni moins que le sien :

— Yvan Radovic.

« Herman van Hoelbeek », susurre le vieux avec une courbette.

À peine s’il ne fait pas le baisemain.

*

— Je tenais juste debout que mon père m’emmenait au cimetière militaire de Keiem et à la Tour de l’Yser. Chaque année, le 23 octobre, jour où son propre père avait été tué en contre-attaquant les Allemands qui avaient franchi à Tervate. Lui-même était alors dans le ventre de ma grand-mère et la mobilisation avait reporté le mariage à une permission qui n’est jamais venue. Ils étaient limbourgeois, le front a les vite séparés… Après l’armistice, honte lavée par la croix d’honneur, ma grand-mère a refusé tous les partis qu’attirait la fortune familiale et a instauré ce pèlerinage annuel. Dernier de la famille, j’en perpétue la tradition. Mais j’ai manqué le centenaire, en octobre j’étais à l’hôpital…

— Rien de grave, j’espère…

— Après ce qu’a subi cette contrée, le grave et le bénin… Mais vous, chère Léo, est-ce l’ouragan qui vous a soufflée dans ce pays perdu pour une veillée de Noël ? Ou avec un patronyme comme le vôtre, puis-je imaginer un ancêtre dans les tranchées ennemies ?

Une pointe de dérision se mêle à un sourire d’une étrange gravité : « Mon père est alsacien, je l’ai rencontré dix minutes, le temps d’apprendre de sa bouche que mon existence ne l’intéressait pas. Nous n’avons pas abordé la saga de sa lignée. Ma mère appartenait au camp adverse, mais sans le vouloir ni le savoir. Elle était rwandaise, et le Rwanda colonie allemande.

— Si ce n’est indiscret, que peut faire en ce milieu de nulle part une Rwando-Alsacienne ? Qui de surcroît parle à merveille nos deux langues nationales et même le dialecte de cette région que moi-même je comprends à peine, je vous ai entendue avec le fils des patrons…

— Nos trois langues nationales voulez-vous dire, je connais l’allemand, sans compter l’anglais. Je le dois à la défaite du Kaiser et au traité de Versailles qui a placé mon pays d’origine sous mandat de l’actuel. L’auteur de mes jours commerçait à Kibuye, sur le lac Kivu. Il a entraîné une Tutsi dans sa couche et lui a fait une mulâtresse, terme dérivé d’un mot espagnol désignant le rejeton d’un cheval et d’une ânesse. Quand il est reparti en Alsace, l’administration belge m’a arrachée à ma mère pour me confier à une institution religieuse, à Save, trop loin de Kibuye pour qu’elle puisse, non me rendre visite, c’était interdit, mais ne fût-ce que m’apercevoir à la sauvette. Il fallait faire de nous de fervents chrétiens et une élite à la dévotion de la Belgique. On nous a donné une bonne éducation en nous inculquant le mépris des Noirs en même temps que notre infériorité par rapport aux Blancs. J’y ai séjourné de ma cinquième à ma dixième année. À l’approche de l’Indépendance, officiellement par crainte de violences à notre égard, on nous a envoyées en Belgique par avion militaire et dispersées dans des instituts religieux puis des familles d’accueil, pour la plupart flamandes parce que le prêtre qui organisait notre évacuation était de cette ethnie. On m’a attribuée à un magistrat de Furnes dont la très catholique épouse désirait une fille après deux garçons nés par césarienne, ce qui lui interdisait toute grossesse ultérieure. J’ai donc poursuivi mes études en néerlandais, tout en cultivant le français qu’on m’avait inculqué à Save. Puis les langues germaniques à Leuven devenu vlaams, un doctorat à Louvain-la-toute-Neuve, et je suis pour une semaine encore chargée du cours de néerlandais à l’université de Lille…

— D’où ce retour au quasi-bercail pour la veillée de Noël ?

— À l’heure de prendre ma retraite, j’ai senti le besoin d’une sorte de… pèlerinage, diriez-vous. Mais je n’avais pas de géniteur, fût-il non licite, mort au champ d’honneur. Quand le ministère des Affaires étrangères a ouvert ses archives, j’ai pu découvrir qui était ma mère. Pour mon père, les recherches ont été plus ardues, je ne porte pas son nom mais celui de sa ville natale. C’était fréquent à l’époque, il ne fallait pas laisser de traces. Je suis allée au Rwanda, ma mère avait disparu en 1963, lors du Noël rouge où des milliers de Tutsis ont été massacrés sous les yeux benoîtement fermés de l’Église catholique. Tuée, réfugiée au Congo, nul n’a pu ou voulu me le dire. Quant à mon père, vous le savez déjà, il ne m’a pas reconnue. Je n’ai pas conservé d’excellents souvenirs de ma famille d’accueil, vous me trouverez ingrate et peut-être était-ce de ma faute, ce serait long à expliquer. Le seul que j’aie vraiment aimé, Nonk’l Stijn, un oncle de ma mère adoptive, la scandalisait en s’affirmant socialiste, pacifiste et libre-penseur. C’était un tonnelier. Il peignait, aussi, des paysages de son cher Westhoek, toujours brumeux, comme si l’ypérite ne s’était pas totalement dispersée. Il m’emmenait à travers la campagne, ses poumons requéraient le grand air pour avoir inhalé des gaz peu avant l’offensive de septembre 18. À l’école et à la maison, le dialecte était proscrit. C’est lui qui me l’a appris, un secret entre nous. J’éprouve encore la sensation de sa main pressant la mienne quand j’avais prononcé à son goût. Il est mort subitement après mon entrée à Louvain-la-Neuve. On ne me la pardonnait pas, on ne m’a pas avertie, je n’ai pu assister à l’enterrement. Ses tableaux ont été répartis, je n’en ai pas reçu. Tout ce qui me reste de lui, c’est un tonnelet à Porto qu’il m’avait offert. Je lui dois les moments les plus heureux de mon enfance. Peut-être les seuls. Alors, j’ai voulu me recueillir sur sa tombe… Mais vous, Yvan, quelle étoile vous a guidé jusqu’à cette crèche ? »

