Révolte numérique

Véronique Bergen,

Accroché aux contreforts d’un massif inhospitalier, un groupe d’hommes se tenait immobile, fiché dans la stupeur d’une lumière sans paupières, tandis que de la terre éventrée ils s’étaient faits les arpenteurs. Agitant leurs bras qui cinglaient comme des buses déterminées à sculpter l’espace, ils en appelaient au remembrement des matières dispersées, à l’ordonnancement des éléments foudroyés. Maintenus à la verticale au-dessus de côtes saccagées, ces pèlerins dont les prunelles reflétaient les images de forêts dévastées, de déferlement des eaux, de charniers humains n’avaient de cesse d’implorer l’ombre qui les avait désertés. Au crépuscule de l’espèce humaine, ils n’avaient pu opposer aucune résistance à même d’endiguer le déchaînement sacrificiel des forces naturelles. C’est de s’être lovés au creux de la tourmente et d’avoir renoncé à vouloir lui damer le pion qu’ils devaient d’être en vie, pâles scansions dans la rumeur d’un chaos sans miroir. Leurs silhouettes dressées comme des lances étant à elles-mêmes leur propre ennemi composaient les derniers vestiges d’un alphabet coulé dans le silence du sensible.
Certains d’entre eux, dont le présent ne consistait qu’en nappes venues du passé, s’enfonçaient dans le décryptage sans répit des causes du désordre cosmique ; d’autres s’employaient plus pragmatiquement à en examiner les conséquences et s’ingéniaient à mettre en œuvre les moyens d’aménager un espace viable. L’ordre des contemplatifs se disputait quant à savoir si la mutation était de l’ordre d’une rupture aléatoire ou s’inscrivait dans la chaîne d’un déterminisme strict, si elle était le fruit de l’hubris humaine, le châtiment d’un Faust ayant attenté à l’arbre de la connaissance et de la vie ou la simple venue à terme d’un temps de vie parvenu à son ultime étape. Les partisans de la thèse d’un accident qui soit la marque d’une révolte de la marche des siècles contre les apprentis sorciers et autres adeptes du Golem raillaient la vision opposée, celle causaliste apoptose frappant les systèmes bio-chimiques ; miraculeuse survie en argument décisif dénonçant in vivo l’inanité de la version déterministe. Un troisième groupe fit éclater l’alternative en question et interpréta l’événement comme ce grain de sable aléatoire venant gripper les paramètres de l’ancienne terre, redynamisant les séries des mots et des choses ; reçue comme un intempestif kairos, cette explosion d’une différence rompant avec l’engendrement monotone du même avait accouché d’une constellation imprévisible dans le frayage d’une époque autre acquise au surhumain. Le démembrement de l’espèce avait signé la péremption des universaux dont elle constituait le totem et libéré par contrecoup l’avènement du singulier délié, orphelin. Au sein de ce troisième noyau, des dissensions éclatèrent, relatives au diagnostic que l’on se devait de porter sur ce nouveau coup de dés : s’agissait-il d’une bifurcation, puissante certes mais maintenue dans les coordonnées de l’ancien système ou d’un passage à la limite ouvrant la scène d’un Tout Autre ?

Au vu de ces exercices étistiques, l’impression d’un retour à l’aurore grecque ne laisse de s’emparer du lecteur. À lui de déterminer si elle correspond à la vérité d’une histoire cyclique ou si elle est le jouet d’une ruse masquant une aurore transfigurée sous le voile de l’identique. À lui de prendre parti pour l’un des trois groupes de dialecticiens, à moins qu’il ne choisisse de les disqualifier tous.

Par-delà ces zones de divergence, un sentiment commun étreignait ces trois cercles de sages, qui s’articulait autour de la conviction d’un lien causal entre le règne des trois zéros et l’abîmement de la terre dans le dérèglement cosmique. La sécession des trois frères zéros par rapport à la ronde homogène des chiffres compris entre le 1 et le 9 leur semblait composer le point de cristallisation à partir duquel la syntaxe de l’ancien monde s’était lézardée. Il incombait à la révolution langagière – plus précisément mathématique – d’avoir creusé une brèche dans l’ordre des signes qui entraînât un effondrement de l’ordre des choses. La libération des indomptables zéros s’était infiltrée dans la sphère de l’être qu’elle contaminait de son vide. Presque tout un chacun était d’avis que les signes, trop longtemps réduits au vasselage de qui réverbère les réalités corporelles, avaient fait coïncider la levée de ce nombre se dénombrant et l’heure de la vengeance à l’endroit de leurs dominateurs. Ce basculement du 9 au 0, gros d’un plongeon du cosmos dans le chaos, avait pour le moins eu le mérite de rendre obsolète le lancinant problème soulevé par Aristote, celui de l’adéquation possible entre des choses en nombre illimité et des mots en nombre limité. Le premier terme de cette instable équation s’était en effet métamorphosé au point qu’on ne pût plus qualifier les choses du prédicat «illimité ». La raréfaction de leur nombre désormais fini n’allait pas sans susciter, comme par ricochet, des modifications au sein du second terme : afin de compenser le déficit qui frappait le planontologique, les mots proliférèrent et acquirent l’infinité numérique jusque-là réservée aux substances. D’autres apories logiques s’avérèrent pourtant mettre en péril l’existence même des rescapés. La plus pernicieuse avait trait à la conciliation entre deux syntaxes, celle de la disparition des entités universelles d’un côté, celle de la surrection de singularités émancipées de toute forme générale de l’autre. Si seules existaient des unités autonomes délivrées de toute participation à un moule commun, comment pouvait-on s’assurer que Socrate fût en mesure de subsister en tant qu’homme en l’absence de l’espèce humaine ? Comment éviter que l’évaporation de l’idée englobante chargée d’articuler les réalités singulières ne signe la conjointe délitescence de ces dernières ?
Débat de l’esprit dans la matière, chevauchant arcanes et arguties immémoriales, pacte passé de soi à soi, forgé sur l’injonction de ne pas céder sur l’envol des questions, élection d’un style contemplatif ou d’une posture active caressant le rêve de pygmalier les choses, telle était la ronde des feux follets qui embrasaient ces lieutenants du zéro, privés à jamais du double de leur ombre. Les fleuves révulsés avaient perdu jusqu’au souvenir de leur récente concorde, la terre crucifiée sous le baptême de l’eau et du feu comptabilisait la chair de ses entrailles tandis que les yeux, interdits de toute nuit, tournoyaient sur eux-mêmes dans le désir de raviver des paysages devenus poussière. La peau du monde s’était comme retournée, sans plus d’orient pour discipliner ses ferveurs ; la lumière amoureuse de son seul éclat jouissait de son triomphe sur la pénombre par la projection de ballets solaires. Les masses confondues en de sévères apothéoses, l’épaisseur des morts dont l’odeur de mystère et la couleur blanche troublaient les contours des apparences concouraient à parier sur le verbe, s’escrimant à en faire l’hôte à même de métamorphoser les chiffres du rien en aubes adamantines. Que le représentant du néant se fasse goutte d’or, la goutte d’or langue d’encre, la langue d’encre cercle de feu… Alors que le soleil exaltait une vision convulsive qui s’invaginait afin de saisir le regard qu’elle portait jusque-là au devant d’elle, des vocables aux sens effilochés s’échappaient des gorges desséchées jusqu’à tisser dans les cieux la forme d’une ombrelle arrêtant les mouvements du feu. Une certitude éclaboussa la horde des survivants : c’est en habitant l’ombre recouvrée que les capricieux zéros pourraient accoucher des possibles rebelles, dansants et rieurs.

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