De fils en père

Paul Tabet,

C’est pourtant toi qui m’avais appris à ne pas parler.

« Pour ne pas crier » disais-tu. « Pour ne pas trier. Pour l’espoir inespéré d’être enfin compris. Pour ne pas se vider. Pour se remplir de son compagnon de silence. »

Pourquoi malgré cela as-tu parlé ? Toi qui savais le poids et la saveur de l’inexprimé. Pourquoi avoir brisé cette glace si chaude, cette grâce ineffable qui habitait ton visage parcouru d’expressions insaisissables, confuses, incohérentes, qui l’illuminaient ou le ravageaient ?

Sauras-tu jamais combien j’étais bouleversé par les récits que tu ne me faisais pas, quand tu me donnais tout à voir et rien à entendre ? Sauras-tu jamais le nombre d’histoires que je me racontais, devinées ou inventées ? J’aimais que tes transports fassent de moi le conteur imaginaire de ta vie, l’historiographe incertain du mouvement de tes nuages, le colporteur d’aventures peut-être inadvenues. Ta vie devenait ma fiction. Elle me faisait riche de ce que tu ne m’offrais pas. Je ne prenais de toi que ce que tu ne me donnais pas. Je m’inspirais des rides de ton front, de la commissure de tes lèvres, du clignement de tes yeux, de l’entrecroisement de tes doigts, de l’impassibilité grave ou songeuse de ton visage, des milliers de pas que tu faisais pour tourner autour de ton bureau ou pour parcourir le tapis du salon dans tous les sens. Dans ces longues heures à te guetter, il n’était pas un geste de toi, pas une mimique, et jusqu’à tes instants de passivité totale qui ne m’évoquât… Quoi au juste ? Retrouverai-je jamais les personnages, les décors de ce théâtre à l’infini, toujours inachevé, toujours réinventé ? Un visage qui s’ombrait en faisait surgir mille autres. Les saisons se succédaient dans un désordre féerique. Le ciel s’assombrissait, s’enluminait et, parce que le temps se conduisait mal, je veux dire autrement que dans la rue, les bureaux ou les draps immaculés, je tâtais de l’éternité.

Et j’avais peur, peur que tu parles : j’étais trop persuadé que ce que j’inventais était plus vrai que les vrais récits que tu aurais pu me faire.

J’avais 30 ans, toi 70 quand tout a basculé : j’allais enfin rencontrer mon père, ce que peut-être je redoutais le plus au monde car je savais qu’à l’heure dite de la vérité, à l’instant où tu ferais de moi ton fils, ton légataire, il me faudrait renoncer à notre enfance. Je savais, tu savais aussi, car tu n’ignorais rien de mes rêves, que ce jour-là, je vieillirais subitement ; j’aurais alors mon âge, ton âge. Et que l’herbe jaunirait aussitôt nos confessions.

Je savais enfin que, si cela devait arriver, si tu devais, si nous devions en arriver là, c’est que l’heure serait grave, et qu’elle aurait un goût de cendres et d’abdication.

Et c’est ainsi que les poètes devinrent des hommes.

*

Il fallut donc qu’il le dît. Et solennellement. Et gravement. Avec toutes les formes dont on habille les gestes essentiels, les moments d’urgence. Sans me laisser la moindre possibilité de me dérober. Comment aurais-je pu l’esquiver ? Comment aurais-je pu ne pas me rendre à une telle convocation ? Quelles que fussent nos relations, notre passé de silence. Un télégramme marqué PERSONNEL – CONFIDENTIEL, déposé en hâte par un huissier sur mon bureau du Palais Farnese. Un texte à la fois laconique et alarmant : « Viens très vite. J’ai besoin de toi. Ne téléphone pas. Ne demande rien avant d’être là. Viens je t’en prie. Signé : ton père.

« Ton père » !

Lui que j’appelais par son prénom depuis l’adolescence, depuis qu’il m’y avait invité un soir de débauche partagée. Lui qui ne faisait jamais référence à nos liens de sang.

J’étais alors Conseiller Culturel à l’Ambassade de France à Rome. Dans une période d’intense activité entre nos deux pays. Des rendez-vous en cascade toute la semaine. Des réunions à présider. Quelques jours plus tard un merveilleux voyage en perspective, à Venise et dans la Vénitie : des ateliers d’artistes à visiter, une conférence à Padoue. Et cette somptueuse comtesse, veuve depuis peu, dont j’avais croisé, un soir de cocktail, les seins évidents et le sourire ambigu et qui m’attendait, promise, en sa Villa Paladienne…

Il ne me fallut que quelques heures pour surmonter le dépit, la rage de devoir renoncer à mes obligations et à mes plaisirs. J’essayai bien de résister. Absorbé par le téléphone, le courrier, les visiteurs, j’exagérais l’importance de mes engagements, je m’employais à minimiser le télégramme. Actif et sourd. Après tant d’années de silence, il pouvait bien attendre encore un peu. Et si c’était une facétie de vieillard, une mauvaise farce ? Une peccadille démesurément pathétisée.