Que répondre ? Trop lourds à la mémoire, ces Noëls avec parents et beaux-parents, les deux gosses puis les petits-enfants, sapin, dinde, cadeaux à déballer, chaud dans la maison, chaud au cœur… Mère, belle-mère et sa Josefa, qui officiaient dans le chœur paroissial, entonnaient des chants de Noël puis des traditionnels siciliens, il se sentait bouleversé à chaque fois. L’an dernier, sa fille avait invité papa veuf depuis six mois, les ados ont fait le bisou puis sont partis chez les copains, le mec du moment a plastronné, il a tenu jusqu’à minuit, puis… Ah non, pas de messe… Il n’y avait assisté que pour ne pas faire de peine à sa mère puis à Josefa, générations de Siciliennes dévotes… Au printemps, la banque où il travaillait a dégraissé, il faisait partie du gras, préretraite et pas fâché de ne plus devoir jouer les « conseillers personnels », conseillant ce qui rapportait à la boîte… Puis sa fille mutée à Genève, corvée Noël refilée au frangin dont la femme veut décompresser aux Canaries… Mais qu’ils y aillent, un peu de solitude ne le tuerait pas, une tranche de foie gras, une bonne bouteille, une vidéo… Il avait même déniché un tout petit sapin en plastique, avec boules et guirlande. Mais ce matin, au super, Sinatra et Crosby rêvaient d’un White Christmas, écouté année après année en décorant l’arbre. Le sien lui a paru d’un coup si grey qu’il a laissé le caddy en plan, sauté dans la 206, filé au petit bonheur vers un juillet de son enfance à Middelkerke…

— À votre petit bonheur, mais au grand mien ! Sans vous…

Ils trinquent et plongent dans les croquettes aux crevettes que le jeune homme vient d’apporter. « Savoureuses, onctueuses, un régal », se réjouit Herman qui a suggéré de se passer de vin et de poursuivre à la bière de Noël, brassée à deux pas chez les Dolle Brouwers, des brasseurs fous. Mais en gardant raison, elle titre ses douze degrés ! Entre deux bouchées, il se tourne vers Yvan : « Et donc, je dois notre providentielle rencontre au hasard, vous n’aviez rien à commémorer à la Tour de l’Yser, hormis vos souvenirs de vacances !… »

— Je ne sais même pas ce qu’ont fait les miens en 14. Ma mère est originaire de Sicile, mon père est arrivé de Yougoslavie en 45 pour travailler dans les charbonnages.

— Serbe, Croate, Slovène ?…

— Il n’en a jamais soufflé mot. Quand la guerre a éclaté, là-bas, j’ai voulu savoir. Il était sous oxygène, la silicose vaut l’ypérite. Il a balayé d’une main irritée. J’ai insisté, nous avions visité la Sicile de maman, pourquoi pas la Yougoslavie qu’on disait si belle ? S’il y avait remis les pieds, a-t-il daigné répondre, Tito l’aurait fait fusiller… Il a refusé de me dire pourquoi. Et après la mort du dictateur, il était déjà trop pris des poumons pour un pareil voyage, du côté de Sarajevo…

— Sarajevo ? Eh mais nous y voici, le fameux coup de pistolet aux dix millions de morts, sans compter les soixante autres millions de la Deuxième boucherie mondiale, prolongement de la première !

— Et le million de Tutsis rwandais victimes du génocide, qui n’aurait pas eu lieu si les Belges n’avaient supplanté les Allemands au Rwanda et attisé la rivalité entre Hutus et Tutsis…

— Très cher Yvan, bienvenue au club !

*

Ils ont fait chère succulente, un peu trop bu, vers onze heures trente le jeune homme, desservant, a demandé au seul Herman s’il pouvait accompagner sa famille à la messe de minuit. Avant de le laisser partir, ils ont commandé une ultime Stille Nacht. Les moteurs des voitures ont un instant couvert les rugissements du vent.

— J’ai l’impression que ce garçon nous déteste, Yvan et moi…

Toute la soirée, il a servi Herman avec déférence, détournant ostensiblement la tête pour poser ensuite les deux autres assiettes.

