De l’utilité des objets

Caroline Lamarche,

La nuit, Maître, je dois être votre objet. Vous me le rappelez dans la journée qui précède, par annonces successives, moins pour vous assurer de ma soumission à venir – elle vous est tout acquise – que pour me faire prendre la mesure de ce mot et de la réalité qu’il recouvre. « Tu seras mon objet », dites-vous. Et, marchant à vos côtés, je regarde, dans les vitrines, les vêtements, les vases, les bijoux exposés, mais aussi les lavabos, les chaises, les tapis, les cendriers.

Vous ne m’en dites pas plus. Vous prononcez ce mot, « objet », avec autant d’impavidité que « con », « cul », ou « bouche », la mienne étant, de votre propre aveu, habile à vous servir, la nuit, mais aussi le jour, quand, en pleine rue, vous la forcez de votre doigt pour mesurer ma docilité.

Objet, je suis aussi responsable des objets : les cordelettes, la cravache, les pinces, les godes, le collier et la laisse. D’hôtel en hôtel je pends vos vêtements, je range vos chaussures, et je veille à ne pas laisser traîner les serviettes, les brosses à dents ou à cheveux, et ces autres, plus dures, dont vous vous servez pour me punir, à coups répétés sur le sexe (je crois que ce sont des étrilles).

Quand le soir tombe et que je me prépare à dormir – je me lave, reste nue, et remets mon collier – vous m’attachez à vous par la laisse, passée à votre poignet, puis vous me réclamez les autres accessoires, que je pose à votre chevet.

La nuit dont je vais parler maintenant fut spéciale, tout à fait exceptionnelle à vrai dire. D’abord, je ne fus pas battue. Sans doute, mon attitude, dans les heures précédentes, avait-elle été exemplaire. Je me souviens vous avoir léché entièrement, sucé avec amour, et puis bu tout entier, jusqu’à la moindre goutte. Au terme de quoi vous m’avez dit :

— Tu as été parfaite.

Au bord du sommeil, la cravache inutile fut donc placée, par vos soins, entre nous, telle l’épée qui sépara Tristan et Iseut. Je suis tombée endormie sans que vous me sollicitiez davantage. Épuisée par nos ébats, je m’endors toujours immédiatement, malgré la promesse que vous me faites de m’éveiller au milieu de la nuit pour que je vous serve encore.

Je n’ai pas fait de rêve. Je ne rêve jamais lorsque je dors avec vous. Mais un songe me prit, qui était vous. Il était d’une douceur et d’une rigueur extrêmes, comme seules peuvent l’être les rêveries d’un Maître. Un Maître se donne peu, prend son plaisir dans l’ombre. Parfois il use de philtres. La lourdeur de mon sommeil, cette nuit-là, était le philtre que vous aviez choisi pour vous servir de moi à mon insu.

Vous avez arrêté alors que mon plaisir rôdait. Je le surveillais dans une hébétude heureuse, il visitait toutes mes chambres, en palpait les recoins les plus secrets sans rien me prendre, avec la dextérité d’un voleur pour qui toucher ne serait pas emporter ; je n’étais pas, cette nuit-là, une villa, un magasin, un buffet comestible, j’étais l’objet que vos doigts effleuraient sans saisir, j’existais comme objet parce que vous me caressiez sans me prendre.

Habile, vous m’avez laissée au seuil même de l’extase, et vous êtes parti dans votre propre sommeil, comme un cambrioleur sage.

Sommeil léger, que le sommeil du voleur. Quand, enfin réveillée, je me suis caressée à mon tour avec une discrétion inouïe, quand je me suis cambrée sans bruit, menant à bien – sans vous alerter, croyais-je – ce que vous m’aviez refusé, votre voix s’est élevée, calme, d’une limpidité parfaite.

— Qui t’as autorisée à te toucher ?

Je n’ai pas répondu. Je me suis simplement souvenue, avec appréhension, de la cravache posée entre nous, sur le lit.

Mais rien. Pas d’autre réaction. Peut-être aviez-vous aimé la grande douceur de mon plaisir, car vous avez dit simplement :

— C’est bien.

Deux minutes plus tard, vous ronfliez.

Le lendemain, à l’heure du départ, je rassemblai, conformément à mon service, tous les objets. Nos vêtements étaient partout, les accessoires aussi. Il ne fallait rien laisser sur le sol, dans et au-dessus des armoires, sur la tablette du lavabo – j’ai bien failli oublier là l’étrille et votre brosse à dents. Seul le lit restait flou, avec ses draps bouleversés.