J’avais rencontré tant de gens que l’âge rendait anxieux des moindres incidents, qui amplifiaient leurs maladies, leurs petites mésaventures. Qui se disaient proches de leur dernier soupir au moindre refroidissement. Mais peu à peu la conviction que tout cela ne collait pas avec mon père : je ne l’avais jamais entendu se plaindre ; il avait passé sa vie à cacher ses maux et ses malheurs.

Le soir même, je flanchai. La rage fit place à l’angoisse. Une image s’incrusta en moi : les traits d’un homme que je connaissais trop bien et trop peu, éperdu, suppliant, au bord de la suffocation.

Annulation générale de mes projets, valises bourrées à la hâte de tous mes vêtements comme si je ne devais jamais revenir. Aéroport de Fiumicino. Roissy. Le car qui n’en finit plus de traîner sa carcasse vernie dans les embouteillages crasseux de veille de vacances. Et cette jeune fille assise à côté de moi qui pendant tout le trajet tire cent fois sur sa jupe pour dissimuler un genou invisible.

Paris absurde, comme ce voyage, comme le renoncement aux choses essentielles qui auraient dû m’accrocher à mon poste, à mes fêtes.

Pendant tout le voyage, je m’appliquai à ne pas penser à lui, à ne rien deviner. Je m’abandonnais aux ocres de la Piazza Navone, à la majesté glorieuse du Tibre et de ses rivages ; je revoyais mon immense bureau aux petites fenêtres presque collées au plafond, bordées d’escaliers en demi-lune, nu et froid comme une crypte. Cinq années noyées dans la lumière de Rome, à désapprendre la raison, à fréquenter l’imprévisible. Cinq années pour devenir autre, pour goûter la volupté du désespoir, ce désespoir-là qui vous fait plus humain, plus convivial ; le poids de la pierre et de l’histoire qui vous donne curieusement de la distance, qui vous fait même glisser parfois, à l’aube, vers cette « tendre indifférence » qui habille d’élégance et de tolérance les âmes méditerranéennes.

J’arrivai en fin d’après-midi à la porte du petit pavillon de L’Haÿ-les-Roses qui avait abrité la douce complicité avec ce père indéchiffrable, mon adolescence agitée, après une enfance nattée d’insouciance et de futilité par le soleil d’Algérie.

Il pleuvinait chaudement sur le perron, en ce début du mois de mai. Je me réfugiai quelques minutes dans le ruissellement de l’eau pour tenter de déjouer mes appréhensions croissantes. Gagner encore un peu de temps, suspendre l’événement, face au vertigineux trou noir derrière ce mur.

D’où surgirent les odeurs de menthe et de beignet au miel ? D’où la mélopée d’un muezzin ? Je ne le saurai jamais. La banlieue de Paris n’était qu’asphalte et rugissements de moteurs. Encore un pas vers la porte. À cette heure, les terrasses de Rome grouillaient de nonchalance joyeuse et de thé glacé. On devait y consommer des cargaisons de mots et de gestes. Inutiles peut-être. Mais jamais le vide des foules ne m’avait paru aussi désirable.

Je sonnai.

— Entre !

La voix semblait venir de nulle part, à peine audible. Empêtré dans mes bagages, ruisselant, j’arrivai au seuil du salon.

Il était affalé, dans la pénombre, sur un vieux fauteuil qu’il affectionnait mais sur lequel jusqu’alors il avait scrupuleusement évité de s’asseoir. Récupéré d’une poétesse ivrogne avec qui il avait dans sa jeunesse battu la campagne. « Ce fauteuil, disait-il gravement, est beau vide. L’occuper serait une souillure, un affront au seul cul intelligent qu’il ait jamais abrité. »

— Entre, je t’attendais.

Il était donc persuadé que je viendrais ! Quels que fussent les obstacles. Je lui en voulais déjà de cette certitude apparemment tranquille. Il avait l’air de trouver ma présence évidente. Son inconscience me révolta. Comment pouvait-il être si sûr que je ne me déroberais pas, que j’accourrais en quelques heures, sans l’interroger, sans essayer de différer ou carrément d’éviter cet impossible voyage ?

Je posai mes bagages. J’hésitai à m’approcher de lui, à l’embrasser. Son calme apparent m’embarrassait. Rien n’avait changé dans ce salon, ni les plateaux de cuivre disséminés au hasard sur les murs, ni la douzaine de pipes couchées sur autant de cendriers différents, ni le bureau incrusté de nacre, immense dans cette pièce étriquée. Pendant des années je m’étais demandé comment, par où il avait pu entrer là et m’amusais à imaginer que la maison avait été construite autour de ce meuble.

Michel portait le même vieux pull multicolore qu’il arborait depuis des années, que ma mère lui avait tricoté peu avant sa mort, inspiré d’une reproduction de mosaïque florentine.

