Souvent, quand j’étais enfant, mon grand-père m’emmenait promener en train. Cheminot retraité de la SNCB, il bénéficiait de « coupons » gratuits qui lui permettaient de voyager à travers le pays.

Sa préférence allait à la Wallonie : il en avait fait toutes les lignes avec sa loco.

Nos balades consistaient à nous asseoir l’un en face de l’autre, dans un compartiment tranquille, et à regarder les paysages. Lorsque ceux-ci devenaient moins séduisants, grand-père se plongeait dans les deux journaux qu’il avait achetés au kiosque de la gare. Il lisait à haute voix les titres des articles, ajoutait ses appréciations et terminait invariablement par : « Ça, c’est bien la Wallonie ». Quand le paysage attirait à nouveau son attention, il me désignait une campagne, un hameau, une usine ; il en déduisait l’âme de la région et concluait : « Ça, c’est bien la Wallonie ».

Cet après-midi-là, le train nous emmenait de Mons à Liège. Derrière la vitre, des fumées engrisaillaient le ciel. Sur la route parallèle à la voie ferrée, une petite vieille ramenait à vélo les légumes du souper. Aux étages des maisons qui transpiraient de suie, des dames en tablier fleuri secouaient des draps de lit et de gros oreillers.

Grand-père me dit : « Il n’y a rien d’intéressant par ici. Regarde plutôt. » Il me montra la première page de La Nouvelle Gazette, qui annonçait « Le mois de juillet sera pluvieux », avec en illustration un immense parapluie ouvert.

— Ça, dit grand-père, c’est bien la Wallonie !

Je ne compris pas s’il parlait de la pluie ou du parapluie.

Grand-père tourna la page et se mit à commenter les principales nouvelles du quotidien :

— Fermeture d’usine dans le Borinage. Trois cents chômeurs supplémentaires. