Le roi des Myrmidons

Jean-Luc Wart,

24 avril 2003 après J.C. La seconde guerre d’Irak vient de commencer.

 Le lieutenant Briggs (appelons-le ainsi puisque je ne peux l’identifier sous son vrai nom) entra dans la tente où je m’appliquais à rédiger mon article. Il ôta son casque et arracha les lunettes étanches qui le protégeaient de la poussière du désert et des rayons intenses du soleil irakien. On aurait dit un mineur qui revenait du fond. Le pourtour de ses yeux lui faisait un masque blanc sur un visage bronzé, empâté d’une sorte de pommade, à base de sable, de sueur et de fumée. Le prototype du G.I. en campagne. Cheveux ras, cou de taureau, allure dégingandée d’adolescent musclé. Il m’adressa un sourire triomphant :

− Déjà rentré, le journaliste ?

− Ouais. Pour ce que vous m’avez laissé à voir…

J’avais la faveur de compter parmi les reporters accrédités par les Etats-Unis – pardon : par les forces alliées. Je venais de parcourir les ruines fumantes d’un hameau où le lieutenant et ses hommes venaient d’anéantir ce qu’il était convenu d’appeler « une poche de résistance ».  J’avais pu prendre tous les clichés que je voulais durant la préparation d’artillerie − les chars avaient fait pleuvoir un déluge de feu sur un agglomérat de bâtisses décrépites. On m’avait encore laissé le feu vert durant l’assaut. Il est vrai que les quelques tirs sporadiques qui venaient d’en face faisaient moins de bruit qu’une Harley Davidson au démarrage. Mais, sitôt le hameau atteint, interdiction de filmer.

 

Le lieutenant Briggs s’assit à même le sol à côté de moi. Il semblait éprouver de la sympathie pour ce petit reporter venu d’un petit pays. La première fois qu’on s’était rencontrés, il m’avait demandé d’où je venais. C’est en général comme cela que les Américains s’abordent : Where are you from ? Comme je lui répondais que je venais de Belgique, il me fit, se rappelant de propos récemment prêtés à un de ses illustres compatriotes : « Ah oui ! Le pays des roquets … des chihuahuas. C’est où ce pays ? Entre la Suisse et l’Autriche ? » Je lui avais répondu: « Une chance que les Marines font un briefing avant l’attaque. Seriez foutus de nous envahir sans le savoir ! » Il l’avait bien pris. Il s’était fendu d’un rire sonore et m’avait à moitié démoli l’épaule en me tapant dans le dos comme s’il avait voulu me délester d’une arête coincée dans la gorge.

Aujourd’hui, il ne riait plus tout à fait du même rire.

− Tout ça pour un seul homme ! Si c’est pas une boucherie ! L’est maso, ce Saddam !

− Pas de survivants ?

− Ah ça, mon pote, on n’a pas laissé grand-chose ! De quoi faire un parking…

− Vous avez le sens de la métaphore, lieutenant…

− De la quoi ?

− de la comparaison.

Il se rembrunit.

− Qu’est-ce tu veux, Chihuahua Pearl (c’est ainsi qu’il m’appelait, je m’excuse), j’en peux rien, moi, si les fourmis se mettent à combattre les éléphants. On leur a suffisamment répété qu’à ce petit jeu-là le feu du ciel allait leur tomber sur la tête, non ?

− Vous avez raison, lieutenant. Il n’est pas dans l’ordre des choses qu’une fourmi s’en prenne à un éléphant. Notez, cela ne rend pas la fourmi plus sympathique. Ni l’éléphant moins balourd.

Il balaya mon objection d’un geste et, après une courte pause, se mit sur la défensive :

− Puis mon boulot, c’est de ramener mes gars vivants. Alors, je prends pas de risques. Zéro mort.

− Peut-être qu’un jour – on peut rêver ! – avec les progrès de la stratégie, les guerres se solderont par zéro mort de part et d’autre.

− Je fais la guerre que je peux, avec les moyens dont je dispose.

− Ce n’est pas tellement la manière dont vous faites cette guerre qui me surprend. Non, ce qui me dérange, lieutenant, ce sont les raisons pour lesquelles vous prétendez la faire.

− Mon job c’est d’obéir aux ordres. Yes, Sir ! No, Sir ! Point barre.

− C’est tout de même incroyable, non ? Ces gens-là n’avaient que de vieilles pétoires à opposer à vos tanks.

