Dans les rues d’El Jadida, un jeune Maure

Françoise Lalande,

Dans les rues d’El Jadida, un jeune Maure qui croit à l’amour s’avance, le cœur battant la chamade, il se rend à son premier rendez-vous amoureux aux remparts de la ville, Aïcha, celle qui porte le même nom que la femme du prophète, la plus belle, sauvage dans sa douceur, humble et révoltée comme une pouliche, l’attend à la Porte de la Mer, jamais Othello n’avait deviné qu’Aïcha l’aimait en secret depuis des jours et des jours, qu’elle attendait chaque soir qu’il passe afin de ressentir en elle un trouble délicieux, et cachée par son voile aux yeux des villageois mesquins, elle souriait à la naïveté du jeune garçon, qui ignorait, mais plus pour longtemps, qu’une femme le désirait, aussi lorsqu’Othello s’aperçut enfin que la plus belle d’El Jadida se trouvait régulièrement sur son chemin, oui, il rougit (les garçons ont moins d’audace que les filles en ce domaine, on le sait), et plus que jamais livré à ses émotions, il pressa le pas, grimpa sur un des bastions qui ne défendait en réalité pas la ville, les assiégés sont toujours des vaincus, l’histoire regorge de récits tragiques où ceux qui défendirent leur ville finirent par être affamés, vaincus, massacrés par les vainqueurs, Ma vie, songe Othello, ne sera faite que de sang et de cris de femmes égorgées, de bruits d’épées et de râles d’agonie, comment ne pas être dès lors un être frémissant devant ce qui l’attend ?, seul l’amour peut sauver les hommes d’une vie de désastres, alors, depuis sa puberté, le jeune Maure regarde les femmes, cherche celle qui emportera son cœur et le rendra vaillant, il songe aux assiégés qui passèrent par la Porte de la Mer, éperdus de honte, fuyant les soldats de Sidi Mohammed ben Abdellah, se répandant sur la plage comme des fourmis dont on a saccagé le nid, lui, Othello sera un guerrier ardent, il voyagera à travers le monde, il connaîtra un jour cette ville qui l’appelle comme un mystère, cette ville où selon les prédictions il doit rencontrer son plus grand bonheur et son plus grand malheur, Venise, une ville où l’eau reflète la trahison des hommes, mais où les femmes sont plus dorées que le miel, comme ici, à El Jadida, où les femmes sont d’ambre brune, où l’eau réfléchit le visage des hommes de bien comme le visage des traîtres, la mer, bien sûr, qui fait croire au bonheur, à une vie large, par où un jour il partira, mais aussi, l’eau plus obscure de la citerne qui, à travers la salle souterraine, sous les voûtes d’arête, entre ses vingt-cinq colonnes, symbolise les forces secrètes des hommes, avec, en son centre, l’ouverture sur le ciel qui n’est que tromperie, on croit recevoir la lumière dans ce lieu de ténèbres, en réalité on reçoit le soleil de l’enfer, mirage et beauté, qui hypnotise l’homme simple, et, certes, Othello n’est pas un homme simple, mais il a en lui des émotions et des humeurs incontrôlées, il désire connaître les femmes et n’en aimer qu’une seule, il se rêve esclave de la plus belle et aussi en être son maître impérieux, Aïcha, seras-tu mon amour ?, le jeune Maure observe son ombre que le soleil couchant allonge sur les pierres, il aperçoit la jeune fille qui l’attend, assise sur les remparts, il se croit plus grand et plus fort qu’il ne l’est parce qu’il aime Aïcha, et que l’amour grandit ceux qui se livrent à lui, il est confiant, il sait qu’Aïcha l’aime, il a rejeté d’un haussement d’épaules les insinuations de ses amis qui lui ont conseillé de se méfier d’Aïcha, qui lui ont affirmé qu’elle n’était qu’une enjôleuse, jetant les hommes qu’elle avait consommés comme on jette la pulpe de la goyave, qu’il se renseigne ailleurs s’il ne voulait pas les croire, que tout le monde à El Jadida savait qu’Aicha trahissait les hommes qui l’aimaient, qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher, et cela, pour rien au monde, Othello ne pouvait y croire, il se livra donc corps et âme à Aïcha : ainsi commence la véritable histoire d’Othello, et des siècles plus tard, son frère, obèse et malheureux, qui avait aimé une femme trop belle et trop célèbre, viendra filmer à El Jadida, dans le réservoir d’eau de la ville, l’histoire pathétique d’un amoureux criminel que des hommes entraînèrent à sa perte, par pure jalousie.

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