Un sport d’équipe

Yves Wellens,

Le récent tournoi n’a pas permis qu’éclate le talent hors norme de Garastu, dont le pays lui-même fait du reste partie intégrante d’un continent manifestement sous-représenté, dans cette sphère d’activités comme dans bien d’autres. Son équipe était au rendez-vous, cependant : mais elle a disparu prématurément, laissant la place, là aussi, aux « grands de ce monde ».

Ce qu’on sait moins, c’est que ce joueur avait mis au point, dans le plus grand secret, une technique originale et infaillible pour marquer. Selon ses propres calculs, cette innovation était appelée à un retentissement aussi fort que celui du saut dorsal de Richard Fossbury au concours de la hauteur en 1968 à Mexico (rien de moins, par conséquent, qu’une révolution copernicienne…). De plus, consécration suprême à ses yeux, sa prouesse aurait fait de lui l’égal de ces parangons du jeu inventif et des vertus offensives (les deux traits étant dans leur cas indissolublement liés), l’équivalent de ces êtres qui se voyaient à juste titre comme le prolongement inéluctable de la trajectoire du ballon et sans lesquels celui-ci n’aurait jamais roulé que dans une course absurde et dénuée d’harmonie, le semblable de ces albatros qui, à rebours de ceux plaints par Baudelaire, marchaient enfin, volaient même, et dont les ailes de géant se déployaient maintenant sans retenue, presque sans adversité. La foule les applaudissait comme si elle procédait sur elle-même à l’imposition des mains : eux, le Major galopant (Puskas), Tête d’or (Kocsis), le Pibe de oro (Maradona), le Pelé blanc (Cruyff), Pelé lui-même, der Bomber (Gerd Muller), le divin chauve (Di Stefano), Don José (Altafini), la perle noire (Eusebio), voire, pour citer une gloire locale, Roger-la-Honte (Claessen). Ceux-là avaient repoussé dans leurs cartons les pâles tactiques et les ternes stratégies dont on prétendait quelquefois les investir, et, dans tous les sens du terme, avaient su tirer la conclusion de leurs exceptionnelles facultés. De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, trompetaient-ils à tous les coins et sous tous les angles, tandis qu’un chœur remué dans toutes ses fibres suivait la partition de ces enchanteurs jusqu’à la note ultime, évidemment répétée jusqu’à satiété. Tous, à quelque degré, avaient su épuiser par leurs gestes ou par leur grâce les ressources du langage ; ou alors ils avaient semé devant eux tant de mots épiques, d’épithètes grandioses et d’épanchements débordants que ces morceaux avaient fini par composer une Geste respirant la piété et la vénération. « Quelle plus belle preuve d’exister que de donner à un tel rêve le loisir de s’incarner à nouveau ?… », s’étaient donc dit Garastu et des milliers d’émules de son genre, qui, en effet, n’avaient jamais rien conçu d’autre, dans toute leur vie, que de se rallier à ce panache. Pendant toute sa jeunesse, le garçon avait, pour s’endormir, enfoncé sa tête dans le ballon crevé qui lui servait de coussin, à l’instar d’un attaquant (Van Basten) pourtant dédaigné dans son panthéon personnel. Certes, il ne croyait plus, désormais, que le morceau de cuir dégonflé lui avait transmis, par sa matière et par son odeur, les secrets tant recherchés de cette alchimie. Et pourtant, Garastu pensait les détenir tous ; mieux, il en avait forgé un autre, et il allait à présent en exposer le mystère à la face du monde. L’entrain de ses débuts était resté intact, mais il n’avait pas ressenti encore (d’ailleurs, aurait-il pu l’admettre ?…) que cet enthousiasme, au premier instant, était déjà une forme de mélancolie…

Il ne nous revient pas de dévoiler la technique mise au point par Garastu. Nous ne pourrions en livrer qu’une description sèche ou qu’une faible esquisse, et notre recours obligé à des schémas explicatifs ne ferait que souligner davantage cette déficience. Décomposer un mouvement n’a jamais rendu compte de la fulgurante intuition qui y a présidé. Le geste qui apparaît dans toute sa pureté, comme le « cristal de l’événement total » dont parle Walter Benjamin, vient du tréfonds de l’histoire des gestes ; il justifie le jeu par la beauté dont il l’enveloppe soudain. Mais un tel instant ne se laisse pas appréhender à la va-vite, même par les mots les plus courts ! Et puis, c’est avant tout Garastu lui-même qui doit révéler le tour de passe-passe à tous les incrédules, même si cette perspective paraît s’être éloignée durablement.