De plus en plus troublé, je restais figé, gauche, au bord du tapis, ne sachant quel geste improviser, quelle phrase balbutier. Depuis ses quelques mots d’accueil, il ne disait plus rien, absorbé par le fauteuil, par l’obscurité, dialoguant comme par le passé avec lui-même. Je me demandais s’il récitait une dernière fois sa leçon ou s’il attendait que je l’aide à parler, que je lui pose des questions. Une hypothèse rapide m’effleura même : qu’il était en train de me jouer un tour. Rien dans son attitude ne correspondait au ton alarmant du télégramme. Il paraissait identique à l’homme que j’avais quitté quelques mois plus tôt. Et le silence était le même…

Pour me donner une contenance sans doute, je me mis à marcher, les mains derrière le dos, à tourner autour du bureau, me rendant compte en même temps que je faisais les mêmes gestes et les mêmes pas que ceux que lui faisait habituellement, et que c’était lui cette fois qui observait.

Il se leva brusquement, me saisit le poignet, me regarda longuement. Son souffle s’oppressa. Il colla presque son visage au mien m’inondant de son haleine fade de vieillard. Je crus que le moment était arrivé, que les vannes allaient enfin s’ouvrir. Il n’en fut rien : il disparut dans la cuisine pendant de longues minutes au cours desquelles je réussis à ne plus penser à rien. Vidé de toute interrogation, plongé dans la contemplation d’une grosse bille d’agate posée au milieu de ses crayons, qu’il prétendait avoir trouvé dans le ventre du seul poisson qu’il ait jamais pêché. Il revint avec deux tasses de café fumant posées sur un minuscule plateau de plastique vert.

« Sais-tu, commença-t-il, que le gouvernement a démissionné ce matin ? De toute façon ça ne changera rien. D’autres potiches succéderont qui, comme leurs prédécesseurs, ne nous feront pas rêver. Diable, que leur soupe est tiède et sans goût. »

J’explosai : « Incroyable ! Sais-tu que j’ai quasiment déserté mon poste pour être là aujourd’hui. Tu ne m’as quand même pas fait venir pour me parler de politique. »

Il prit un air boudeur comme chagriné par mes protestations. Le temps infime de tremper mes lèvres, de les brûler d’amertume, je perçus :

— Tu ne sais rien… Rien de rien.

Des mots à peine murmurés, et pourtant il me semblait entendre comme un grand fracas. Comme si tout d’un coup et pour la première fois de sa vie il criait. Et pour la première fois je questionnai :

— Je ne sais pas quoi ?

Vertical, raide, il tenait encore le plateau. Il le posa. Sa main tremblait légèrement. Il tourna à son tour autour du bureau, embarrassé, comme regrettant déjà ses paroles. Il se plongea de nouveau dans le fauteuil, croisa les jambes, s’affubla d’un air docte et inspiré et déclara péremptoirement :

— Tu ne sais pas que pour tirer tout l’arôme du café il faut le laisser bouillir une minute après qu’il soit monté. Tu ne sais pas qu’on ne peut pas être un bon philosophe si l’on n’a pas étudié l’allemand.

— Tu triches, Michel.

Il fit mine de ne pas m’entendre.

— Tu ne sais pas que la mer était verte quand je m’y suis jeté.

Il pleurait. J’eus brusquement envie de serrer cet homme dans

mes bras. La sonnerie du téléphone m’en empêcha.

— Bonsoir, Monsieur Henry

— Aller dîner chez vous samedi ? Mais… je ne suis pas sûr…

— Vous ne vous dérangerez pas, vous ne ferez rien de spécial, dites-vous. Eh bien, sachez, Monsieur Henry, que si vous comptez m’inviter sans vous déranger, sans rien faire de spécial (il mimait le ton mielleux que devait prendre son interlocuteur), je n’irai jamais chez vous. Quand on reçoit, on se dérange, on honore ses invités.

Il raccrocha sèchement.

J’avais assisté plusieurs fois dans le passé à ce numéro. Il était alors au mieux. En général il rappelait trois minutes plus tard pour s’excuser, affirmer qu’il s’agissait d’une plaisanterie – « Pardon pour mon mauvais humour », concluait-il.

Ce qu’il fit cette fois encore. Je retrouvai le même air coquin, ravi qu’il était d’avoir donné une leçon sans paraître cuistre. Un mélange de pudeur et de tolérance le faisait rarement contredire ou mettre en difficulté ses interlocuteurs, quoi qu’il pensât de leurs propos ou de leurs comportements. Imprégné de cultures orientales, il prônait l’hospitalité grandiose, l’accueil généreux des étrangers, non comme une règle de savoir-vivre ni par goût du luxe mais parce que, affirmait-il encore récemment, « le plaisir qu’on s’offre en donnant du plaisir aux autres est la forme la plus esthétique de l’égoïsme. Je sais que des maniaques de la maxime ont prétendu que tout geste bienveillant était intéressé ; je sais aussi que notre époque réclame d’être vrai, naturel, mais à tout prendre je préfère le déguisement de la tendresse et de la bienveillance à l’expression pure et dure de la rapacité… Tu dois le savoir, toi le diplomate : la paix est la conciliation des masques ; la guerre naît de leur dévoilement. Et puis les bonnes choses n’ont de saveur que partagées… »

Il s’engagea à aller dîner samedi chez Monsieur Henry.