− Ouais… Mais les vieilles pétoires et les vieux obus de mortier, faut pas se mettre devant en criant « Vas-y, tire ! »  ça tue aussi, ces machins-là ! D’ailleurs, cet objectif m’avait été présenté comme un dépôt d’armes chimiques. Mais là-dessus, motus, hein, Chihuahua Pearl ! Montre voir ce que tu écris dans ton petit calepin ?

Je lui tendis mon carnet avec un grand sourire. Ah ! Là, j’allais le surprendre, le gaillard. Il parcourut mes pattes de mouche avec  la même application qu’il mettait à nettoyer son arme. Cela aussi, c’était son boulot. Sa connaissance du français – il venait de Louisiane – lui valait d’être, accessoirement, mon officier traitant. Au bout de quelques instants, il me regarda, intrigué et reprit le texte dès le début, à voix haute. Je l’entendis ainsi qui lisait mon texte, avec son accent du Sud qui sentait bon les champs de coton. On aurait dit du blues. Et je me mis à l’aise, comme quand mon grand-père me racontait une histoire de l’Oncle Paul. Il lut : « Le soleil se couchait sur la plage de Twââ… »

− Non ! Pas Twââ ! Troie. Comme dans « true lie » mais vous oubliez le « l ».

− … True eye ?

− Ouais. C’est à peu près ça.

Il reprit :

 

« Le soleil se couchait sur la plage de Troie mais la mer n’apportait pas la moindre fraîcheur. A présent qu’elle se faisait vineuse, elle amenait un vent chaud, poisseux comme du résiné qu’on eût laissé chambrer. Sous la tente d’Achille, la chaleur et des exhalaisons fétides, trop longtemps confinées, rendaient l’atmosphère irrespirable.

Patrocle ouvrit grand les rideaux. Au moins l’odeur s’envolerait – le fils de Pélée sentait des pieds.

Achille cessa un instant de fourbir ses armes pour dévisager son jeune visiteur avec ce petit sourire dévastateur dont il abusait.

−Tout cela pour une femme ! Tu te rends compte, Patrocle ? Pour une garce de femelle qui se sait trop belle.

L’érastès haussa les épaules. Qui croyait encore à cette fable ! On ne fait pas la guerre pour une femme. On se bat pour une terre, pour de l’or, pour affirmer sa puissance. Par amour, on peut provoquer en duel un rival mais on ne lève pas une armée pour les beaux yeux d’une épouse infidèle. Il faut être emporté comme Achille pour croire à ces sornettes. D’ailleurs, elle semblait parfaitement ravie d’avoir été ravie, la belle Hélène. Il l’avait vue là-haut sur les remparts, qui se promenait la tête haute, l’observant avec mépris du coin de l’œil. En lui montrant son profil grec. Elle marchait comme une reine et ses seins dansaient à chaque pas. Elle rayonnait à faire pâlir Apollon musagète.

– Tu ne crois tout de même pas qu’Agamemnon s’est lancé dans la bataille pour une fille séduite par un prince ? Même un Béotien n’y croirait pas. De l’esbroufe, de la poudre aux yeux, oui.  Mais lorsqu’il s’agit de galvaniser des troupes, les bons sentiments suscitent les ovations, n’est-ce pas ? Trahison ! Justice ! Et les glaives battent en cadence sur les boucliers. On se saoule de ces grands mots qui vous donnent du cœur au ventre parce qu’ils ne désignent pas la chose.

Achille, qui graissait justement  son bouclier de cuir orné d’une Gorgone, se mit à rire et lui fit remarquer, montrant l’image repoussante, que si le visage d’Hélène avait été pareil, on n’en serait pas là. En fait de plaisanterie, Patrocle en connaissait une autre :

– Imagine un instant qu’ils nous l’aient rendue, cette beauté ravageuse, cette mangeuse d’hommes, cette arme fatale, lorsque nous nous sommes présentés solennellement en délégation sous les remparts. Tu nous vois leur dire au revoir et merci, rembarquer nos phalanges avec armes, bagages, amphores, sacs, cantines et machines de guerre ?

– Tu sais bien que personne ne s’est jamais incliné devant un ultimatum. Le propre des ultimatums est d’advenir trop tard. Alors tais-toi ! On dirait le discours d’un agent de Priam.

Patrocle se tut donc mais n’en pensait pas moins. Revoilà la rengaine, pensa-t-il : qui n’est pas avec moi est contre moi. Blanc ou noir. Les héros ne connaissent pas le gris, la grisaille des travaux et des jours. Les petits combats quotidiens dont on ne voit jamais la fin. Ces luttes incertaines et si mal récompensées qui ne se soldent jamais par un triomphe sans mélange, lance haut tendue et pied gauche sur l’ennemi terrassé. Elles se tricotent dans l’ombre, demandent plus de persévérance que de courage, plus de patience que de colère.