Car, en dépit de sa discrétion, le secret du joueur fut éventé avant qu’il puisse l’accomplir. Garastu s’était-il ouvert de sa trouvaille auprès d’un membre vénal de son entourage, ou a-t-il été surpris en plein exercice par quelqu’un qui, passé le premier moment bien compréhensible d’ébahissement, n’aurait eu de cesse d’exprimer sa stupeur à voix haute et devant témoins ? En tout cas, l’agent du joueur en fut avisé. Il comprit aussitôt le parti qui pouvait résulter de cette nouveauté : et il en avisa à son tour l’entraîneur de l’équipe. Mais celui-ci y vit plutôt un coup de force du joueur, qui ne prenait pas la peine de le consulter pour lui faire adopter un dispositif exclusivement axé sur l’attaquant : il reçut fort mal l’intermédiaire et lui signifia, après avoir renoncé à l’humilier et à l’éconduire, qu’il ne pourrait tolérer une telle manifestation d’égoïsme dans un ensemble réputé homogène. L’irascible mentor ne put qu’aviser les cadres de la Fédération de ses décisions. Ils en prirent acte, mais décelèrent aussi, dans le spectaculaire secret de Garastu, une plus-value possible pour stimuler l’audience, jusque-là assez limitée, que recueillait le onze national. Ses responsables prirent langue avec leurs partenaires financiers, qui, naturellement, dressèrent l’oreille à l’évocation d’un surcroît de notoriété que l’exploit, s’il était bien annoncé, pouvait engendrer pour leurs marchandises. Et, effectivement, les agences de publicité, dûment avisées, virent là tous les ingrédients d’une campagne réussie : elles suggérèrent de rouvrir des négociations sur les emplacements et les dimensions de leurs panneaux dans les stades, afin qu’ils s’inscrivent au mieux à l’image quand Garastu prendrait son envol et frapperait. Ces ordonnateurs à temps complet de l’éphémère voulaient même négocier ou multiplier les cadrages et les mouvements d’appareils des caméras présentes autour des terrains, afin qu’elles aussi servent au mieux les desseins de leurs clients. Des « bureaux d’études de marché » fournirent des tableaux très complets, calculant, avec force graphiques et courbes à l’appui, le moment où les prouesses de Garastu atteindraient un impact maximal (dix minutes, mais non symétriques, dans chaque mi-temps, et surtout à la toute fin d’une rencontre). Mais les chaînes de télévision redoutaient que soit remis en cause le fragile équilibre intervenu sur les tarifs et les « espaces » dévolus à chacun. Leurs directeurs écoutèrent les quémandeurs, qui, après tout, étaient aussi leurs bailleurs de fonds. Mais ils leur firent remarquer à quel point il était périlleux de chercher d’autres clefs pour un accord si bien « verrouillé ». Toute modification, poursuivirent-ils, se monnayerait au prix fort, ce qui, de leur propre aveu, rendrait bien trop chères les deux secondes éventuellement grappillées dans le feu de l’action pour vanter leurs marques.

