C’est sa cinquième bière et l’alcool commence à ouvrir son parachute… La pièce est bleue de fumée et il tousse régulièrement en aspirant à pleins poumons la brume froide et âcre qui flotte en nappes devant l’écran de télévision. Allongé sur le tapis, la télécommande à la main, il semble sombrer dans une hébétude molle, la bouche effondrée, un vague sourire aux commissures.

L’image est muette, le journaliste articule le silence, l’œil papillonnant, l’air absent, la main droite sur l’oreillette, la bouche s’ouvre et se ferme au rythme cadencé d’une mastication scrupuleuse, elle broie du vide, l’avale et s’ouvre à nouveau comme un poisson lave-glace qui est le secret d’un aquarium réussi…

Touchée aux cervicales, la tour tressaute puis frissonne en saccades, sa robe frémit de haut en bas, une étrange sueur flambe tout le long de son échine qui se tasse lentement dans un chaos de poussière hollywoodienne. Quelques instants plus tard, la tour jumelle se cabre et s’effondre impeccablement dans les nuages surgis du sol, qui claquent dans le dos des hommes et des femmes épouvantés et criant leur terreur dans les rues encombrées.

Il passe et repasse les images des avions qui s’encastrent et se pulvérisent dans les babels de métal et de verre. La vidéo chuinte, les plans se rebobinent et se déplient dans des gerbes de feu et des éclairs de soleil. Le ciel est parfait, la lumière stable à souhait. King Kong est déjà tombé et les hélicoptères tournent autour des vestiges en flammes, affolés, impuissants, en retard d’une scène. La mort flotte dans l’air, les pales hachent le tout avec acharnement mais plus rien n’est visible, l’homme repasse la séquence une fois encore, la fumée se redresse, monte d’une traite jusque dans le bleu du ciel, se concentre dans les hauteurs glacées des étages, des débris d’avion s’arrachent des fenêtres et se reconstituent dans les nuages en une forme parfaite : l’appareil oblique légèrement vers la gauche et plonge une nouvelle fois.

Il rote et ouvre une nouvelle canette. Il boit d’une seule lampée et écrase la boîte d’une main, tout secoué d’un rire mêlé de sanglots brefs, comme des couinements qui s’acharnent sur l’écran inondé de poussière. Il se lève et flotte vers les toilettes dans l’odeur âcre des ciments et des plâtres carbonisés. Il pisse longuement en marmonnant des mots brefs… « Salauds… salauds de… salauds… ».

Il se couche sur le lit devant l’écran où les journalistes prennent des airs de circonstance, manipule la télécommande, ouvre une nouvelle bière, une image attire son regard, il se redresse d’un coup, un homme tombe, la tête en bas, les jambes flottant et pédalant lentement dans le vent des cimes, la caméra le suit dans sa chute, il tombe avec la grâce d’un léger danseur, dans une saisissante beauté.

L’homme rebobine la vidéo, le danseur remonte vers le soleil, aspiré par la lumière jusqu’à la fenêtre d’où il s’est jeté, les vêtements se gonflent d’air et la descente est plus intense encore, le visage est à peine visible, l’homme s’approche de l’écran jusqu’à le toucher, il cille des yeux pour arracher au flou du plan un signe de terreur mais rien, tout semble apaisé, déjà ailleurs. Le corps n’arrête pas de tomber et de remonter jusqu’au seuil fatal dans une parfaite indifférence, il se jette dans le vide comme un absent, il flotte dans un monde séparé…

L’homme se lève, énervé et grognant, ouvre une armoire d’où il sort quelques vêtements sombres, soigneusement il se change, pantalon de toile grise avec poches latérales, tee-shirt noir et blouson de satin bleu foncé, l’homme de guerre se redresse, se fixe quelques harnachements autour du torse, fait craquer ses doigts, les étire les uns après les autres, se masse les mains lentement, puis le cou, la mâchoire, il se caresse rudement, s’encourage, se stimule, il se trouve beau enfin et redoutable. Il marche en balançant lentement les bras d’avant en arrière comme s’il se préparait à dégainer, il passe et repasse devant le miroir de sa vieille garde-robe, s’observe, rentre les fesses et le ventre, gonfle ses pectoraux pendant que l’oiseau mort, là-bas sur l’écran argenté glisse lentement dans le miroitement des vitres et le brouillard de chaleur que le vent secoue tout le long de la hampe de métal et de béton blessé.

L’homme est très excité maintenant, il frappe les meubles qui résonnent comme des explosions sèches, il donne des coups d’épaule sur les murs en exhalant des soupirs rauques, il revient à la vidéo qu’il arrête un instant, il écoute le silence, s’assied sur le lit, ouvre une nouvelle boîte de bière, boit longuement, jette la canette vers l’écran, rate sa cible, ouvre une nouvelle boîte, rote et rebobine une nouvelle fois la bande-vidéo en grommelant « veulent la guerre… l’auront… putain vont l’avoir… suis prêt… ».

L’image redémarre en ahanant, le son chuinte légèrement, les avions pénètrent à nouveau les tours d’argent dans le ciel paisible, les journalistes commentent, les passants affolés s’encourent, le bonheur du guerrier gonfle lourdement, il se masse les avant-bras, ausculte sa force enfin nécessaire à la poursuite du monde. « Fallait pas me chercher… fallait pas… », répète-t-il en engloutissant la bière de la dernière boîte.

Il s’écroule enfin sur le lit, d’une masse molle, la vidéo continue son défilement funèbre, les flammes et la fumée envahissent l’écran que traversent des anges aux yeux clos.

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