Il s’émerveillait de cette paradoxale complicité qui unissait les ennemis aux portes de la guerre. Plutôt que de rendre Hélène à son mari (que risquait-elle ? Une raclée ?…) Priam avait choisi, par dépit, de mettre en péril sa propre existence et celle des siens. Puisque la vie le quittait comme une femme adultère, le vieillard malade voulait que le sang de tout un peuple lave l’affront fait à ses jours. Ménélas, Priam: même combat. Mais qui sont-ils donc, ces coqs, pour entraîner la multitude dans le sillage de leurs petits drames ?

Achille, roi des Myrmidons, se fit servir quelques olives dont il cracha les noyaux à distance respectable. Sa mastication lui donnait un air désinvolte. La bouche encore pleine de ces fruits huileux, il articula tant bien que mal :

– Et puis, les dieux chont avec nous, ils nous bénichent, touch autant qu’ils chont. Enfin prechque…

– Ils ont les mêmes dieux que nous !

– Ce ne sont pas les mêmes dieux qui les protègent.

– Belle commodité que d’en avoir plusieurs ! Voilà que dans nos sales affaires nous entraînons les dieux. Leur a-t-on seulement demandé leur avis ?

– Mais bien sûr : on a même sacrifié une vierge pour cela.

Il ne faut point trop contrarier les héros, se dit le jeune hoplite. Il ôta la cuirasse dans laquelle il macérait et s’abattit sur la couche du roi. Il faisait décidément trop chaud, même pour un  Myrmidon. Ses traits paraissaient las. Il pensait à Iphigénie. A ce poignard dans un cœur qui n’avait pas connu l’amour. Pour que les vents nous soient favorables ? Fadaises. Pour que sa pureté nous lave d’avance du sang de nos victimes. D’ordinaire on se lavait après le massacre. A Aulis, ils avaient inventé la purification préventive. Le prélavage. Tellement ils se sentaient droits dans leurs cothurnes. Certains roitelets s’étaient insurgés. Ils le faisaient avec d’autant plus d’aise qu’ils savaient la décision irrémédiable. Ils avaient eu le mérite d’élever la voix, oui. Il faut de temps en temps que des voix s’élèvent.

A temps.

Et moi, Patrocle, engagé jusqu’au cou dans cette aventure, ai-je élevé la voix ? Qui suis-je pour jouer les oracles de fin de partie ? Bien oui, voilà : je me suis donné le temps de la réflexion. Et eux, ils ont agi. Chez certains, l’action précède la réflexion et la crée. Et, pendant que je méditais, la guerre, comme certaines femmes, exerça sur les hommes son attraction fatale. Hélène, en définitive, n’aura pas volé sa réputation.

Par l’ouverture de la tente, il voyait le port et les trirèmes élancées qui le toisaient de leur œil réprobateur peint sur la proue. Il se souvint d’une longue traversée au gré des vents et des courants capricieux. Les Troyens vivaient de l’autre côté de la mer. Ils ne menaçaient pas les Grecs. On comptait bien quelques pirates qui gênaient le petit commerce mais venaient-ils de Troie ? Alors, guerroyer si loin de sa patrie… Pour avoir un pied de l’autre côté de l’eau ?  Pour s’emparer du naphte qui, mélangé au salpêtre, sert à confectionner ces projectiles incendiaires tant redoutés des marins ?

Il prit dans ses mains moites l’étincelant casque à cimier de son bouillant ami. Il le scruta comme on dévisage l’être aimé.

– Quelle redoutable beauté !

– Je viens tout juste de l’astiquer, dit Achille.

– Quel sentiment éprouves-tu en mettant ce casque, dis-moi ?

– Un sentiment de puissance. Je suis un dieu. Imperturbable. Inflexible. Impitoyable. Invincible. La seule vue de ce masque terrorise les plus braves.

–… de ce casque… Tu as dit : « de ce masque ». Un masque sert à se voiler la face. Ce mézail, il est vrai, n’est rien d’autre qu’un masque. On y a sculpté d’épais sourcils de bronze. L’orifice des yeux est cerné d’or finement ciselé. D’où vient ce besoin d’avancer masqué au combat ? Serait-ce une façon de te rendre inhumain, de cacher des sentiments que tu n’oses avouer ?

