La nuit m’avait surpris. Elle mêlait son encre au brouillard qui me collait depuis Londres où l’on m’avait envoyé en reportage. Je ne devais pas être loin de Stratford, mais j’avais perdu ma route. On aurait dit que les panneaux de signalisation devenaient en plus en plus imprécis. En désespoir de cause, pour demander mon chemin, je suis entré dans une auberge. Quelques clients, des bribes de musique, beaucoup de fumée, des conversations feutrées, un comptoir garni de grandes pompes à bière en porcelaine, des odeurs de lard et de chou. Je me suis laissé tenter. Je me suis fait servir à manger. Quant à la route pour Stratford, on m’a rassuré. Le vent allait se lever. Demain, le temps s’éclaircirait. Ce serait une belle journée froide et lumineuse. Je n’aurais pas de peine à m’orienter. En une petite demi-heure, je serais à destination. J’ai attaqué le plat qu’on venait de me servir. La faim rend tolérant. Je l’ai trouvé bon. C’est alors que j’ai remarqué un grand gaillard, assez beau, style aristo dans la dèche, bottes d’équitation avachies et veston de tweed élimé, qui, au comptoir, draguait la serveuse. De temps en temps, il me dévisageait. À peine a-t-il vu que mon assiette était vide qu’il s’est attablé devant moi, à califourchon sur la chaise :

— Les soirées de brouillard sont particulièrement longues ici, surtout quand on est seul. Si nous jouions aux cartes ? Vous m’offrez une bière et je vous tiens compagnie.

Il s’imposait. Cela me dérangeait. Mais il me donnait une raison de rester près du feu et de m’imbiber de cette bière couleur de nuit, qu’on servait par larges pintes.

La partie a commencé. Atout cœur. Il a abattu une carte, écornée et graisseuse, sur laquelle se distinguait à peine la figure du valet de cœur. Sa nervosité affleurait dans une foule de tics visibles à la lumière des flammes. C’est ce qui a piqué ma curiosité de journaliste d’investigation. J’étais intrigué par ses traits. Ceux d’un viveur, à n’en pas douter, qui avaient dû être beaux, qui le restaient encore, mais qui avaient perdu la netteté de leur dessin en se fripant. Son regard, par-dessus l’éventail des cartes, avait une dureté de rapace ; mais il s’embuait parfois. Ses doigts étaient bruns de tabac, un peu déformés par l’arthrite. Ils ressemblaient à des griffes. Ils tremblaient légèrement. L’ongle de l’index gauche était cassé.

Le type avait sacrifié son valet de cœur. Il perdrait bientôt la dame, car je possédais le roi.

La partie a été vite finie. Comme je m’y attendais, il n’avait pas un rond pour une autre mise. Il m’a demandé de lui faire crédit pour qu’il puisse se refaire. Ainsi, nous pourrions prolonger la soirée. J’ai dit que, d’ordinaire, je ne jouais pas pour de l’argent, que je n’étais d’ailleurs pas fanatique des cartes, que j’aurais tout autant de plaisir à parler avec lui. Je ne le lui ai pas avoué, mais j’ai une attirance que je m’explique mal pour ce genre de frimeur qui porte quantité de masques, par nécessité ou fantaisie. Manifestement, sous ses dehors avantageux, il vivait de subterfuges, contraint de chercher çà et là des compensations à son existence de loser. J’ai donc demandé à la serveuse qu’elle remplisse les pintes. Quand elle les a rapportées, pleines à ras bord, il lui a susurré quelques mots tout en lui caressant la croupe. Puis, comme elle se dégageait :

— Vous aussi, vous allez encenser sa mémoire ?

J’ai mis un certain temps à comprendre qu’il parlait de Shakespeare. J’ai supposé qu’il avait entendu ce que j’avais dit en entrant et manœuvré jusqu’ici pour qu’il puisse me confier le contentieux qui l’opposait à l’auteur de Hamlet. Il ignorait que je connaissais mal Shakespeare. En fait, j’enquêtais sur le hooliganisme, mais comptais rentabiliser mon voyage en rédigeant aussi un article pour la page culturelle. Ainsi, après Londres et Liverpool, j’étais sur la route de Stratford. Comme je ne répondais pas, il m’a relancé :

— Vous ne trouvez pas qu’on en fait un peu trop pour lui ? Après tout, il n’a pas écrit que des chefs-d’œuvre. On n’est même pas sûr qu’il soit l’auteur de tout ce qui lui est attribué. Je suis payé, très mal et par intermittence d’ailleurs, pour le savoir. Je suis comédien. Mon nom de scène est Sir John.

