Retour sur Mars

Luc Dellisse,

J’ai cru longtemps que c’était la planète Mars, et que j’étais un Terrien. La distorsion de ma vie tenait à cet exil. Monstre des plaines, largué au milieu d’un peuple d’oiseaux. Leur plumage, leur tête ronde, leur piaillement joyeux ne m’étaient pas antipathiques. Mais je ne comprenais rien aux mœurs qui les régissaient. Plus encore que leur sexualité étrange et leur nidification, ce sont leurs cris et leurs jeux qui me donnaient une impression de folie.

Puis je suis devenu assez stoïque pour m’avouer en face qu’il n’y avait qu’une seule planète et que c’était la mienne. Entre-temps j’avais enfin quitté l’Institut Saint-Nicolas, où le culte du football l’emportait sur celui du saint tutélaire : le 6 décembre n’était même pas férié, mais bien le 1er mars, date où un ancien élève de l’institut, nommé Paul Van Himst, avait été sacré meilleur joueur national. Ma vie n’a pas été absolument dépourvue de malheurs depuis que je ne suis plus tenu de jouer au football trois fois par semaine : c’est-à-dire depuis trente ans. Mais il me semble n’avoir plus été confronté depuis lors à l’exercice direct de la Terreur.

La Terreur, pour exister, n’a pas forcément besoin de bonnet rouge et de guillotine. Il suffit que le mal qu’on vous inflige, on prétende vous l’infliger pour votre bien. Si les pères m’avaient dit : « les terrains de foot sont à vous, nous fournissons les ballons, que ceux qui le veulent se rassemblent pour former une équipe, pour les autres, étude », j’aurais pris le foot pour ce qu’il n’est pas : un jeu collectif, tout en vitesse et en ardeur. J’aurais pu y jouer à l’occasion. Mais ça ne se passait pas ainsi du tout. On vous condamnait au foot comme aux galères, et il fallait encore faire semblant de rire de joie. Personne n’acceptait d’imaginer qu’on puisse ne pas avoir envie de jouer. Du moins personne de l’espèce humaine. D’où mes fantasmes martiens.

Aujourd’hui, je peux rire de tout, y compris de l’immense enthousiasme mondial pour le noble art du foot. Mais je suis quand même quelqu’un qui aimerait mieux changer de planète que courir après un ballon.

Quant au spectacle qu’offre, à la même heure, sur tous les écrans du monde, le même match, comment dire ? Je me sens moderne par comparaison. La lenteur des images et plus encore des commentaires, la fadeur des sites, la torpeur des livings où tout se passe dans le triangle divan-table-télé, appartiennent au passé révolu de l’histoire des hommes ; tandis que je dors déjà, vite, vite, tout dans la joie du réveil à l’aube, du café noir, du stylo rond qui m’attendent. L’avenir est en moi.

La haine de mon enfance, qui est ma seule colonne vertébrale, a autant de formes que je veux. Tour à tour la religion, la province flamande, les hurlements quotidiens de mon père, ou les interminables après-midi d’été, me fournissent une nouvelle facette du malheur. Mais la plus scintillante et la plus mortelle reste le football.

Bien entendu, que des gens tapent sur une balle pour l’envoyer dans un filet est indifférent (du point de vue de la morale). Bien entendu, la science parfaite et quasi divine avec laquelle un gardien de but nommé Fabien Barthès (un collatéral de Roland Barthes, moins la francisation du nom, c’est-à-dire la possibilité même d’écrire Fragments d’un discours amoureux) intercepte tous les tirs a la grâce mélodieuse, un peu assommante, d’une toile du Titien.

On pourrait même penser à aimer le football, s’il n’était qu’un sport.

Mais la Terreur, quand elle revient, ne laisse pas de place aux détails et aux nuances. Être supporter, ce n’est pas seulement souhaiter la victoire d’une équipe de prédilection, ni sentir battre son cœur plus vite au moment des penalties, ni même vibrer avec la foule des supporters du même bord : c’est adhérer à une éthique globale dont les clauses sont qu’il faut porter de baskets à trois bandes et ingurgiter de la bière à même sa boîte en alu.

