De la thèse universitaire comme antidote au leurre des leurres

François de Callataÿ,

Longtemps, je me suis défini comme chercheur. « Et vous cherchez quoi ?« , me demandait-on. « Je fais des recherches en histoire ancienne, grecque plus précisément« . Une façon très sûre de ne pas être embêté. Je dois pouvoir encore citer la liste des personnes qui se sont trouvé le coeur de me questionner plus avant. Aujourd’hui, j’ai des titres et je les jette en pâture quelquefois. J’utilise « Sorbonne » souvent et ce n’est pas bien, mais « académicien » est plus tangent encore. « Conservateur », de façon ludique, tant semble répandue l’image du vieil homme à lunettes, blanchi et chenu, un peut triste encore que foldingue. Je me donne, pour rire, du « responsable », moi qui contemple avec bonheur ceux qui ont tant voulu le devenir. Et j’attends comme un frisson sénile le jour où je ne rirai plus. « Directeur » et « chef » (ah, bon ?) me sont cause de gratouillis asociaux, ce qui est pécher gravement (j’y suis très sensible), sans fruit au surplus. « Docteur » appelle le complément d’information. Vous pouvez être docteur en médecine, usurper votre titre de docteur en droit ou être italien, et dès lors né avec. « Docteur à thèse », dit-on aujourd’hui, par souci de précision (« Docteur ès lettres » était déjà présenté comme vieilli il y a trente ans).

Donc, oui, la thèse un jour. Et cette question tant de fois ressassée : que s’est-il passé durant ces années-là ? Par quel miracle, par quelle magie, ce grand effort a-t-il enrichi – et pour toujours – la perception du monde qui m’entoure ? Quand, à quel moment les petites bactéries d’esprit critique sont-elles rentrées dans l’organisme ? Par quel processus forcément alchimique la transmutation a-t-elle opéré ? C’est que – en effet – à y revenir, j’ai la perception moi aussi d’un surcroît paradoxal. D’un enrichissement définitif qui, pour avoir été au bout d’un sujet particulier, y a gagné en regard de façon générale (ou toute autre formule de cet acabit au ronronnement sympathique).

Part faite du wishful thinking propre à tout grand organisme conscient de sa mission, il faut faire confiance à l’Université. L’Université couronne un système d’enseignement fait de plusieurs cycles largement consacrés à l’apprentissage d’outils. Il y a mille manières de définir ce qu’est une université. Ma prédilection va à celle, simple et directe, qui en fait un lieu où l’on produit et transmet du savoir. Mais il n’y a pas mille façons de définir « l’esprit universitaire », qui tourne tout entier autour de la notion d’esprit critique. Voilà pourquoi les cours de critique historique sont toujours apparus comme si essentiels à l’idée même que l’on se fait de l’université. Or l’université – qui est ou se veut être le lieu par lequel se dispense l’esprit critique – a elle-même mis au point comme couronnement de sa formation une épreuve qui est la thèse de doctorat. Ou la dissertation philosophique si vous vous tournez vers le monde anglo-saxon. On rappelle ici que ce monde dispense partout des PhD – pour Philosophy Doctorate, sauf à Oxford où vous êtes DPhil. Ce ne doit pas être trop grave : même la Tamise change de nom à Oxford, où elle s’appelle Isis, sans que cela ne trouble le cours de ses eaux.

L’étrange avec la thèse de doctorat est que, à n’y pas bien regarder, elle pousse plutôt au crétinisme, façon crétin des Alpes, où le doctorant se cloître dans sa vallée (se goître s’il est déjà crétin) et consomme avec appétit une nourriture remarquablement peu diversifiée. Il ne reste rien de l’ouverture intellectuelle des premières années universitaires. Désormais, il traque l’identique avec, dans mon cas, banal, un océan de 20 000 fiches à la clé. Et l’on sait très bien que, pour le dire en jargon académique, au total, le temps dévolu à l’effort documentaire l’emporte de loin sur la mise en oeuvre du matériel réuni. Comprenez que des jeunes filles et des jeunes gens dans la fleur de l’âge vont passer quatre années à bétonner des dossiers dont, pris alors dans la cavalcade finale qu’imposent les délais d’obtention des bourses, ils seront amener en quelques mois à bâcler l’exploitation. Pour ma part, je me souviens avec netteté du sentiment d’abrutissement de ces années-là. D’autant que mes années d’étudiant avaient été solaires. Ressuscitant de l’ennui scolaire (je fus, en tout cas pour ma mère, un adolescent décevant), j’étais ouvert à toutes les lectures. Passionné par les cours, je campais dans la bibliothèque de la faculté de Philosophie et Lettres, prenant au hasard des titres ou des formats les livres qui venaient à moi. Je les consommais sur place, assis en tailleur entre les étagères.

Les années de thèse furent différentes et comme l’impression d’une rouille de l’esprit. À force de découper des images pour mes fiches, j’avais attrapé des callosités aux pouces (gaucher, les ciseaux me faisaient mal). Et je crois bien que des callosités m’étaient venues à l’esprit également. Une perte d’agilité intellectuelle. D’ailleurs, je faisais moins bien le singe dans les dîners. Accroché à ma liane, je balançais plus lourdement.

