De la fécondité du débordement

Claire Lejeune,

Je n’ai jamais eu jusqu’ici le moindre intérêt pour le football. Il est vrai que n’ayant jamais vraiment pratiqué un sport en particulier, non sans en éprouver parfois quelque regret, le sport en général est demeuré hors du champ de mes préoccupations. Hors du champ de mes passions.

Étonnée par l’engouement croissant que suscitait le Mundial et touchée, sans doute, par sa contagion, il m’est arrivé cet été de regarder quelques petits bouts de matches à la télévision et en particulier le dernier quart d’heure du « France-Brésil », puis de m’interroger sur la portée réelle de l’événement que fut cette « Coupe du monde » de 1998.

Qu’est-ce que cela veut dire, me dire, nous dire ? Qu’y a-t-il à comprendre ?

Et voici que par l’invitation à participer à ce dossier intitulé « La coupe est pleine », le Mundial cesse de m’être hors-champ. Il fallait réellement que la coupe fût pleine pour déborder dans mon champ de réflexion ! C’est très précisément de ce débordement que ma pensée, elle, vient de se faire un objet. Un nouvel objet ?

En somme, elle n’en eut jamais d’autre que le manque et l’excès, objet double d’une volonté passionnée de comprendre et de s’approprier ce qui lie l’un à l’autre.

La pensée poétique n’a d’autre ressource que ses contradictions, d’autre source d’énergie que la haute tension entre ses extrêmes. Elle sait que la violence du désir rompt ses digues précisément où et quand le manque à son comble s’excède. Et qu’il ne s’excède jamais que là où il se vit jusqu’à ne plus pouvoir se contenir.

Penser l’excès ne se peut justement sans penser le manque puisque l’un réside en puissance dans l’autre comme le Yin dans le Yang et le Yang dans le Yin. Ce sont les métamorphoses de leur lien qui font sens, double sens dans une vie. C’est de la connaissance de l’écart entre nos extrêmes que nous advient l’intuition de ce qui est à faire pour changer la vie lorsqu’elle va mal.

Qu’est-il arrivé au peuple de France, quel ras-le-bol au pays de Descartes pour que la Coupe du monde lui soit lieu de déborder ?

La mesure, c’est l’affaire des lumières de la raison spéculative, continuellement menacée de défoncement par cette catastrophe qu’est le surgissement de la démesure. La raison est impuissante à intégrer ce qui par définition la déstabilise ; la démesure ne lui inspire jamais que la peur. D’où le combat stérilisant que la raison d’État ne cesse de mener contre tout ce qui la dépasse, tout ce qui excède les bornes de son champ. Mais nous savons aujourd’hui qu’il existe un seuil de ce refus de penser le fond du problème de l’exclusion, un seuil d’irresponsabilité où la coulpe est pleine, où c’est le trop-plein du refoulé qui déborde dans la rue ou sur les gradins du stade.

Il n’est pas fou de penser que par la télévision et les autoroutes de l’information, le monde entier fut touché par l’événement, qu’en tout cas la mémoire terrestre en garde la trace salutaire.

Il y avait eu la montée des nationalismes, des intégrismes religieux et politiques, des racismes, des sexismes en même temps que le constat d’impuissance des pouvoirs institutionnels à enrayer l’exclusion et la corruption. Il y avait eu la lente exaspération de la colère des gens et des peuples, la projection sur la « coupe » de leur désir fou de vaincre la fatalité de leur obscure condition. Le ballon rond devenu l’objet universel de la ferveur populaire, symbole messianique de la chance de se sauver du monde inférieur des vaincus.

Il y avait eu l’escroquerie sans précédent des billets d’entrée dans le stade, l’exclusion des sans-grade qui ne pouvaient se les offrir aux prix exorbitants du marché noir. Il y avait eu l’hypertension entre les polices et les casseurs ; la réalité plus ou moins démasquée des transactions internes et externes de l’Organisation corrompue par la toute-puissance de l’argent, et l’insupportable matraquage publicitaire.

L’écœurement était à son comble. Logiquement, raisonnablement, on pouvait craindre un débordement de haine, ce fut un débordement d’amour. Une irruption de solidarité, de générosité, d’amitié qui tient du miracle, qui fit du bien au monde au moment où il est au plus mal ; un instant de répit, de rupture avec la fatalité fratricide de l’Histoire, le temps – hors-temps – de nous donner à voir et à penser que le remède au malheur réside en nous. Quelles que soient les interprétations, les détractions, les manipulations dont la secousse a fait et fera l’objet, il n’en reste pas moins que notre subjectivité

a enregistré – en direct – cette pulsion de vie, ce délire de joie ; qu’elle garde la mémoire de ce moment d’ouverture sur une démocratie effective, dynamisée par l’étrangeté, par l’hybridité même d’une équipe dite nationale. Ce nouveau monde où la solidarité des différents a pris le pas sur l’exclusion n’est plus une utopie puisqu’il a déjà eu lieu quelque part, ne fût-ce qu’un seul jour, au vu et au su de tous ! Nous savons désormais qu’il est possible. Qu’il peut devenir réel à condition que ceux et celles qui le désirent plus que tout autre bien coopèrent sans relâche à le faire arriver.

Autre chose à écrire que ce que le robinet médiatique a fait couler à flots…

Comment comprendre ce miraculeux jaillissement de générosité, comment l’empêcher de se tarir, comment nous en faire une source permanente de santé sociale si ce n’est par la connaissance des gouffres du manque qui l’a nécessité ?

L’abondance des savoirs théoriques et techniques dont le manque – la source du désir – fait aujourd’hui l’objet vise non seulement à l’exploiter, à le manipuler, mais à le contrôler, à préserver l’Ordre social de ses débordements. Le manque – fût-il celui de l’amour, de la justice, de l’alcool ou de la drogue — ne se connaît réellement que par l’expérience intime, abyssale qu’un individu fait de ses supplices. Lui seul connaît par le fond la douleur dont il parle lorsqu’il parvient à en témoigner.

Ce qui signifie que les ruptures de la « normalité » ne peuvent être opérativement, salutairement intégrées que par la pensée de ceux et celles que tourmentent non seulement l’expérience du manque mais la volonté de connaître sa nature même en vue d’y remédier ; volonté de le faire parler de lui-même, de lui donner lieu de s’écrire dans une langue qui lui est propre en même temps qu’elle nous est commune.

Faute de ces témoignages poétiques, l’irruption du nouveau dans le cours du destin de « notre petite planète malheureuse » reste fatalement soumise à récupération par les pouvoirs dont il a ébranlé les fondations. Manœuvres plus ou moins insidieuses qui n’ont guère manqué en France, aussitôt après l’explosion de joie sur les gradins du stade de Saint-Denis. Il en fut de même en Belgique lorsque le débordement de la coupe d’amertume et d’indignation se traduisit dans les rues de Bruxelles par la ferveur silencieuse de la Marche blanche.

D’où l’importance vitale du travail d’appropriation des ruptures – des événements qui font sens – par les écritures marginales de ce temps. Et de l’interaction, de l’interlecture de ces écritures qui n’ont rien à faire du sensationnel.

Urgence de la création d’un réseau pensant, d’un autre internet, qui contrevienne ponctuellement à celui qui planétarise le manque à penser qu’on appelle aujourd’hui « la pensée unique ».

En quoi Marginales – lieu de citoyenneté poétique – ressuscite à la bonne heure.

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