La nuit s’annonçait, ce mardi 30 juin…

Il s’endormit presque aussitôt sur le canapé.

*

Je passai une partie de la nuit à détailler ce visage ridé et amaigri, mal rasé. Le front immense lui donnait encore de la hauteur et de l’élégance, qu’il conservait jusque dans le sommeil, mais c’était bien la première fois que j’y décelai une souffrance et, au-delà, comme de la résignation. Je commençai à comprendre pourquoi je ne m’étais jamais réellement interrogé, me contentant toute ma jeunesse d’écrire et de réécrire dans ma tête la biographie imaginaire de cet homme, réfugié dans cette complicité silencieuse qui m’avait douillettement préservé des affrontements habituels entre un adolescent et son père. J’étais ainsi persuadé de n’avoir été victime d’aucun de ces traumatismes qui nourrissent les dissertations psychanalytiques. Le ciel de ma jeunesse s’était maintenu au beau fixe. Je m’étais fabriqué, il m’avait fabriqué une mémoire ensoleillée, peut-être parce que nous n’avions partagé que des futilités, du moins est-ce ainsi qu’on nomme la fuite dans le rêve, le penchant immodéré pour les amours clandestines, le refus de parler de nous, de prendre en compte le matériel, le tout plaisamment habillé d’interminables conversations littéraires.

À cet instant de ma vie, malgré ce voyage insolite, malgré le trouble qui commençait à me gagner, je ne savais encore rien de lui ; mais il avait suffi de quelques signes de lézardes pour que je commence à m’en rendre compte. Cette maison avec ses couleurs, ses objets, son odeur permanente de café réchauffé, ses craquements furtifs dans les poutres, était identique à elle-même. Michel la parcourait encore dans le même sens, ses gestes avaient à peu près la même ampleur, qui ponctuaient en volutes indéchiffrables le rythme de sa pensée. Et jusqu’au balancement nonchalant de ses mains lorsqu’il parlait, que je traduisais comme une manière de relativiser l’importance ou la portée de ses mots. Des mains longues et agitées dans lesquelles j’avais cru lire un discours permanent sur l’inutilité des choses de ce monde. Des mains comme des indicateurs de distance, comme des géométries de l’humour.

Et pourtant quelque chose venait de se fissurer. J’avais bien essayé pendant quelques minutes de me persuader que la fatigue, l’obscurité, l’insomnie, le souffle rauque de ce corps affalé diabolisaient mon cerveau. Je devais me rendre à l’évidence : malgré les apparences ce n’était plus le même homme. Je paniquai en pensant brusquement que moi aussi soudain je n’étais plus le même. Je n’étais plus que le fils inconnu d’un père inconnu face à l’épouvante des révélations qui s’annonçaient. Je n’étais même plus dans Rome. La Ville Éternelle était à l’autre bout du monde, désormais abstraite, muette.

*

Au petit matin, ne réussissant toujours pas à m’endormir, je m’employai à recenser ce que je savais de lui. Le bilan fut maigre.

Un grand trou avant son mariage, à la quarantaine, et ma naissance presque aussitôt. Je ne savais rien de sa jeunesse dont il ne parlait jamais. Moi-même je m’étais bien gardé de l’interroger.

J’aimais le mystère dont il entourait la première moitié de sa vie. Certes par nature je répugnais à poser des questions mais je devais craindre surtout qu’il n’eût pas de passé ou qu’il n’eût, comme la plupart des pères de mes copains, que des fadaises à raconter, leurs vulgaires histoires de service militaire ou les étapes de leur carrière en forme de leçons de morale. À partir de bribes, d’indices qu’il avait tout de même lâchés, je préférais imaginer une existence plus romanesque, plus troublante, en me convainquant que ce qu’il me cachait devait fourmiller d’aventures passionnantes. Préférant la rue à la maison, la foule anonyme à la famille, je n’avais nul besoin d’un père, mais, puisque cet homme me fascinait, j’en fabriquais un héros et pour rien au monde je n’aurais souhaité que la vérité ne noircît mes rêves.

De surcroît j’avais pour le mensonge un goût irrépressible qui confinait à la volupté. J’y trouvais un parfum d’irréel qui m’enchantait et je me plaisais dès mon plus jeune âge à tester la crédulité de ceux qui m’entouraient.

Ainsi lorsque gamin je parlais de mon père, comme on le fait dans les cours de récréation, je lui prêtais des activités rocambolesques : du chercheur d’or au chasseur de fauves, du gentleman cambrioleur au pilote de guerre, en passant par le chef d’une bande de truands reconverti un jour dans la critique littéraire après avoir trouvé, dans la dépouille d’un cadavre qu’il croyait riche de pièces d’or, un poème de Musset traduit en arabe.

