L’affaire de Louvain

André Sempoux,

La première image est celle d’une petite fille de cinq ou six ans. Elle élève et retourne la main pour attraper les flocons dont l’ombre blanche volette sur les murs bleus.

À l’intérieur, il fait très chaud, mais quand la porte de rue s’ouvre devant un invité qui secoue son chapeau piqueté de neige, le vent s’engouffre dans les pièces basses éclairées à deux heures comme si le soir tombait déjà. Chaque fois, le groupe familial frissonne et se resserre dans les odeurs mêlées de la bière, du café, des gaufres.

— La laisser dans un temps pareil, dit quelqu’un.

Au début, les paroles n’étaient que murmurées, mais bien vite le ton a monté. Les éclats de voix ont dissipé la légère angoisse contre laquelle tu luttais en suivant par la fenêtre de l’arrière-cuisine les jeux de l’enfant et de la neige. Il ne devait pas y avoir de péché mortel, pour un adolescent mal dans sa peau, à se sentir le cœur vide un jour d’enterrement. La grand-mère flamande à laquelle tu devais réciter autrefois le compliment rimé du jour de l’an louait, depuis sa solitude, la chambre en mansarde à un étudiant. Son diplôme obtenu, le dernier avait offert à la vieille dame un tour en fiacre sur les boulevards. Tu aurais peut-être eu cette même pensée plus tard.

Un inconnu cravaté de noir t’a proposé une pinte de mousse.

— Appelle-moi oncle Medard et trinquons, manneke, puisqu’elle nous a enfin réunis.

Avec la manche de sa veste croisée, il s’essuya les yeux et les moustaches.

C’était à cause de cet homme que tu ne connaissais pas les plages de ton pays. Aux alentours de 1900, une épidémie avait tué le bétail des arrière-grands-parents flandriens. Les filles avaient été mises en service à Bruxelles, mais un garçon était resté là-bas, ouvrier agricole, contrebandier, mauvais sujet. Son fils, Médard, fit métier de jouer aux courses l’argent qu’on lui prêtait, si bien qu’on ne l’avait plus reçu et qu’aux polders de la belle-famille ton père avait toujours préféré son horizon à lui, de Wallonie. Où les ancêtres n’étaient pas propriétaires non plus de la terre battue sur laquelle ils couchaient.

Intimidé, peut-être, par la légende qui l’entourait, l’oncle Médard n’avait rien eu à te dire, finalement. Sinon que la petite fille de la neige s’appelait Hilde, et qu’elle lui était restée d’une belle histoire d’amour.

— Tu sauras bientôt, toi aussi…

Tu la reconnais quinze ans plus tard dans la salle où tu fais cours depuis quelques semaines. Et tu as du mal à ne pas t’élancer vers elle, parce que dans ses yeux et son sourire te reviennent, comme en transparence, ceux de ta mère.

Il y a peu d’imprévisible dans un parcours belge, mais au moment où tu avais trouvé un emploi temporaire à l’université de Louvain, les étudiants flamands ne supportaient plus que des francophones viennent vivre chez eux une vie à l’essai dont ils étaient exclus. À la mesure de la colonisation, qui avait été légère, les manifestations ressemblaient à des cortèges carnavalesques ; tu les regardais avec une indifférence amusée, pressentant qu’aucun des deux partis n’y perdrait rien.

Un fumigène inoffensif a atterri dans le local et, les yeux se mettant à pleurer, tes étudiants sont sortis, un à un. Hilde et toi êtes restés seuls dans l’épais brouillard. Venue par curiosité de sa Faculté gantoise, elle avait vu ton nom au tableau d’affichage. Tu lui as proposé de passer au Zoet Water le congé imprévu.

