Crime et châtiment

Alain Berenboom,

Poutine s’en voulait. Il avait le sentiment de s’être très mal tiré de son entretien avec le roi Philippe. Il croyait avoir si soigneusement préparé cette visite. Mais tout avait foiré. Il aurait mieux fait de s’inspirer de Staline qui obligeait ses visiteurs à vider des bouteilles entières de vodka jusqu’à ce qu’ils roulent sous la table. Comme on lui avait dit que le roi des Belges ne touchait pas à l’alcool, il lui avait proposé de l’Ovomaltine. Mais, à voir la façon dont il tenait sa tasse, il avait compris que le roi n’avait pas apprécié son geste. Peut-être même avait-il cru qu’on se moquait de lui. Les grands hommes sont parfois si susceptibles. Le portrait du roi Léopold II qui avait été ostensiblement affiché à la Douma quand le roi Philippe avait été invité à la tribune n’avait pas eu autant l’effet espéré.

Depuis que la Belgique avait annexé la planète Mars, tout le monde se pressait à Bruxelles.

Tout était arrivé si bêtement. Une expédition belge avait débarqué sur la planète rouge. Notre voisine n’intéressait plus les grands États, qui s’étaient lancés depuis quelques années dans une course effrénée à qui serait le premier à découvrir des mondes habités, dans des exoplanètes, tournant loin dans d’autres systèmes solaires. Plus modestes, les Belges s’étaient contentés d’expéditions scientifiques à l’économie. Coup de pot ! Au lieu du tas de rochers glacés que les robots russes et américains avaient annoncé, la planète rouge s’était révélée peuplée de petits hommes verts.

Lorsque les astronautes belges avaient mis le pied sur leur planète, ils étaient sortis on ne savait pas très bien d’où, telles des bulles de savon. Et s’étaient montrés incroyablement amicaux. Accueillant nos voyageurs avec des flonflons (on avait qualifié de musique, faute de mieux, les sons atroces qu’ils émettaient avec leur nez type grincement d’un ongle sur un tableau noir) et de la bière (des petits pots remplis d’un liquide blanchâtre et écumeux qu’ils avalaient en se tapant dans le dos). Tout ça était inattendu et sympathique jusqu’à ce que Flamands et Wallons se mettent comme d’habitude à se manger le nez sur le sort futur de la planète rouge.

Les Flamands avaient suggéré d’accorder l’autonomie complète à ses habitants. Il serait injuste, disaient-ils, d’obliger les petits hommes verts à se saigner aux quatre veines pour financer les dépenses de la Wallonie. Les francophones avaient souligné que le pays redeviendrait une puissance mondiale si Mars reprenait la place du Congo belge. Le roi Philippe avait prononcé un discours très controversé dans lequel, sans prendre expressément parti, il avait au détour d’une phrase rendu hommage à son aïeul, Léopold II.

Finalement, après des mois de palabres, son gouvernement prit le monde par surprise en organisant un référendum. Le résultat fut sans appel : 125 % des petits hommes verts demandèrent à être rattachés à la Belgique.

Il y eut bien quelques réticences d’une partie des États membres de l’ONU mais, grâce à l’insistance de la Russie, Mars devint belge. Restait le plus difficile. Où ranger la planète ? En faire une colonie ? Ce n’était plus à la mode. Une province ? comme le suggéra Poutine. Américains et Occidentaux n’en voulurent pas pour éviter un nouveau et fâcheux précédent.

Le chef des Martiens suggéra que sa planète forme une nouvelle commune de la région bruxelloise. L’idée lui en était venue lors d’une visite sur la Terre. De tout ce qu’il avait vu, deux choses l’avaient émerveillé, Brigitte Bardot lors d’une projection d’Et Dieu créa la femme à la Cinémathèque et l’Atomium. Dans les deux cas, ses petits yeux étaient littéralement sortis de leurs orbites.

Mais faire de Mars une vingtième commune de Bruxelles… Les politiciens belges se grattèrent la tête. Demandez-nous ce que vous voulez, dirent-ils, un peu gênés, au chef des petits hommes verts. Absolument tout. Sauf ajouter une nouvelle commune à Bruxelles.