Je savais aussi qu’il avait épousé ma mère, alors chanteuse d’opérette pour la sauver d’une extinction de voix. Depuis elle n’avait consacré qu’à lui le charme de ses cordes vocales et la quasi-totalité de ses occupations. Il lui avait fait deux enfants. Mon frère jaloux de la tendresse particulière qu’il me prodiguait était parti à dix-huit ans au Pakistan avec une petite équipe humanitaire. On ne l’avait plus jamais revu.

Je savais qu’il avait enseigné la littérature comparée à la faculté, spécialisé dans l’étude des manuscrits et qu’il avait publié un essai intitulé Éloges de l’infidélité, dans lequel il démontrait que les textes les plus inspirés étaient des œuvres de rupture et de reniement. Adoré de ses élèves, charmeur, il menait une vie relativement bien rangée, si ce n’était de temps à autre des voyages pour des destinations inconnues ou quelques rares engouements pour des dames passagères. Je savais qu’il jugeait les femmes à l’élégance de leurs pieds et de leur nuque, qu’il avait peu d’amis mais qu’il supportait vaillamment la troupe joyeuse et primaire des proches parents de ma mère.

Je savais qu’il était insomniaque, qu’il ne s’asseyait quasiment jamais, qu’il aimait le café, les confitures anglaises et les rougets en papillote. Il avait quatre-vingts cravates qu’il ne portait jamais, il se coiffait avec les mains et il faisait l’amour presque tous les soirs à sa femme.

Son mot favori qu’il ne prononçait jamais qu’en anglais avec un air mi-snob mi-désabusé : no matter. Il l’utilisait notamment pour épingler les pontifiants qui essayaient de l’impressionner par leur savoir et pour railler tous ceux qui prenaient leur propre discours au sérieux.

Son livre préféré : L’aventure, l’ennui, le sérieux de Vladimir Jankélévitch.

J’avais cinq ans à peine quand il commença à m’entraîner dans de longues promenades au cœur des quartiers les plus pauvres et les plus sales des villes algériennes dans lesquelles nous avions habité. Je ne comprenais pas très bien tout ce qu’il me disait ; il me parlait comme à un adulte sans utiliser le langage des enfants qu’il trouvait bêtifiant dans la bouche des « grands ». Il m’expliquait déjà l’horreur de la misère. Il me montrait mille détails de la vie quotidienne des Arabes. Nous passions des heures dans les cafés maures à boire du thé à la menthe, à dévorer des gâteaux aux amandes et à observer. Je compris plus tard qu’il n’essayait nullement de m’ouvrir à la conscience politique. Il se contentait de me faire côtoyer la souffrance et l’exclusion.

Dans la rue, il ne lâchait jamais ma main qu’il serrait toujours très fort. J’eus le sentiment, au cœur du drame que je pressentais cette nuit-là, d’avoir lové toute mon enfance dans cette main, toujours la même, sa main droite enveloppant ma main gauche.

Est-ce pour cela que je ne me suis jamais servi que d’une main, ma main droite, pour tout ce que j’ai fait : comme si la gauche lui appartenait, appartenait à ma jeunesse, à ses lumières, à ses odeurs. Jusqu’aux femmes que je caressais uniquement de la main droite, persuadé que seul un amour fou pourrait faire poser ma main gauche sur un autre corps.

*

Il se réveilla en sursaut vers huit heures à l’instant où moi-même, épuisé, je commençais à m’assoupir. Je sombrai sur la dernière image d’une femme voilée derrière un moucharabieh…

*

Je me réveillai au début de l’après-midi. Il était encore assis dans le fauteuil, les yeux posés sur moi. J’avais à peine entrouvert une paupière qu’il disparut à nouveau dans la cuisine et revint avec du café, cette fois dans deux verres à thé ciselés sur un plateau de cuivre. Je compris qu’il avait avec le café un rapport amoureux : il ne variait jamais les doses ni la manière de le préparer, mais il exploitait l’infini des nuances de son goût en l’habillant de mille et une façons différentes.

Le café était brûlant, il l’avala pourtant d’un trait et, en reposant le verre, il lâcha :

— Paul, j’ai tant de choses à te dire.

— Je m’en doute…

— Il faut que tu saches.

Nous ne nous regardions pas. Il parlait en marchant, la tête baissée. Moi assis sur le canapé je contemplais mes mains sans le voir.

— Tu sais parfaitement que nous ne nous sommes jamais vraiment parlé. Tu n’as jamais su qui je suis vraiment. Je ne sais pas ce que tu es devenu. Je me souviens de toi enfant, adolescent. L’homme que tu es doit être bien différent et il m’a échappé.

— Mais pourquoi maintenant ? Et pourquoi si précipitamment. Nous devions nous voir au mois d’août, pourquoi n’as-tu pas attendu ?

— Parce que je vais mourir.

Silence.

— Tu es malade ?

Silence.

— Je ne te crois pas. C’est une blague. Tu as l’air parfaitement bien. Tu n’as pas changé. D’ailleurs rien n’a changé ici et ne changera jamais.

Silence de plus en plus buté de Michel qui continuait à arpenter la pièce sans me regarder.

Je me levai d’un violent coup de reins, le coinçai contre la porte ; je le pris par les épaules et le secouai.

