Dans la spirale de Freud

Guy Vaes,

En 1898, en Herzégovine, une part de ce qui tiendra dans le bagage intellectuel de l’homme du XXe siècle naîtra d’une défaillance de la mémoire -, de l’oubli d’un nom. Et cet oubli, déclencheur infinitésimal, aura la puissance des énergies que peut libérer l’atome. C’est au cours d’une randonnée avec le docteur Freyhauss, que Freud, évoquant l’émotion qu’il a ressentie devant Le jugement dernier de Signorelli, à Orvieto, s’aperçoit que le nom de ce peintre lui échappe. Il en va de même chez son compagnon. De la fréquence de ce phénomène, Lacan conclura que « l’oubli est contagieux ». Et Freud d’entreprendre au pied levé l’analyse de ce blanc. Il mettra au jour des strates encore ignorées, des associations où se répondent lapsus et mots en langue étrangère, des images virant au symbole, des télescopages entre hier et aujourd’hui, le tout commandé par un déterminisme qui, si hypothétique qu’il semblera aux futurs détracteurs, offre néanmoins une résistance tenace à la critique. Se constitue ainsi le kaléidoscope conflictuel d’un patient ; patient aussi changeant que le corpuscule que soumet au principe d’incertitude la présence d’un observateur. Débutent alors ces nouvelles Mille et Une nuits, tentative de reconstituer le dédale de notre Bagdad intérieur -, et cela deviendra la Psychopathologie de la vie quotidienne qui verra le jour en 1901.

En fait, ce n’est pas le scientifique qui aura marqué le romancier. Du moins l’intellectuel sensibilisé au romanesque, à cette marque de réinterprétation, de fabulation en ce cas-ci, que laisse subsister tout examen psychopathologique, quelle que soit la cohérence du déterminisme freudien. Non, c’est le conteur, lui surtout (et un brin de théorie, à la rigueur), ce frère de Shéhérazade qui incarne une vocation refoulée. Freud n’en a-t-il pas fait l’aveu à Stekel ? « Dans mon esprit j’élabore des romans grâce à mes expériences de psychanalyste. Mon désir est de devenir romancier. » Reconnaissant cette ambivalence, ne s’est-il pas souvenu du reproche humiliant qu’adressa Krafft Ebing à son travail : « C’est un conte de fées scientifique ». À la Salpêtrière, durant les cours de Charcot aux allures d’improvisation, Freud avait eu la révélation du « charme » émanant de ces histoires que couronne une découverte.

Est-il exagéré d’écrire qu’entre cette sorte de charme (il renvoie au lust zu fabulieren de Goethe) et le suspense, il n’y a qu’un pas ? Pas que posera même, soucieux de renouveler l’arsenal des motivations criminelles, Ellery Queen dans ses intrigues policières influencées par la psychopathologie. L’art de conter propre à Charcot – art auquel se transmet le branle, l’incertitude fascinante qui s’attache à toute hypothèse – avait séduit Freud autant que la finesse du maître. Charme… Oui, sans doute, celui que subissent, avec un consentement ravi et apeuré, les enfants qui pénètrent dans une grotte en forêt. Et n’est-ce point dans cette grotte-là, pleine d’échos refoulés, que s’est hasardé, torche brandie, Arthur Schnitzler ? Elle ne manque ni de pathétique ni d’humilité la confidence que lui adressa Freud, alors âgé de soixante-dix ans, et qui, s’il avait lu toute l’œuvre de l’écrivain, n’avait cependant jamais croisé celui-ci : « Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double ». Freud en profite pour brosser un tableau des équivalences qui les rapprochent : déterminisme, sensibilité aux échos de l’inconscient, nature pulsionnelle de l’individu, rejet des certitudes issues de la tradition, polarité d’Éros et de Thanatos, et ainsi de suite.