En compensation de sa déconvenue, il fallut lui offrir l’Atomium, Brigitte Bardot ayant refusé catégoriquement une visite sur la planète rouge au prétexte que la sexualité des petits hommes verts lui rappelait trop celle de Sacha Distel. C’est ainsi que le fleuron de l’Expo 58 fut démonté, transporté en pièces détachées par fusée puis érigé sur les bords du canal de la Sérénité.

Ce que le Heysel a perdu en dépenses touristiques, la Belgique allait le gagner en richesses minières. Le sous-sol de la planète se révéla d’une abondance et d’une diversité imprévues, extraordinaires. L’Union minière se remit à fonctionner. Mittal s’empressa de rouvrir vingt-cinq hauts-fourneaux à Liège et Charleroi en échange du droit de s’installer sur les bords du canal de la Sérénité. Les dirigeants du monde entier se pressaient désormais autour de la Belgique pour obtenir des concessions et pour vendre leurs technologies et leurs matériels.

Conséquence inattendue, la Flandre suggéra timidement de renoncer à la régionalisation et de réunifier le pays…

Le président Poutine avait compté sur la reconnaissance de la Belgique pour que les entreprises russes bénéficient de contrats privilégiés. N’était-ce pas sa diplomatie qui avait obtenu à l’ONU le rattachement de la planète rouge à notre pays ? Mais les Belges se comportèrent en enfants gâtés. Le monde entier était à leurs pieds. Ils ne voyaient pas pourquoi ils lui feraient le moindre cadeau. Oubliant la formidable capacité de nuisance du président russe.

Dès le départ de la délégation belge, Poutine envoya secrètement sur la planète rouge un de ses émissaires, Oleg-Jan, formé jadis à Hasselt. La Belgique avait limité l’entrée sur le territoire de la planète rouge aux seuls Belges de souche, capables de prononcer le sésame « Schild en vriend ! » avec l’accent du Limbourg, de réciter une fable de La Fontaine en bruxellois ou de chanter Un’ p’tite gayole en wallon de Liège.

Oleg-Jan réussit l’examen d’entrée. Aussitôt à pied d’œuvre, il contacta le chef des Martiens et lui proposa de renverser son alliance avec les Belges en « stoemelings ». Si Mars devenait une province russe, après un nouveau référendum dont l’issue était assurée, le président Poutine promettait l’arrivée de Brigitte Bardot sur Mars. Négocier avec la star n’avait pas été facile. Mais il avait fini par la convaincre en s’engageant à transférer tous les phoques encore vivants sur la Terre dans les canaux de Mars. B.B. lui avait fait confiance. Les transferts de population, les Russes en étaient les meilleurs spécialistes de l’Histoire.

Une fois de plus, les Belges s’étaient fait avoir. À la suite de plusieurs manifestations de petits hommes verts, qui s’étaient mystérieusement découvert de lointaines racines slaves, leur chef avait organisé un nouveau référendum. 225 % des habitants de Mars avaient voté pour le rattachement de leur planète à la Russie.

L’Union minière tomba en faillite le lendemain et Mittal s’empressa la semaine suivante de fermer toutes ses usines wallonnes tandis que la Flandre réclamait une nouvelle réforme de l’État qui la détacherait définitivement de la Wallonie. Et le roi Philippe s’engagea à ne plus jamais faire allusion à son aïeul dont les portraits furent discrètement remis dans les placards.

Le jour où Brigitte Bardot débarqua sur Mars, Poutine était là pour l’accueillir. À peine était-elle descendue de la fusée que le chef des petits hommes verts se pencha vers le président russe.

« Qui c’est ce monstre ? », demanda-t-il en flamand (la seule langue de la Terre qu’il avait apprise. Oleg-Jan s’empressa de traduire). « Et où est Brigitte Bardot ? »

Poutine se rendit compte de la gaffe qu’il avait commise : comment un Martien pouvait-il savoir que, sur Terre, lorsqu’elles s’effacent des écrans, les vamps redeviennent des êtres humains ? Avant d’avoir pu trouver la parade, Oleg-Jan répondit bêtement que ce monstre, c’était Brigitte Bardot.

Le chef des petits hommes verts poussa un cri déchirant et, quelques secondes plus tard, la planète disparut aussi radicalement et aussi complètement que l’URSS.

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