Et pourtant. C’est à l’évidence à ces années de chien passé à ronger son os que je suis redevable aujourd’hui de cette denrée sans prix, immatérielle, qui brille d’éclats différents et pour laquelle je n’ai pas de nom. Elle est forgée d’esprit critique bien sûr mais pas seulement. Elle se décrit davantage comme une meilleure lucidité jetée sur le monde. Ce qui entraîne une meilleure acceptation de celui-ci et dès lors d’importants dividendes de sérénité. Elle demande de s’être colleté dans un combat singulier à des questions dont les plus ardues sont comme toujours les plus simples : qu’est-ce qu’un fait ? Et qu’y a-t-il derrière ? L’exercice même de la thèse vous demande d’y répondre personnellement. Avoir lu « Comment on écrit l’histoire » de Paul Veyne peut vous aider mais ne vous dispense pas de la nécessité d’une réponse originale. Vous êtes seul avec un problème qui n’a jamais été envisagé avant vous sous cet angle. Et vous rongez le cadavre. Partis les habits et la chair qui l’habillaient. Vous voici à l’os. Qui est le fait. Vous en avez plusieurs. Vous les organisez en squelette. C’est très bien. On attend de vous que vous mettiez du sens. Vous le faîtes. Comme tous les autres. Comme le ferait un journaliste d’enquête. Que se passe-t-il ensuite ? Pourquoi les grands travaux universitaires offriront-ils toujours un goût différent du journalisme d’investigation précisément ?

La prudence aux orties et la machette sous le bras, frayons une voie. Mais commençons par emprunter l’autoroute. Il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir que nos sociétés sont entrées depuis lurette dans une ère de désenchantement. Le divin en a fait les frais le premier. Les femmes et les hommes ne se sont pas donnés le loisir d’en profiter longtemps. La psychanalyse, sortie toute armée de la tête de Freud, est tôt venue ravager les intimités des êtres humains. Apprendre à se défier de soi-même. Démasquer ce qui est signifié derrière ce qui est dit. Ne pas créditer les évidences. Poser la question de l’instance althussérienne et ne s’intéresser qu’à elle : d’où parles-tu ? De quelle position te revendiques-tu ? Et je te dirai, par delà ton aveuglement, ce qui motive tes agissements. Travail de cadrage qui dispense de considérer un énoncé pour la bonne raison qu’on en a déjà démonté la petite musique. Et les grands élans structuralistes ou systémiques aggravent le soupçon. Vous voilà, chien baveux, traquant le non-dit, l’inavoué, le refoulé. Cela dure depuis plusieurs décennies dans les amphithéâtres. Faire plus subtil, toujours plus subtil. Stratégie de pouvoir bien entendu, dans la plupart des cas, pour tuer les pères, inlassablement, génération après génération, et occuper leurs chaires. Disqualifier pour éliminer. Tenter le totalitarisme goguenard sur le mode : « Mais, poverino, vous croyez vraiment que … ?« .

Or, à l’université, on apprend aussi que l’esprit critique a une maladie qui est l’hypercritique. Le passage du doute systématique à la contestation systématique, laquelle m’a toujours paru aboutir exactement au même point que ce qu’elle pourfend, à savoir l’ingénuité. Il y a une incroyable candeur à croire que tout est manipulé. Je me souviens de conversations surréalistes. D’intellectuels roumains par exemple, ayant certes beaucoup eu à souffrir de leur histoire, m’expliquant, sans jamais que le jeu ne s’arrête, combien la réalité politique de leur pays en masquait une autre, qui en masquait une autre, qui en masquait une autre, etc. De bien d’autres encore, avec toujours le frisson délicieux et décalé dont parle le proverbe : celui de « passer pour un idiot aux yeux d’un fou« .

Il se trouve que les universités n’ont pas l’apanage de cette pathologie hypercritique, dont par ailleurs elles ne sont pas indemnes (et l’on sait que, quand elles y vont, cela peut donner dans la déconnade royale). De là vient que les analyses politiques des journaux les plus sérieux passeront toujours pour des fables simplettes en regard de la majorité des conversations de café menées par des hommes à-qui-on-ne-la-fait-pas. Et je ne dis rien de la stratégie des entraîneurs de football. Autrement dit : le degré de défiance n’est pas corrélé à celui d’éducation. Je dirais même plus : passé la barre, il est même corrélé à son inverse.

La thèse de doctorat, surtout celles qui s’attachent aux queues des cerises, représente un exercice intellectuel unique : celui de permettre au sportif inscrit dans cette catégorie d’aller au bout des faits. En sorte que nul ne puisse venir lui passer la tête par-dessus l’épaule pour lui dire : « Pssst ! Ce que tu crois n’est qu’illusion. Par delà ta connaissance, il existe une vérité supérieure que je vais à présent te révéler« . Lui imposer sa loi en se prévalant d’en savoir plus. Vous êtes celui qui savez. Mieux encore, vous êtes celui qui savez ne pas savoir. Seulement, pour avoir été au bout de votre matériel dans ce mano a mano documentaire et tout ignorant que vous aimez désormais à vous avouer, vous savez savoir mieux que les autres. D’ailleurs, ce sont les mauvais thésards qui veulent tout expliquer, vous a prévenu votre directeur de recherches. Par sa confrontation avec le fait brut (j’écris cela juste pour faire réagir Paul Veyne cité plus haut !), la particule atomique de sens, celle derrière laquelle ne se cache rien, ne s’ouvre aucune boîte, la thèse universitaire plie son auteur à une forme d’humilité. En sorte que, quod erat demonstrandum, le voilà mieux armé aussi pour affronter ce monde dont je veux bien croire qu’il soit celui de l’heure des leurres mais plus encore qu’il est celui d’une délectation finalement acritique à voir des leurres partout. En somme, le leurre des leurres.

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