Aphérèse (du grec aphaeresis) : chute d’un phonème ou d’un groupe de phonèmes au début d’un mot (opposé à apocope).

C’était il y a longtemps, très longtemps. La guerre battait son plein sur la planète, une fois de plus, une guerre mondiale dont on ne savait pas encore qu’elle serait la première et non la seule. On se battait partout : dans toute l’Europe, mais aussi en Asie, en Afrique et en Océanie. Du plat pays belge aux tranchées françaises, des montagnes des Balkans aux plaines italiennes, des savanes et des déserts africains aux îles nippones, sur terre, sur mer et même dans les airs. Partout, le feu, le sang et les terribles gaz semaient la mort et l’épouvante.

Comme si cela ne suffisait pas, la Russie qui participait activement à cette guerre se débattait, à l’intérieur de ses frontières, dans les soubresauts d’un mécontentement qui n’allait pas tarder à se muer en révolution. Émeutes et répression se succédaient dans l’Empire tsariste, puis dans la République socialiste fédérative soviétique de Russie. Les noms changeaient, le tsar était remplacé par d’autres chefs, les méchants devenaient les bons et inversement, des mots comme « bolchevique » ou « communiste » entraient dans les livres d’histoire, et aussi des noms : Trotsky, Lénine, Staline… La violence changeait de camp, mais le sang continuait de couler. On se mettait à parler de Russes blancs et de Rouges, les seconds traquant les premiers qui n’avaient d’autre issue que la fuite et l’exil.

C’est ainsi que Spiridon Sergueïevitch Raspoutine-Romanov, un homme aux origines incertaines et au patronyme aussi mystérieux qu’inquiétant, décida de s’en aller, lui aussi. Il avait la chance de jouir d’une jolie fortune de provenance inconnue, une sorte d’héritage dont nul ne connaissait la source, mais qui lui permit de distribuer autant de « cadeaux » que nécessaire aux fonctionnaires et autres camarades-communistes qui se trouvaient sur sa route, et d’assumer les frais d’un voyage et d’une installation en un ailleurs qu’il espérait meilleur. Avec son épouse Anastasia et leur petit garçon, un gamin âgé de huit ans prénommé Vladimir Spiridonovitch, il abandonna donc sans espoir de retour ses terres et sa datcha.

Il avait beaucoup hésité sur le cadre de sa nouvelle vie. La France, comme nombre de ses amis ? Il savait que la plupart des Russes blancs qui avaient fui leur pays s’étaient retrouvés là, dans le Midi pour la plupart. Ils y vivaient de la vente de leurs bijoux et autres œuvres d’art avant de finir chauffeurs de taxi, portiers d’hôtel ou musiciens de boîtes de nuit. Il y avait deux raisons à cet attrait qu’exerçait l’Hexagone sur les émigrés russes. La première était sa réputation sans doute surfaite de terre d’accueil et d’ouverture, et de « patrie des droits de l’homme ». Spiridon, quant à lui, avait tendance à se méfier d’une nation née à peine quelque cent trente ans auparavant (une paille, au regard de l’Histoire), au cœur d’une révolution au moins aussi sanglante et barbare que celle qu’il fuyait. Il se méfiait plus encore d’un peuple qui avait joyeusement décapité son roi et avec lui tout ce qui portait soutane ou particule. L’autre raison qui poussait ses compatriotes à choisir ce pays était la langue française. Tout Russe de bonne condition, en effet, avait plus ou moins été élevé par une gouvernante française, et lisait dès son plus jeune âge les philosophes des Lumières dans le texte.

Il réfléchit longuement, et arriva à la conclusion qu’il existait sur Terre un autre endroit où l’on parlait et écrivait le français. Un endroit moins turbulent et moins dangereux, dynamique, où il y devait y avoir moyen, pour un homme entreprenant et courageux, de s’établir et faire fortune. Un endroit où le climat n’était pas très différent de celui de la Sainte Russie tant aimée. Une terre de neige et de grands froids, d’espaces sans limites, d’hivers interminables et d’étés lumineux.