Les « Eaux-Douces », entre bois et prairies : la tiède journée d’automne s’est ouverte comme un fruit oublié sur une table au soleil. En caressant la crinière rousse du cheval qu’elle avait régalé d’une poignée d’herbe, Hilde fredonnait un air de Haydn. Il lui avait plu, disait son français éraillé mais subtil, parce que deux voix s’y répondaient, l’une se moquant gentiment de la mélancolie de l’autre. Tu lui as demandé de réciter quelques vers dans sa langue, puis d’ôter le tricot qui lui couvrait les épaules. À l’instant de ta mort, tu reverras l’ombre des jeunes seins sur le débardeur orange, le pli du pantalon de soie prune et le visage devenu grave. Mais tu avais mis, comme tes condisciples, tant de mauvaise volonté à l’apprentissage du flamand que tu ne compris pas le sens de ses mots.

Devant la gare où tu déposas Hilde, quelques énergumènes en tenue militaire scandaient leur slogan râpeux. Walen buiten ! (Dehors, les Wallons !)

Tu l’entendais, tu la voyais quand, selon vos accords, tu soulignais en rouge les expressions qui, d’être reprises à ses lèvres et à son quotidien, avaient tant de charme pour toi : mon style est encore dans ses petites bottines d’enfant, ou bien me voilà dans un courant d’air.

— Imagées, certes, se défendait-elle, mais beaucoup moins rudes que tu ne crois, riches, même, de tant de nuances. La douceur, la souplesse, la musique claire du flamand, comme je les aime !

De sa vie de femme elle ne disait jamais rien, et quand tu as divorcé, elle ne l’a pas su ; pourtant, cette entreprise hypocritement menée à bien avait peut-être quelque chose à voir avec elle.

Le troisième automne, la page recopiée, comme toujours, avec application, est venue de France. Lectrice de flamand à la

Sorbonne, Hilde se désolait pour l’oncle Médard, ce père vieillissant et malade qu’elle avait laissé seul. Tu t’es précipité à l’adresse recopiée vingt fois : une ferme en longueur sous un alignement de hauts peupliers fléchis par le vent du large. La chambre surélevée avait sans doute été celle de ta petite Flandrienne aux yeux d’or.

Tu as erré dans le village, tu as poussé la porte de l’église où elle s’agenouillait quand le jour n’était plus qu’un océan d’ennui et que la chorale répétait. Dans le cimetière qui enserre la robuste tour-phare, tu as cherché longtemps la tombe familiale.

L’obscurité s’est épaissie, noyant l’écriture de la pierre. Tu as marché vers la station balnéaire dont les toits, à l’horizon des champs, formaient comme un découpage enfantin sur le saphir très pur du ciel. Des nuages blancs passaient, ironiques, pressés. Au-delà des immeubles noirs, ce devait être la mer. Tu as pensé à toute cette eau qui, l’été, avait frôlé les courbes de son corps, se mêlant un peu à elle.

Alors, la panique te prend d’une scène qui se reproduirait à l’infini. Tu te vois arrivant en divers lieux du monde, chaque fois quand elle les a quittés. Tu téléphones au ministère et on te donne aussitôt les coordonnées du lectorat parisien. Mais le mardi après-midi où, pour tromper l’attente, tu t’essaies à déchiffrer les graffitis des murs et t’amuses de la symétrie des situations, c’est une dame à cheveux blancs qui entre dans l’amphi et s’installe derrière le pupitre ; quand tu t’approches d’elle, à l’interclasse, elle s’étonne de ce nom inconnu que tu prononces, Hilde Strubbe.

La rue de ta grand-mère est à présent une rue d’immigrés. Ils donnent un peu de vie au Bruxelles désert de l’été.

Tu joues presque sans faute, sur un piano désaccordé, le petit adagio de Haydn ; par la fenêtre tu vois des enfants bruns poursuivre les éclats du soleil dans une maigre fontaine.

Un autre Louvain est né, un campus ultra-moderne où on entre et d’où on sort par d’étroits escaliers. Il paraît que les ennemis réconciliés y ont défilé, toges confondues, avec de profondes salutations.

On peut croire la Belgique un pays où rien n’est jamais arrivé. Par exemple, il y a des corps de fillettes dans les placards. Mais celui qui en retrouve ou veut témoigner est puni ou déclaré fou. Un peu demeuré, seulement, s’il marche dans la rue avec un ballon blanc. On dit assassinées, puis disparues. Et un jour : plus rien.

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