— Sans nul doute. Yvan, pardonnez-moi, parce que vous correspondez trop à sa catégorie mentale du francophone méprisant notre langue. Et vous, Léo, parce qu’une femme noire polyglotte maîtrisant son dialecte met en pièces trop de certitudes quant à sa supériorité innée. Je suis sociologue, professeur émérite à l’université de Gand, j’ai passé ma vie à étudier les mythes qui constituent le ciment de tout groupe. Ce jeune homme, comme bien d’autres hélas, en est pétri. N’oubliez pas que le nationalisme flamand a émergé il y a cent ans sur le front de l’Yser. Il y avait à cela mille excellentes et nobles raisons, mais pour le populariser il a fallu en fabriquer une exécrable, le bon soldat flamand tué parce qu’il ne comprend pas les ordres en français. Mon grand-père inconnu était universitaire, nommé chef de peloton après la retraite de Namur. Dans quelle langue a-t-il ordonné l’assaut qui l’a tué ? En néerlandais, l’idiome de l’ancien occupant ? Très peu le parlaient ! En flamand ? L’oncle Stijn de Léo n’aurait pas compris son dialecte limbourgeois ! Tout naturellement en français, la langue parlée dans sa famille et son milieu, du temps de mon père encore, et que j’ai cultivée tout en adoptant le néerlandais. Mais si ses hommes avaient été wallons, ils ne l’auraient pas compris davantage, eux qui ne savaient que le borain, le verviétois, le picard. Les historiens des deux régions ont eu beau décortiquer ce mythe, il fait toujours le fonds de commerce de politiciens de bas étage. La Flandre vaut mieux que cette falsification de l’Histoire, ce mépris de l’autre, cette crispation sur l’or de son nombril. Je me proclame flamingant, fier de mon peuple et de ma langue, conscient de ce que ce peuple, cette langue, ont été longtemps brimés et méprisés, avant tout d’ailleurs par nos propres élites. Mais également ouvert à la qualité des autres peuples et à la beauté de leurs langues. Je viens me recueillir chaque année à la Tour de l’Yser mais son slogan me révulse, qui l’empêche d’être un symbole de paix universelle. Tout pour la Flandre et la Flandre pour le Christ, sinistre clone du Gott mit uns ! Votre libre-penseur d’oncle, était-ce pour le Christ qu’il a pataugé quatre années dans la boue de l’Yser ? Et vous-même, Léo, les serviteurs de ce même Christ ne vous ont-ils pas arrachée aux bras de votre mère ? Mon peuple, ma langue sont souillés par ces mensonges et ces slogans vulgaires…

Léo se lève, marche à la fenêtre, soulève le rideau. La tornade plaque la pluie aux carreaux mais le double vitrage feutre ses hurlements.

— Ne laissons aucune vulgarité nous gâcher cette belle nuit. On est si bien, ici, avec pareille tempête au-dehors.

Yvan souffle à l’oreille d’Herman : « J’avoue qu’à l’école le néerlandais nous rebutait. Nous apprenions juste ce qu’il fallait pour monter de classe. J’en ai tout oublié. Mais ce soir, j’ai honte. À tel point que vous me donnez envie de m’inscrire à un cours du soir. »

— Qu’en feriez-vous ? Profitez de la retraite et laissez les générations prochaines forger un monde moins stupide. Qu’est-ce qu’un siècle en regard de l’humanité ? Pourtant, par rapport à ce que l’on subissait ici à l’hiver 1914, nous n’avons pas si mal progressé. À d’autres d’empoigner le témoin et de poursuivre la course !

Il s’appuie aux accoudoirs pour se redresser, tend son verre à Yvan, prend les deux autres, l’entraîne à la fenêtre, se place entre lui et Léo.

— Savez-vous ce qui s’est déroulé non loin, il y a juste cent ans ? Le front était inondé, les hommes exténués avaient tous perdu un frère, un proche, un camarade, ils étaient sans nouvelles de leur famille. À l’aube de Noël, les soldats britanniques ont été réveillés par un chant venu des tranchées ennemies, Stille Nacht, Heilige Nacht… Les Allemands avaient planté des sapins dans la boue. Ils sont sortis des tranchées, ont marché les uns vers les autres, se sont embrassés, ont échangé des cadeaux… En regard de cette lumière au plus noir des ténèbres, quelles qu’aient été nos souffrances personnelles, quelques griefs que nous ayons envers nos communautés respectives…

Léo lâche le rideau. Ils se retournent et tendent leurs verres en signe d’offrande à l’âtre où les braises rougeoient.

— Adolescente, moi aussi je chantais à la chorale. Stille Nacht est resté mon cantique de Noël préféré. Nous l’apprenions en flamand, français, allemand, anglais…

Elle se détache et entonne d’une voix sourde qui peu à peu s’éclaire :

Silent night, holy night,

Alles schläft ; einsam wacht

Cet enfant sur la paille endormi,

Wordt geboren in Bethlehems stal,

Sleep in heavenly peace,

Schlafe in himmlischer Ruh !

Les mugissements de la tempête semblent s’atténuer. On dirait sur la vitre la tendre haleine d’un âne et d’un bœuf.

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