Il s’embarqua donc pour le Canada français, où il arriva après un voyage long et périlleux.

Dans un quartier populaire de la ville de Québec, non loin du port, il fit l’acquisition d’un bâtiment plus ou moins désaffecté qu’il rénova afin de le rendre habitable, épuisant ainsi ce qui lui restait d’économies. Il se posa alors la question de son avenir et de celui de ses proches. C’en était fini du servage et des rentes liées aux terres et aux fermes qu’il avait laissées derrière lui. Il lui fallait un métier s’il ne voulait pas se retrouver, lui aussi, chanteur de rue, violoniste faussement tzigane ou portier d’hôtel.

— Pourquoi n’ouvririons-nous pas un petit restaurant ? lui proposa son épouse. On pourrait proposer des plats simples et bon marché, mais nourrissants.

Il est vrai qu’elle cuisinait bien, et que les ouvriers qui travaillaient sur les docks constitueraient sans doute une clientèle fidèle.

Mais cela serait-il suffisant ?

Une autre angoisse d’ailleurs le tenaillait. Il craignait en effet d’attirer l’attention sur lui et d’être retrouvé par la police secrète ou par quelque fanatique qui n’auraient de cesse de le capturer pour le renvoyer d’où il venait, dans le meilleur des cas, ou plus probablement de l’assassiner. Quand on se nomme à la fois Raspoutine et Romanov, c’est un risque qu’il ne faut pas négliger. L’idéal serait de changer de nom, se disait-il souvent. Mais une telle procédure n’est pas à la portée du premier immigrant venu… Non seulement elle serait coûteuse, mais en outre il lui faudrait justifier sa demande de changement d’identité, ce qui constituerait une nouvelle façon d’attirer sur lui des regards curieux et hostiles. Et puis, quel nouveau patronyme choisir ? Ah, s’il pouvait inventer un quelconque produit dont le nom deviendrait célèbre ! Il pourrait alors l’accoler au sien propre, puis carrément remplacer celui-ci par l’autre, tout neuf et sans danger. Mais il n’avait pas une âme d’inventeur. Il n’avait d’ailleurs jamais rien fait de ses dix doigts, il faut bien l’avouer.

— Évidemment, cuisiner et servir les clients, c’est un travail que je ne pourrai pas assumer seule. Tu devras m’aider. Notre fils est encore trop jeune pour cela. D’ailleurs, il doit aller à l’école.

Il soupira. Pourquoi pas ? se dit-il. Il était bien révolu, le temps de la Sainte Russie et de l’oisiveté.

C’est ainsi que naquit, non loin du Saint-Laurent, un troquet à l’enseigne de La frite chaude, dont le serveur avait un étrange accent et des allures de grand seigneur. La nourriture était simple, populaire, grasse et, surtout, elle tenait bien au corps. Par les temps de froidure du long hiver canadien, tout cela constituait autant de qualités qui, très vite, firent la renommée de « monsieur russe » comme l’appelaient souvent ses clients. Inutile de dire que notre ami Spiridon Raspoutine-Romanov était ravi que l’on eût ainsi remplacé son nom propre par un pseudonyme moins suspect.

L’un des plats les plus appréciés qu’offrait l’établissement était une étrange préparation à base de frites trop grasses, de fromage cheddar frais et d’une sauce brune inventée par « madame russe », au fond de sa cuisine, sauce dont elle gardait jalousement la recette. Tout au plus savait-on que, parmi, ses ingrédients, il y avait de l’amidon de maïs, de la farine, des tomates et des oignons. Les gens venaient de loin pour savourer cet étrange et calorique amalgame. D’autres bouis-bouis tentèrent, avec des succès divers, d’imiter la recette.

