Croc-en-jambe au temps

Véronique Bergen,

À Cassandre

Le mythe projette dans un temps dont l’aval est en amont.

Il ne s’assujettit au deuil mais débusque l’aube dans l’enfui.

De se placer au-delà de la mort, il la convertit en vie.

De transcender l’empirique, il crible le présent d’un jadis immémorial.

Il évide le temps pour le remplir d idées en mouvement, interrompt le flux pour découper des corps en bas-relief, complique la ligne droite par le cercle, féconde l’érosion par le stable.

Il est celui qui prend la perte de vitesse.

Défaire le fait afin de capter sa lumière stellaire, c’est opérer sa réduction à l’essence, le sortir des rangs de la finitude, creuser des îlots d’éternité dans le ventre du temps.

Dans ce temple ouvert aux vents du large, Maigret rêve d’être recueilli à Moulinsart tandis qu’Antinoüs clame que tout chasseur est mis à mort par sa proie.

Certains soirs, il arrive que le Professeur Tournesol, Zénon ou Nathanaël invoquent leurs créateurs, désireux de se réfugier sous leurs ailes.

Peut-être redoutent-ils d’éclipser ceux qui leur ont donné naissance, d’être jetés dans les siècles à venir, eux qui étaient en sécession par rapport au cours du monde.

Ils secouent alors les rires et pleurs de leurs légendes, rêvant de regagner les plis d’un temps privé où l’invisibilité est l’égale du silence.

Il n’est pas rare que ces travailleurs de l’oubli écartèlent le temps en tous sens, corrodant ses berges glabres afin que nul œil ne s’y dépose.

Lors de joutes féroces, ces tenants de la disparition se heurtent à ceux qui aspirent à se couler dans l’héroïsme.

Tournoyant autour des convives, Cassandre laisse fulgurer une beauté qui veille sur le rythme vital.

On la voit, on ne l’écoute, on plonge dans ses yeux gris où la séduction s’unit à la mélancolie, on désavoue ses visions parce qu’elle est la vision en acte.

Les candidats au mythe s’arrachent à la fascination de sa splendeur en muselant ses prophéties et, tandis qu’ils lèguent d’eux un emblème qui lève toutes leurs contingences, ils condamnent à la solitude celle qui, souveraine, leur a ravi l’infini.

On ne peut dire si elle a la hauteur de ses songes ou si ses intuitions sont à l’image de sa différence.

Sa lumière effile ses gestes qui laissent affleurer ce qui se tient dans l’invisible.

Les invités n’aperçoivent pas que son sourire est à cheval sur le soleil et sur la nuit, sur la liesse et sur la peur.

Ils craignent qu’à lui seul, son être soit une répudiation du monde.

L’Histoire est ce mythe qui veut sauter au-delà de lui-même.

Le mythe est cette main d’enfant qui nous pousse à porter notre passé au-devant de nous.

L’enfance est l’éclair d’élégance qui traverse Cassandre.

Les êtres qui ne craignent de côtoyer Don Quichotte, Jean Valjean ou Emma Bovary se ferment à la vérité qui, solaire, se promène sur le visage de la Troyenne.

La beauté vomit la fraude qui rôde autour des courtisans des dieux.

Cassandre se claquemure en elle-même alors que Maigret et Tintin piaffent d’impatience.

Impatience de s’émanciper de la surface des pages pour rutiler dans le banquet du monde.

Impatience de s’affranchir d’une origine qu’ils s’acharnent à recouvrir d’une nuit dense.

La Castafiore, à pas menus, s’approche d’Hadrien, se faisant précéder par l’« air des bijoux » qu’elle distille mezza-voce. Hadrien n’écoute ni le Faust ni la rumeur de l’empire mais laisse monter en lui la musique d’Antinoüs qui l’arrache à tout ce qui était son moi ; fermant les yeux, il cherche toujours le point où le ravissement érotique se confond avec la griserie de la connaissance, ce point d’extase où l’aimé devient consubstantiel à nous-mêmes.

Maigret, accusant le capitaine Haddock d’avoir interverti leurs pipes, se retrouve assailli par un torrent d’injures qui enchantent Abdallah. Afin de confirmer leur intuition d’un meurtre commis dans le tram 33, les Dupond et Dupont s’essaient au maniement du pendule. Cyprien les épie, fredonnant les versets d’un évangile apocryphe où il est question d’anges en ribote.

Le temple ressemble à un navire fantôme peuplé de passagers qui, pour la plupart, ne voudront jamais mettre pied à terre ; il fend les couches du temps, file sur une mer sans fin qui dispute aux océans du globe le titre de passeuse d’âmes.

Si, en apparence, Cassandre se prête au jeu du monde, c’est pour ne point effaroucher ceux qui, assis en eux-mêmes, se satisfont du spectacle donné.

Du fond même de sa beauté, elle sent les désirs monter vers elle comme des poignards, la vie travailler contre elle-même, les perfidies planer tels des condors. Mais de vouloir faire main basse sur sa grâce, les hommes n’entendent le cri oraculaire que ses yeux leur lancent en silence.

Elle est au-delà de ce qui se bâtit dans l’instant.

De capter les mobiles inconscients, elle anticipe les conséquences.

De chercher la fleur bleue de la pureté, elle décèle tout ce qui la menace.

Elle ne saisit pas la langue de l’avenir, elle sent les gestes en filigrane qui doublent l’activité légale du monde – la morsure sous le baiser, la chute sous la danse, le cou rompu sous la caresse.

Soudainement, d’un battement de cils, elle casse le cercle au milieu duquel Maigret, Rastapopoulos l’enfermaient.

Elle ne se couche dans les pages du livre qu’on lui réservait.

Elle n’habite plus l’espace des intrigues et des luttes de pouvoir, elle se retire en son sourire poète.

Adossée à une colonne que ne frappe la lumière, celle que les créateurs n’ont osé proposer au monde, celle qui se mouvait en arrière de leurs songes, pose ses lèvres sur celles de Cassandre ; et les visions qui passent de l’une à l’autre ont l’éclat bleuté de qui purifie le temps par l’espace et ses images.

Seule la fille de Priam perçoit la ligne sur laquelle Chronos dit adieu à lui-même ; seule elle sent l’exact moment où les créatures d’encre se métamorphosent en constellations sans blessures ni visage.

Personne ne perçoit que la Muse des créateurs lui tend la main et que toutes deux quittent un temple où l’écriture ne sait plus quoi faire d’elle-même.

Le ciel qui se dépose sur leurs épaules prend l’apparence d’un oiseau-lyre.

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