— Mais tu vas parler enfin ! Qu’as-tu ?

Il me fixa longuement et murmura :

— Je veux mourir.

Je croyais avoir mal entendu. Je questionnai :

— Tu vas mourir ou tu veux mourir ?

— Tu as très bien compris.

— Mais pourquoi ?

— Je n’ai plus que toi et je sais ce qui nous lie. Je sais tout ce que nous avons fait ensemble, nos escapades, nos fous rires, nos farces, nos restaurants, nos bons vins, nos cinémas, nos théâtres, nos métaphores, nos clowneries devant les imbéciles, nos sentences dont nous nous fichions, nos bras chargés de cadeaux aux anniversaires de ta mère et de ton frère, et nos fantaisies littéraires. Tu me disais des poèmes de Marot ; je te déclamais les stances de Polyeucte. Et quel bonheur quand nous avons découvert à la même seconde que Stendhal n’avait pas pu aller en Sicile et qu’il avait tout inventé de ce voyage. Mais, Paul, tu n’as pas pu ne pas te rendre compte que nous n’avons fait qu’explorer la tête et les textes des autres.

Je pensai une dernière fois qu’il était toujours aussi brillant et que cela collait mal avec le mystère et le pathétique qui entouraient cette tirade. Pourtant je le sentais tendu, fébrile, et il y avait bien longtemps qu’il n’avait autant parlé en une seule fois.

La tension monta encore quand il me déclara :

— Nous ne nous sommes jamais dit…

Silence. Je ne comprenais toujours pas.

— Quoi au juste ? Nous nous sommes dit tant de choses. Et puis était-il besoin d’aller plus loin ?

— Je ne t’ai jamais dit combien je t’aimais et je ne te l’ai jamais entendu dire.

Que pouvais-je répondre, partagé entre l’émotion jaillie du déferlement de cette tendresse toute simple et tout ce que je ressentais d’obscène dans ses déclarations ?

J’avais toujours fui tout discours amoureux, cru que les sentiments les plus forts et les plus vrais ne se disaient pas. Je n’avais jamais prononcé de mots d’amour même aux femmes que j’avais aimées et je refusais d’en entendre quand d’aventure elles s’apprêtaient à m’en gratifier.

Je me ressaisis et affirmai, d’un ton probablement convenu :

— Tes paroles me touchent beaucoup mais je ne vois pas le rapport avec ce que tu m’as dit tout à l’heure.

— Je ne vois pas le rapport, dit-il en me singeant. Bien sûr que tu ne vois pas le rapport, tu vis dans un monde où on parle beaucoup et où on ne dit rien, où on apprend à tenir bien droite sa tasse de café entre le pouce et l’index, le petit doigt dressé, et où on désapprend à vivre. Je connais bien les diplomates ; ils tournent tellement leur langue dans leur bouche qu’ils ont fini par l’avaler.

C’était lui maintenant qui s’agaçait. Il saisit le col de ma chemise et cria :

— Moi je t’aime. Mais il est bien tard…

J’ironisai :

— Il est quatre heures de l’après-midi.

Un doux sourire creusa son visage de mille rides minuscules.

Je fus stupéfait de constater pour la première fois combien cet homme était beau.

On sonna à la porte. Le facteur me remit un pli destiné à Michel. Mon père me fit signe de l’ouvrir. Il était convoqué le surlendemain à la police « pour une affaire vous concernant ».

Je le lui lus. Il resta impassible. J’évitai de lui demander des éclaircissements.

*

Vingt heures. Le silence s’était de nouveau installé depuis plus d’une heure, entrecoupé régulièrement par le ronronnement intempestif du vieux frigidaire qui semblait nous harceler, gronder d’impatience. Immobiles l’un et l’autre, lui dans son fauteuil, moi sur le canapé.

Il se leva enfin. Il saisit une pipe en porcelaine, la bourra et l’alluma méticuleusement. J’en pris une aussitôt machinalement.

— As-tu faim ? me demanda-t-il.

Nous n’avions rien mangé depuis mon arrivée, mais je me doutais bien qu’il n’avait nulle envie de préparer un dîner. Il n’était même pas question d’avoir faim. Le moindre étalage de nourriture nous aurait paru incongru. Ce rendez-vous, ce tête-à-tête détenait désormais de tels enjeux que plus rien ne pourrait nous en distraire, ni la faim, ni les courbatures qui nous guettaient. Seul le temps vibrait qui amoncelait tout ce qu’il nous restait à dire.

Je proposai néanmoins de boire du cognac. Je savais où il était, enfoui au milieu des livres, dans la bibliothèque. Je nous en servis deux grands verres.

La brûlure de l’alcool m’enhardit :

— Encore une fois, Michel, que se passe-t-il ?

— Il se passe que je veux mourir.

— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Je te le dirai plus tard, mais il faut d’abord que je trouve la force ultime… Les images, les mots dansent dans ma tête et je ne sais par quoi commencer, aide-moi je t’en supplie.