Les clients avaient pris l’habitude, non sans humour, de désigner l’indigeste mixture sous le nom de « pudding maison ».

— Patron ! Un « pudding » pour moi ! entendait-on dans tous les coins de la petite salle où l’on servait les repas.

— Pour moi aussi, « un pudding » !

Jusqu’au jour où un étranger qui peut-être était un peu sourd, à moins qu’il ne souffrît d’un défaut de prononciation aggravé par un accent exotique, réclama quant à lui « une poutine » au lieu d’un « pudding », ce qui fit bien rire les autres consommateurs.

Spiridon, quant à lui, ne rit pas. La voilà, l’idée qu’il cherchait ! Pour peu qu’il se démène un peu, un nouveau mot était né. Un très joli mot qui ferait sa gloire… et lui permettrait d’enfin réaliser son rêve et d’effacer à tout jamais son nom d’origine. Entre « poutine » et « Raspoutine », d’ailleurs, il n’y avait jamais qu’une syllabe de différence. Magnifique et providentielle aphérèse, en vérité !

Il offrit au client ravi une double portion de frites molles noyées de sauce et, dès le lendemain, remplaça son enseigne par une nouvelle, La frite chaude devenant sans coup férir La poutine de Québec. « Monsieur russe » devenant ainsi pour sa clientèle, au fil du temps, « monsieur poutine ».

Trois mois plus tard, le plat inventé par « madame russe » devenait l’emblème culinaire du Québec ; le mot « poutine » entrait dans les dictionnaires, les guides touristiques et les livres de cuisine, cependant que Spiridon, célèbre et envié, obtenait sans difficultés le changement d’identité dont il rêvait.

Le temps passa. Le petit Vladimir Spiridonovitch Poutine, puisque tel était désormais son nom, grandissait. Il n’avait aucune envie de reprendre l’entreprise familiale. Ignorant tout du passé blanc de son père, il suivait de près ce qui se passait en cette rouge terre de Russie qui, elle aussi, avait changé de nom. Lorsqu’il eut vingt ans, il se convertit au communisme, au grand désespoir de son père. Dès lors, il n’eut de cesse de quitter le paradis du capitalisme et de la libre entreprise qu’avait choisi sa famille, afin de mettre ses forces au service du Petit Père des peuples.

Il quitta donc ses parents consternés et leur commerce de frites qui avait entre-temps essaimé dans toute la Belle Province, et s’en fut proposer ses services au vaillant peuple soviétique. Il s’installa à Leningrad où il épousa Maria Ivanovna Chelomova, une jolie paysanne aux longues tresses blondes. Cela se passait dans les années trente, et une nouvelle guerre, mondiale autant que la précédente, s’annonçait. Lorsqu’elle éclata, le pauvre Vladimir Spiridonovitch et son épouse se trouvèrent, avec quatre ou cinq millions de compagnons d’infortune, victimes de l’un des sièges les plus longs et les plus meurtriers de l’histoire. Près de deux millions de personnes moururent, dont plus d’un million de civils. Mais Vladimir et Maria survécurent, et la guerre finit par s’arrêter. Le couple Poutine œuvra à la grandeur de son pays et donna naissance sur le tard, après avoir perdu deux garçons en bas âge, à un petit Vladimir Vladimirovitch qui ne sut jamais rien de ses louches origines prébolchéviques ni de l’aphérèse à laquelle il devait le nom qu’il allait rendre illustre, au moins autant que celui de la préparation culinaire inventée par son aïeule.

C’était à Leningrad, en octobre 1952. La guerre, encore, mais aussi froide que les plaines sibériennes et les forêts canadiennes. Staline vivait ses derniers jours…

La poutine est un mets d’origine québécoise constitué de frites et de fromage en grains (cheddar frais) que l’on recouvre généralement d’une sauce brune. Son origine n’est pas connue précisément et il en existe de nombreuses variantes. (Wikipédia.)

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