L’apport freudien a préludé à l’extinction du personnage romanesque traditionnel. Lequel néanmoins a survécu dans la majorité des fictions qu’on publie, tout comme les espèces en voie de disparition dans les réserves naturelles. Même évolution en peinture. L’impuissance à se renouveler a cédé le pas au néo-ceci, néo-cela. Qu’on se souvienne de la maison de couture Biba ; dans les années soixante-dix, ne la vit-on pas proclamer la fin des modes (lisez : ismes), en ce sens qu’on pouvait désormais les considérer comme un patrimoine de formes exploitables, réinterprétables, obtenant ainsi ce que réclamait la personnalité du client. Si, comme le note Julien Gracq, la rapidité de Freud nous prend de court, c’est qu’en « l’espace d’une seule vie, il a su […] faire résonner toute l’ampleur de la caverne ». Sans Freud, l’extinction précitée aurait sans doute également eu lieu ; n’empêche, il a été le symptôme annonciateur, hautement proclamé, d’un voyage au centre de l’humain, centre au reste inatteignable.

Sommes-nous voués à ce qu’on ne peut saisir ? À ce qui témoigne de l’accroissement des causes et des effets dans un univers psychique en extension, et où coexistent, nulle circonstance de notre vie n’ayant cessé de nous influencer, passé, présent et avenir. Mais la mise en scène d’une telle efflorescence, défi suprême lancé au romancier, ne ferait que prolonger la psychologie à un autre niveau de profondeur, et cela pour une connaissance de plus en plus aléatoire. Bref, que ce soit chez Kafka, Beckett, Robbe-Grillet ou le Joyce de Finnegan’s Wake, la disparition du personnage demeure encore à l’état d’annonce.

De même que ce n’est pas la structure moléculaire du télescope qui nous retient, laquelle enferme aussi un infini, mais bien ce que ledit instrument permet de découvrir au-dehors ; de même doit-on, peut-être, se pencher sur la fonction (la destinée ?) instrumentale de l’homme, non sur ce qui la constitue et n’a point de limites décelables. Option qui a toujours été celle des philosophes et penseurs religieux (« Nul n’est exempt de la honteuse recherche de soi-même. » Ce mot tiré de L’Imitation de Jésus-Christ n’est-il pas un rappel indirect à ce que devrait être la véritable destination de l’homme ?) ; option à laquelle le romancier, fidèle à une vue profane de sa condition, pourrait fournir une réponse différente – quitte à consommer la perte du personnage, à obtenir sa réduction psychologique. Mais que subsisterait-il du roman si l’auteur cédait à une approche métaphysique ? Occasion d’établir un parallèle entre l’agonie avancée du personnage et la fin de l’homme tel qu’on l’a connu, et que Foucault a prédit.

J’ai toujours conservé le sentiment, tout en sachant ce qu’il y a là d’excessif, que la psychologie c’est de la bourre. Du crin, de la paille, des coupons d’étoffe avec lesquels on remplit un ours en peluche. Si ciselés que sont les caractères de Henry James (pas d’analyse chez lui, seulement des stratégies faites de questions et de réponses ambiguës), ils ne sont là, se porte-t-on à l’essentiel, que pour vous sensibiliser à la beauté d’une architecture mouvante, nullement abstraite : le roman lui-même. Abordons le problème sous une autre tutelle. Peu nous chaut que le personnage de Kafka n’ait pas de « roman familial » à proposer, que ses apprentissages ont de quoi frapper d’inanition le biographe ; son rôle est de faire progresser les situations. Il en est à la fois le support et ce qui en assure l’enchaînement. Ce qui n’empêche pas le révélateur qu’il est forcément aussi de nous découvrir ce dehors-là dont il est l’objet, et qui le menace. Qu’il soit une présence agissante, crédible, voilà qui suffit.

Telle est la spirale dans laquelle Freud, le romancier, peut nous entraîner. L’oubli d’un nom qui le frappa en 1898 continue à résonner dans nos esprits.

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