En France, pays qui passe, par on ne sait quelle légende, pour une nation de buveurs de vin, les ventes de bière ont augmenté de cinquante pour cent durant le Mondial, tandis que les Français, qui sont considérés, on ne sait pas du tout pourquoi, comme des amateurs de bien manger, multipliaient par deux leur consommation de fast-food.

Je ne suis pas gastronome. La science des vins et le culte des saveurs m’ont toujours paru de frivoles passions. Pour la nourriture comme pour l’ensemble des objets du monde, je me définis bien plus par mes haines que par mes amours. Où que je dîne, dans un restaurant ou dans quelque villa, mes préférences importent peu : il s’agit surtout d’échapper à la choucroute, au couscous ou au chili con carne (ah, les horreurs !).

Il reste que le Mondial aura eu pour effet de précipiter la raréfaction de l’esprit culinaire, dans les pays qui avaient une cuisine, et de la confirmer dans les autres. On sait comment ça se passe : la cuisine ne disparaît pas, elle devient élitaire. Il faut payer les plats canailles au prix du caviar et côtoyer des mutants qui ont suivi des stages au savour club et qui font glouche-glouche entre leurs joues spongieuses pour jauger la qualité d’un petit vin de Touraine.

Comment ne pas détester un sport qui fait reculer la blanquette de veau et la brandade de morue, le petit salé aux lentilles et le feuilleté de poulet au citron, et le hachis Parmentier, et la petite marmite mise au point par Magny et perpétuée de nos jours par l’ineffable Marie-Jeanne Lucas ? Et au profit de quoi disparaissent ces merveilles populaires ? De la Heinemuller (peut-être la plus mauvaise bière du monde) et des pizzas en mastic.

C’est une règle élémentaire du marché moderne : ceux qui ont goûté à la mauvaise qualité ne reviennent jamais à la bonne, même quand les prix sont identiques. Le foot a fait basculer quelques millions de plus dans la consommation de saloperies alimentaires, qu’on ne se résignait autrefois à toucher que si le malheur des temps vous avait exilé en Alabama.

Je n’ai presque jamais cédé à mes nerfs. Je déteste la chaleur, la Bible et la télévision. Je déteste aussi le folklore, les restaurants tex-mex et les Carmina Burana. Je déteste l’opéra, le beaujolais nouveau et les curiosités naturelles. Je déteste la nuit et le fond de teint. On voit à quoi mène l’addition de toutes ces aversions singulières. On voit que ce que je déteste le plus au monde, c’est la religion. C’est une haine sans merci mais sans incidence pratique. C’est mon jardin secret. Il y a déjà longtemps que je ne tue plus.

Si j’étais encore un tueur, je tuerais à cause du football. Après le communisme, le terrain religieux était libre et donc le football est venu. Hystérie, délation, persécution, fanatisme, oubli de soi : tout y est. Mais non. Je suis devenu bénin. Je vois les foules canalisées, les tranchées fluides, les écrans connectés sur un programme unique, la sphère civile et la sphère financière enfin totalement dissociées. Et après ? Il fallait bien que l’humanité trouve une formule pour hâter son unification planétaire. D’après mes informations de seconde main, elle l’a trouvée.

Le football ? Victoire de la société du spectacle. Culte enthousiaste de la mort. Bloc-moteur qui régit tous les actes. Caméra qui continue à filmer, longtemps après la disparition de l’espèce humaine – qui commence, maintenant.

Ici, sur la planète Mars, les liens que j’avais réussi à nouer avec les indigènes se rompent peu à peu. Je retrouve la solitude que j’éprouvais il y a trente ans, quand j’ai compris que j’étais exilé pour toujours sur cette planète ridicule.

Si j’étais né ici, j’aurais fini par m’habituer. Je n’aurais même pas eu à m’habituer : j’aurais trouvé tout cela naturel. Mais je suis né sur la Terre. J’ai connu la diversité infinie de peuples légers, rapides, féroces, indomptables. Je n’étais pas fait pour la lenteur martienne, ce mélange à parts égales d’ignorance et de docilité.

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