— Enchanté. Moi, je suis journaliste et mon pseudonyme est Carlos. Vous êtes en tournée ?

— Non, en année sabbatique. Je cherche un second souffle.

Effectivement, fini pour lui de jouer les jeunes premiers. Il avait

perdu les moyens, mais non les besoins du tombeur. Son manège avec la serveuse le prouvait.

— Récemment, dis-je assez maladroitement, pour jeter de la poudre aux yeux, j’ai assisté à une intéressante représentation de Hamlet, très métaphysique. L’ontologie du personnage mise à nu.

— Ah !, Shakespeare ! Toujours Shakespeare ! C’est agaçant, à la fin.

— C’est tout de même le plus grand. Non ? Quel comédien ne souhaiterait pas qu’il ait écrit un rôle pour lui ?

— Il a pourtant, à mon avis, loupé le coche. Aucun de ses personnages n’incarne vraiment l’archétype de la masculinité : la séduction et la provocation poussées jusqu’à l’absolu. Le héros qui défie le seul adversaire intéressant…

— Le destin ?

— Évidemment. À la santé de la mort qui donne du sel à la vie !

Il a vidé sa pinte. La serveuse est venue la remplir. Il a repris :

— Il y a tout de même, comme je le disais, un mythe à côté duquel le grand Will est passé.

— Don Juan ?

— Bien sûr. C’est Molière qui a repêché le personnage, mais dans un moment de crise. Il en a sorti une étrange comédie, plutôt que d’en faire la tragédie par excellence. Une pièce bâclée, bancale, un fourre-tout : quelques traits de génie et beaucoup de grosses ficelles. Imaginez la libido de Don Juan injectée dans certains personnages shakespeariens ! Roméo cocufiant Juliette à peine séduite, Hamlet ne perdant plus son temps avec la suicidaire Desdemone mais courant la gueuse, Othello se vengeant sur toutes les suivantes de la cour, Macbeth utilisant son ambition non pour compenser les frustrations de sa femme mais pour être le coq de toutes les basses-cours du pays !

C’était, à n’en point douter, un point de vue original. On aurait dit que, pour Sir John, existait un seul personnage, prodigieusement narcissique, dans lequel se miraient tous les autres.

L’aubergiste avait rechargé le feu. Sir John, éclaboussé par la lumière des flammes, continuait à vitupérer sur Shakespeare. Il rejouait le scénario bateau de l’artiste incompris, du comédien qui n’a pas encore trouvé un rôle à sa hauteur. J’étais partagé entre la compassion et l’agacement. Ce type commençait à me pomper. Il ne pouvait pas supporter que le plus illustre des dramaturges l’ait ignoré. Pendant qu’il s’excitait, travaillé par la bière et fasciné par les flammes que l’aubergiste ne cessait d’attiser et que le vent faisait ronfler, je me suis posé deux questions.

Primo, pourquoi Don Jan se réincarnait-il devant moi, dans la peau d’un minable, un comédien sur le retour jouant les play-boys alors qu’il avait besoin d’une nounou ?

Secundo, pourquoi Shakespeare avait-il laissé Don Juan sur la touche ?

À la première, il était facile de répondre. Don juan est le prototype du comédien ; pour plaire, il ne cesse de jouer. Chaque soir, il fait l’amour avec le public, sachant qu’à la sortie des artistes, une toquée l’attendra, persuadée qu’elle lui révélera le grand amour. Il vit de mots. Il est illusionniste en sentiments. Il écrit son rôle, se met en scène, joue la pièce d’un bout à l’autre et reste le dernier sous les projecteurs pour recevoir les applaudissements. Un soir, il s’y grillera comme une phalène.

Pourquoi Shakespeare a-t-il ignoré Don Juan ? Cela me paraissait plus compliqué. Peu importe si le grand Will a connu ou non le mythe originel qui a inspiré Tirso de Molina et tous les autres. Ce qui ulcérait Sir John, c’était de n’avoir pas été créé par Shakespeare. Mais celui-ci, peut-être, avait-il une vision du théâtre plus généreuse : se donner au public, offrir quelques instants de bonheur ou des éclairs de lucidité.

Cela, évidemment, était hypothétique. Maintenant que je le regardais, il semblait avoir vieilli de dix ans. Il était si absorbé qu’il ne m’a pas vu quitter la table. Il fixait le feu, irrésistiblement attiré par les flammes. Je me demandais si elles n’allaient pas le dévorer.

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