– Cesse donc de me tourmenter avec tes circonvolutions ! Si tu n’étais mon érastès, je te rosserais jusqu’à ce que tes petites fesses en deviennent rouges de honte. Oui c’est une soif de vengeance. Oui c’est un désir de terre et de sang. Oui c’est un besoin de montrer qu’entre ces jambes-là se dresse ce serpent qui ressemble à nos glaives. Et puis, vas-tu défendre ce Priam ? Ce potentat oriental qui se vautre dans le luxe et la volupté pendant que son petit peuple assiégé meurt de faim ?

– Mais… C’est nous qui l’assiégeons, ce petit peuple qui suscite à présent toute ta compassion ! Il est vrai que je ne puis me résigner à mettre d’un côté la brute et de l’autre le bon. Ajoutes-y ce renard d’Ulysse et le compte y est. Il leur a fait dire « Jetez vos armes par-dessus les murs et nous partirons. » Pff! Désarmer l’adversaire avant l’assaut. Du jamais vu ! J’envie ceux qui, comme toi, voient clairement les choses. Ils ne connaissent pas le doute, n’entendent pas les objections. Ils avancent « Imperturbables. Inflexibles. Impitoyables. Invincibles… » Immortels. Forts d’un juste courroux. Vous êtes de la race des vainqueurs car la retraite vous est inconnue. C’est vous que l’histoire retiendra.

Achille voulut le rassurer, protestant que la victoire dissiperait ses scrupules. L’érastès n’en était pas certain. Il réalisa que, même dans une guerre comme celle-ci, il ne pourrait se réjouir de la défaite des siens. Mais, s’il lui était donné de savourer la victoire, la cendre se mêlerait au miel dans l’enclos de sa bouche. Peut-être aussi perçut-il un avant-goût de cette terre qu’il mangerait avant l’heure ? Rien n’est plus frustrant que de mourir pour une cause dont on ignorera l’issue à jamais.

– C’est avec vous que le monde avance. Quand il se met au pas de charge et que penser n’est plus de mise. Mais il avance pour aller où, le monde ?

– En vérité, tu l’as dit, ce sont des gens comme moi qui font changer le monde.

– Tout juste, auguste Achille ! Pour changer, elle change, la fourmilière, quand le pied rageur du roi des Myrmidons s’y plante. Dois-je te rappeler ce que le mythe raconte à propos de nos lointains ancêtres ? Une race de fourmis, tu te souviens ?

On entendit l’appel et des bruits d’écuelles. Ce soir encore, les deux amis partageraient ensemble le pain et le sel. Malgré leurs querelles, ils s’aimaient. Patrocle ne pouvait s’empêcher d’admirer Achille. Avec lui, les situations les plus complexes se décantaient sans crier gare. Sa force appelait le respect. Il ne tuait pas ses prisonniers. Il ramenait au milieu du cercle le fruit de son pillage afin que tous prennent part au partage. Achille ne pouvait se passer de Patrocle. Son raffinement l’émerveillait. Son bavardage lui permettait d’entrevoir, par bribes et morceaux, le monde compliqué des petits hommes, la vie fugace et sans gloire de ceux qui n’eurent pas la chance de tomber dans le Styx quand ils étaient enfants.

Achille aida Patrocle à se relever de sa couche et ils s’en furent bras dessus, bras dessous. Amant attentif, Patrocle observa que son ami boitait.

« Encore ce maudit talon », pensa-t-il. »

 

…………………………………………………………………

 

Avec quelques photos dans le texte, montrant l’assaut d’une poche de résistance irakienne censée être un dépôt d’armes de destruction massive, cela devrait faire l’affaire. Mon rédac-chef, à « La Vieille Belgique » devrait être content.

A moins qu’il pique une de ces colères homériques dont il a le secret et se mette à gueuler « Mais les lecteurs ne pigeront que dalle à ce qu’il raconte ! Si c’était pour recopier le… la… (comment déjà ? Oui, c’est ça) l’Iliade, y avait pas besoin de faire le voyage ! Non mais c’est quoi, ça ? Un péplum ? »

Mon rédac-chef n’appréciait que modérément le second degré. Il voulait des faits qui obéissent à la règle des cinq double you : Who ? What ? When ? Where ? What for ? Peut-être comprendrait-il que je faisais mon possible, avec le peu de liberté qui m’était donnée.

 

Post scriptum. « La Vieille Belgique » n’a pas publié mon article. Mais ce que je ne pouvais pas prévoir, c’est que Hollywood en ferait un péplum. Juste pour nous rappeler que l’Amérique connaissait ses classiques. Bien fait pour moi. Maintenant ceux qui ont vu le film savent ce qu’est un Myrmidon. C’est déjà ça.

Partager