— Pourquoi moi ? Et que veux-tu faire de moi ? Ton témoin, ton légataire ?

— Mon Fils, tout simplement.

Je n’en pouvais plus. Tout cela devenait trop lourd, l’étalage des sentiments, le poids des mots, la révélation annoncée d’un quelconque secret, la mort volontaire à l’horizon.

Urgent : casser très vite le pathos, le pathétique.

— Écoute Michel, je me suis toujours Fichu d’être ton Fils, que tu sois mon père ; grâce à toi j’ai eu une enfance lumineuse ; il me suffisait de t’admirer et que tu me fasses rêver. Comblé, je n’ai pas de compte à régler avec notre passé. J’ai pu ainsi vivre comme je l’entendais, survoler l’existence avec tout ce que cela veut dire de détachement, de distance. J’aime l’homme que tu es, qui ne m’a rien enseigné mais qui sans le vouloir peut-être m’a appris l’essentiel : la légèreté, donc la liberté. Mais bien d’autres choses encore, le refus de tous les attentats à la pudeur, des chaînes du savoir, des idées reçues, de l’économie et de la prévoyance, le risque de la précarité, la volupté de l’incertain. Et j’ai fini par me convaincre que je devais ce bonheur, certes fragile, menacé, au fait de ne pas avoir eu de père, je veux dire de ne pas avoir eu un père protecteur, un père chapeau, de ne pas avoir eu cet homme qu’on dit indispensable, qui vous montre le chemin ou qui cherche à vous l’imposer. Je ne descends de personne, je suis monté de toi.

« J’avais 14 ans, rappelle-toi ; nous avions volé une voiture avec des copains. Une nuit au commissariat. Scandale dans les petites familles bourgeoises de mes acolytes qui tremblaient le matin en rentrant chez eux. Je suis rentré moi aussi. Je te revois : tu m’as offert ma première cigarette, nous sommes allés déambuler le long d’un oued asséché, tu m’as parlé d’Aristote, des enchantements de l’absinthe, du parfum du mouton grillé, de Carpaccio, de Venise. Pas un mot sur mon forfait, ni ce jour-là, ni plus tard.

« Rappelle-toi encore, j’avais 21 ans. Brillant élève, mention très bien au baccalauréat à 17 ans ; deux ans plus tard admis du premier coup en bon rang à Normale Sup., l’agrégation qui se profilait sans problème. Et Dieu sait que tu étais fier de moi. Pourtant là encore tu n’as rien dit quand le 18 mars, jour de mon anniversaire, à quelques semaines du concours, je t’ai déclaré que je renonçais. Tu n’as pas eu l’air surpris. Je crois même que tu as souri malicieusement et que tu n’as fait qu’un commentaire : « Bravo » ! Je t’ai embrassé pour te remercier, non seulement de ne pas m’avoir contrarié, mais surtout de ne pas m’avoir obligé à me justifier. D’ailleurs tu devais savoir très précisément tout ce que j’aurais pu te dire sur les pièges que je cherchais à déjouer.

Mon discours sembla l’avoir apaisé. Il remplit nos verres, tourna deux fois autour du bureau, ouvrit la fenêtre à l’autre bout de la pièce, respira longuement l’air qui s’était adouci à la tombée de la nuit, cueillit une feuille du lierre qui grimpait le long des volets, la malaxa, s’en frotta les mains et, le dos tourné, me lança :

— Pardonne-moi de t’avoir fait peur, je ne sais plus très bien où j’en suis en ce moment. Oublie ce que je t’ai dit. Allons dîner à la Taverne dit Sergent Recruteur sur file Saint-Louis.

— Mais alors pourquoi tu m’as fait venir ?

— Plus tard…

*

Michel buvait beaucoup quand la nourriture n’était pas bonne. Ce fut le cas ce soir-là dans ce repaire à touristes bourré d’Allemands au verbe haut qui festoyaient comme le font peut-être les ogres pour leur dernier repas. Par provocation, par dérision ou pour faire la nique au bon goût (cet être indéchiffrable ne livrait jamais rien de ses motivations), Michel aimait retourner régulièrement dans cet endroit enfumé, bruyant, au saucisson ruisselant et à l’andouillette douteuse qui gisent sous de petites lampes de plastique jaunâtre immuablement encroûtées sur des toiles cirées à carreaux qui ont dû être rouges et blancs.

Il se leva vers midi, but très vite trois cafés brûlants et retourna dormir jusqu’à la tombée de la nuit.

19 heures : nous sommes installés au salon, un verre de Campari à la main. Michel m’affirme que l’alcool serait plus savoureux avec du Perrier et de la glace. J’esquisse un mouvement pour me lever pour aller en chercher au frigidaire. Mais il se dresse d’un bond, saisit mon verre et se précipite à la cuisine.

Il m’aura fallu écrire ces mots, faire une tache d’encre à cet instant précis, pour comprendre, bien des années plus tard, le sens de ce geste que sur le moment je pris pour de l’empressement presque mondain.

