Maigret raccompagna personnellement son collègue Buzzotti au train de Milan.
Le mélange de brume et de fine poussière de charbon fit tousser l’Italien et Maigret lui dit, gentiment ironique : « Vous allez regretter la fumée de ma pipe ». C’est vrai qu’il faisait encore plus suffocant sous la haute verrière de la gare de l’Est que dans le bureau du quai des Orfèvres où pourtant le vieux poêle bourré jusqu’à la gueule ronronnait ferme en ces sombres après-midi de décembre. Maigret salua cordialement son collègue italien ; les deux semaines de travail commun sur une affaire difficile leur avaient appris à s’estimer malgré la différence de leurs personnalités et de leurs méthodes. Et malgré leur insuccès, bougonna Maigret en rallumant péniblement sa pipe qui semblait avoir pris l’humidité de la gare comme les bronches de Buzzotti.
C’est en vain qu’ils avaient tenté d’identifier la mystérieuse Liliana, auteur présumée de plusieurs meurtres à Paris et à Milan, dont on ne savait qu’une chose : elle tuait toujours des hommes, toujours par empoisonnement, et laissait derrière elle une sorte de petit bristol portant le prénom « Liliana » et une formule chimique à chaque fois différente.
Buzzotti une fois installé dans son compartiment, Maigret se dirigea en soupirant vers le buffet vieillot de la gare, avec son zinc qui sentait le siècle passé. Le tenancier – un bougnat – acheva de répandre la sciure sur le sol douteux et demanda à Maigret : « Ce sera quoi, commissaire ? ».
Maigret commençait à siroter son vieil Armagnac en soupirant d’aise lorsqu’un sentiment de danger inexplicable vint traverser l’atmosphère calfeutrée et un peu soporifique de la salle du bistrot. Cette sensation, Maigret la relia instantanément au passage de la voyageuse pressée qui se hâtait de rejoindre le train de Milan, prêt à s’ébranler. Il ne l’avait vue passer que comme un filigrane, mais sa vigilance soudain exacerbée lui permit d’observer que la voyageuse retardataire montait sans hésiter dans le wagon où se trouvait Buzzotti.
La silhouette massive mais étonnamment agile du commissaire arriva un instant trop tard pour monter dans l’express qui venait de démarrer. Furieux et grommelant, Maigret ramassa sa pipe qu’il avait laissé tomber dans sa précipitation, quand un petit papier manifestement fraîchement tombé de la poche d’un voyageur attira son attention. Il était couvert de formules de chimie…
« Janvier ! » hurla-t-il au téléphone. « Tu me rejoins immédiatement à la gare de l’Est, avec la voiture de service la plus rapide. Avant de partir, tu demandes à Lapointe de téléphoner à la gare de Pouilly-en-Auxois pour qu’ils immobilisent l’express de Milan sous prétexte technique, le temps qu’il faudra pour que tu m’y déposes par la route. Amène des sandwiches et le paquet de tabac qui est dans le tiroir de mon bureau, et préviens Madame Maigret qu’elle me garde le bœuf-mode au bain-marie ».
L’express de Milan semblait incongru avec son allure internationale dans la gare douillettement provinciale de Pouilly. Maigret monta dans le dernier wagon du convoi qui s’ébranlait et mit sous le nez du contrôleur qui lui réclamait son billet sa carte de la PJ en précisant au fonctionnaire bedonnant, galonné et effaré des chemins de fer PLM : « Mission d’importance internationale ! Donnez-moi votre passe pour les compartiments de nuit, restez en faction à cette extrémité du train et jurez-moi de conserver la plus complète discrétion sur ce qui peut se passer ce soir ». Le contrôleur bredouilla d émotion, précisant à Maigret qui ne l’écoutait pas qu’il avait fait le Chemin des Dames et en avait gardé une toux chronique et la médaille militaire de deuxième classe.
Maigret rejoignit rapidement et silencieusement le compartiment réservé par Buzzotti et s’immobilisa dans le couloir, mis en alerte par un bruit d’abord feutré puis de plus en plus rauque qui filtrait au travers de la porte. « Merde, le poison ! » songea Maigret. Cherchant fébrilement le passe-partout dans la poche de son gilet, il eut encore le temps d’entendre le cri effrayant de Buzzotti : « Ah non, ça, on ne m’a encore jamais fait ! ». Maigret actionna le passe et se précipita dans le compartiment, le revolver de service au poing. L’ambiance habituellement feutrée du wagon-lit de première classe semblait bousculée par le remue-ménage de vêtements et d’objets divers éparpillés sur le velours rouge. Le spectacle de Buzzotti vêtu uniquement de ses fixe-chaussettes achevait de détruire le semblant de dignité accroché au confortable wagon, d’autant que l’inspecteur italien répétait mécaniquement : « N’arrête pas, diavolezza di cavaliera » à l’adresse d’une Liliana qui, dépourvue de fixe-chaussettes mais nullement perturbée par l’irruption de Maigret, lui demanda poliment d’aller attendre au wagon-restaurant qu’ils terminent leur ouvrage. Sur la table de chevet traînait un petit bristol portant l’inscription : diéthyldiméthylaminocarbamate de mes thilles…