Nous sommes sortis de la chambre, avons parcouru le couloir tapissé de rouge où vous m’aviez embrassée la veille en me pinçant le bout du sein. En bas, on avait changé la réceptionniste. Celle-ci portait le même tailleur fuchsia que sa collègue du soir, elle souriait avec autant d’aménité, mais ses dents étaient moins parfaites.

Vous avez réglé la note tandis que je portais nos bagages à la voiture. Il y avait un PV sur le pare-brise, que je vous ai proposé de payer. Vous avez dit, irrité, que l’argent n’était pas mon problème, et vous avez envoyé le PV rejoindre, dans la boîte à gants, ceux que nous avions récoltés dans d’autres villes de passage.

Plus tard – nous sortions de la ville – je demandai d’une voix blanche :

— Pouvons-nous nous arrêter ?

— Pour quoi faire ?

— Je voudrais vérifier quelque chose.

— Quelle chose ?

— La cravache. Je ne suis pas sûre d’avoir pris la cravache.

J’imaginais, naïve, que nous étions encore assez proches de l’hôtel pour y retourner, qu’il était encore temps. Mais non, il n’était plus temps.

— Tu vérifieras tantôt.

Tantôt, il fut midi, et nous nous arrêtâmes pour visiter un musée. Impatiente, je marchais plus vite que vous, passant devant les œuvres d’art conceptuel comme devant un champ de raves par temps de pluie. Vous me dites, agacé :

— Sors.

Je ralentis mon pas. Vous avez répété :

— Sors !

Je sortis du musée et m’assis au pied d’un mur, à peine consciente du soleil de printemps. Je pensais à la cravache. Passèrent, ignorant mon angoisse, deux hommes se tenant par la main, une femme avec landau, et trois enfants hilares.

Vous êtes sorti à votre tour, non pas une heure plus tard, comme je le craignais, seulement dix minutes. Vous m’aviez acheté un livre à la librairie du musée, Les Arts et la révolution, de Bertolt Brecht.

Puis nous nous sommes promenés dans le parc, au milieu des familles. À une buvette, vous avez consommé :

  • • deux crêpes au sucre,
  • • une barbe à papa,
  • • une glace en cornet
  • • deux cocas.

Un teckel à poils longs jappait, attaché par une laisse à un banc, les jeunes feuilles des peupliers brillaient, les gens étaient très laids.

Je buvais une eau minérale en pensant à la cravache.

De retour à la voiture, vous avez enfin ouvert le coffre. J’ai fouillé mon sac de voyage jusqu’au fond, là où je la glisse d’habitude.

— Elle n’y est pas…

— Tu vas téléphoner à l’hôtel pour réclamer qu’on te la renvoie. J’ai supplié. Je n’oserais jamais. Comment justifier qu’on réclame une cravache ? N’y avait-il rien d’autre à réclamer, qui ferait passer la cravache ? N’avez-vous rien oublié, Maître ?

Non, le Maître n’avait rien oublié, car c’était l’esclave qui avait fait les bagages. Mais il dit, pour la forme :

— Cherche encore, il manque peut-être autre chose.

Je retournai mes affaires avec l’énergie du désespoir. Si j’avais oublié des bas, un pull ou un parfum, si je pouvais, sous ce prétexte, signaler qu’autre chose manquait et m’arranger directement avec la fille d’étage, si nous pouvions…

À toutes mes propositions, vous éclatiez de rire. Finalement, vous avez dit :

— Très bien. Tu n’appelleras pas l’hôtel. Mais il y aura une punition. Et elle sera exemplaire.

Nous avons repris la route. Pendant un long moment, vous m’avez parlé de la gravité de mon oubli, de sa charge symbolique, et de votre difficulté présente à imaginer une punition assez rare. À défaut, et en guise de hors-d’œuvre, vous m’avez promis trente coups d’une cravache que vous rachèteriez, exactement la même, courte, efficace, qui marquait peu, qu’on avait bien en main.

Dans la voiture, une fois le silence revenu, je me mis à lire Bertolt Brecht, un crayon à la main. Je soulignai ce passage, que je trouvais, étant poète moi-même, assez significatif :

« Visiblement, il n’est pas si facile aux poèmes de prouver quelque chose. »

Aux objets non plus, me dis-je.

La perfection de ma conduite, dont vous m’aviez remerciée, la nuit, par une si grande douceur, s’était retournée contre moi, par l’acte manqué le plus périlleux de ma carrière de soumise.

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