— Te souviens-tu, me dit-il, des dernières pages de L’été que nous récitions parfois le dimanche en guise de psaume. Je crois d’ailleurs que c’est toi, mon fils, qui m’a transmis, oui transmis, c’est bizarre mais c’est ainsi, le goût d’apprendre par cœur des paragraphes entiers, de longs poèmes et de les clamer très fort. Page 98.

Nous nous regardons un instant et ensemble nous psalmodions :

Le secret que je cherche est enfoui sous une vallée d’oliviers dans l’herbe et les violettes froides…

Il m’interrompt et, brusquement tendu, d’une voix lointaine, il marmonne :

— Mon secret à moi, tu le trouveras à la cave derrière les bûches, dans le renfoncement au fond à droite, là où la lumière n’arrive pas. Demain à cette heure-ci.

Nuit.

*

14 mai 1968, vingt heures

La France, l’Europe ont changé de couleur, le monde a basculé enfin dans l’ivresse et je ne sais rien. Je sais seulement qu’on est le 14 mai 1968, qu’il est vingt heures, que pour la première fois de ma vie j’ai dormi pendant vingt-quatre heures, que pendant ce long sommeil j’ai vaguement entendu des voix inhabituelles dans la maison et la sirène d’une ambulance ou d’une voiture de pompiers. Je sais que mon père n’est plus dans la maison et que je dévale, une lampe de poche à la main, les escaliers qui mènent à cette cave où visiblement on n’est pas descendu depuis longtemps, les toiles d’araignée ayant presque ficelé la porte.

Derrière les bûches, une malle de métal grisâtre, de celles qu’on utilisait jadis dans l’armée pour transporter les uniformes, verrouillée par un cadenas dont je n’ai pas la clef.

Je quittai précipitamment cet antre. Jamais je n’ai couru aussi vite et aussi longtemps. Cachan. Le Kremlin-Bicêtre. Porte d’Italie, Avenue d’Italie, Place d’Italie, comme si Rome m’ordonnait de rentrer immédiatement sans avoir forcé le cadenas, sans avoir ausculté la boîte noire. Fuir, fuir le plus loin possible sans me retourner. Ne toucher à rien. Boulevard de l’Hôpital, Pont d’Austerlitz. Jusqu’à épuisement. Jusqu’à l’entrée du quai n° 9 Gare de Lyon.

*

Je ne connaîtrai donc jamais le secret que mon père avait voulu me livrer avant la poudre blanche dans le Campari soda, avant de m’endormir pour m’éviter d’assister à sa mort. Refus de l’obscénité de la révélation pour continuer de faire vivre en moi un père imaginaire qui, une nuit de vraie ou de fausse confidence, avait laissé échapper quelques lambeaux de réalité. Comme pour s’excuser d’avoir bouleversé ma vie pour un simple mot d’amour.

*

Il faisait beau à 11 heures du matin sur la terrasse du café Bolognese Piazza del Popolo, le dernier jour du mois de juin, au pied de la colline du Pincio. Ma voisine se prénommait Luce, belle Vosgienne égarée dans la Ville Éternelle. Je lui demandais en me penchant vers elle :

— Aimez-vous l’alpinisme ?

Nous quittâmes Rome à la fin de l’été. Luce me raconta pendant le voyage que sa mère avait vécu jadis dans une petite ville de la banlieue du sud de Paris.

— L’Haÿ-les-Roses, je crois. Tu connais ce nom-là ?

J’affirmai que non.

À celle dont je ne peux évoquer le nom sans avoir honte de n’être que moi-même

Je t’envoie ces mots, Françoise, de ma cabane au sommet du Mont Kalagan qu’on surnomme là-bas The end of the bridge, à 5 437 mètres.

Par-delà les neiges éternelles je t’offre, en plus de ma très haute affection, mon père et ma vie ; fais-en bon usage, je veux dire l’usage que tu voudras. Et toi que les salons parisiens et tes talents d’accoucheuse ont faite reine, as-tu trouvé le Dieu caché que tu dis n’avoir jamais cessé de chercher ? Ou est-ce encore une de ces facéties dont tu as le secret pour finir en femme crucifiée et nous donner une dernière leçon d’humanité. Je sais moi que, si tu as beaucoup menti, c’est pour te préparer à ne pas mourir sans regrets. Adieu Françoise.

Moi-même je ne sais plus très bien ce qui est vrai ou faux de tout ce que je viens de te raconter ; je ne sais plus très bien qui est mon père, ma mère, ni de quelles musiques s’enchantent les fontaines de Rome. Je suis peut-être né de l’étreinte du ciel et de la montagne, langé par les nuages, allaité par les étoiles.

De tout ce que nous avons fait ou entendu jusqu’à présent, qu’avons-nous retenu ? Peu de choses en vérité si ce n’est ce que nous aurions aimé faire ou entendre en ce monde. Et encore ! ? Il se pourrait bien que le nom de l’auteur de ce livre ne soit que le pseudonyme du vent venu un soir d’ivresse te murmurer cette histoire… qui aurait pu être la tienne.

Qu’en dis-tu ?

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