Les responsables de la fédération, apprenant cette fin de non-recevoir, furent extrêmement déçus. Ils entreprirent d’intercéder auprès du Comité d’organisation, en mettant en exergue la prouesse inédite de Garastu. Mais ce Comité, empêtré dans un scandale de billetterie distribuée selon des procédés opaques et des critères parfaitement arbitraires, n’accéda pas à leur requête, arguant que leur sport ne pouvait se grandir en cautionnant des intérêts partisans. Les sourires qui accueillirent cette déclaration étaient, dans la conjoncture, moins imprudents que ces propos eux-mêmes, mais ils déplurent néanmoins. Certes, les responsables du Comité furent quelque peu ébranlés par l’hypothèse, formulée par le trésorier de la Fédération, selon laquelle « les intérêts financiers peuvent aussi bien ne pas être des intérêts partisans, s’ils sont partagés par plusieurs parties ». Mais cette remarque, que manifestement ils pesèrent, ne suffit pas à emporter leur adhésion. La réouverture de telles négociations, fût-elle motivée par la perspective d’une superbe innovation, leur paraissait trop lourde de menaces, qui seraient encore aggravées par leur longueur excessive. De toute façon, ces responsables ne pesaient de tout leur poids que pour faire triompher le prudent statu quo dont ils tiraient tous leurs avantages. Ils trouvèrent surtout dans cette requête une opportunité presque providentielle pour raffermir à peu de frais leur autorité sérieusement écornée, froissée comme un billet d’accès au stade.

Simplement, vu qu’ils étaient sur la sellette, ces responsables durent mettre des formes à leur refus et tempérer leurs manières ordinairement autocratiques. Eux qui se croyaient au-dessus des lois et du lot commun allèrent cette fois jusqu’à prononcer des paroles bienveillantes et à juger « instructive » l’audience qui s’achevait ; et ceux de la Fédération, abusés ou non par l’aumône de ces quelques mots, s’en trouvèrent immédiatement flattés et durablement consolés. À vrai dire, les pontes du Comité, adoubés par les instances internationales, « en avaient vu d’autres ». Ils baignaient dans un monde où les « fautes nécessaires », même si elles peuvent être sanctionnées, sont une preuve de puissance ; où un enchérissement est un croc-en-jambe qui vise sciemment à paralyser ; où le une-deux est pratiqué par des alliés de circonstance qui attendent de jouer cavalier seul ; où un coup franc savamment brossé rebondit sur le mur défensif parce que celui-ci n’est composé que de géants et s’étend jusqu’aux lignes de touche. Ces gens personnifiaient, comme leurs pareils dans d’autres domaines d’élection, la mécanique d’un système dont la perfection réside en ceci que personne ne peut s’y soustraire sans en être exclu. Pour s’en convaincre à nouveau, ils firent repartir cette mécanique dans l’autre sens, pour en vérifier les excellents rouages. Et, en effet, les concepteurs ramassèrent les brouillons de leur campagne avortée ; les partenaires donnèrent d’autres directives à la Fédération ; celle-ci confirma les pleins pouvoirs accordés à l’entraîneur ; le vieil irascible avisa l’agent de Garastu que, désormais, il ne lâcherait plus le joueur d’une semelle et, pour reprendre son langage dépourvu d’aménités, qu’il l’empêcherait par tous les moyens d’encore « faire des siennes ».

Au cours de la première rencontre, Garastu sentit, à un moment, que toutes les conditions étaient réunies pour faire montre malgré tout des merveilles de sa technique. Mais, alors qu’il se croyait isolé et qu’il se préparait à jaillir, il se sentit soulevé de terre et amorça une révolution imprévue sur lui-même. Pendant son vol plané, il lui sembla qu’un silence écrasant s’était abattu sur le stade et le plaquait encore plus lourdement au sol.

Garastu fut écarté pour la seconde rencontre et ne fit qu’une brève apparition dans la dernière. On le présenta comme l’une des déceptions majeures du tournoi. Le seul article un peu fouillé qui lui ait été consacré durant cette période portait un curieux sous-titre. On ne sait s’il contient un lapsus ou s’il atteint le comble du cynisme, que les journaux laissent entrevoir à l’occasion, quand ils ne parlent pas des « grands ». Garastu est sur la pente descendante : c’est là qu’il s’entraîne et que nous l’avons rencontré.

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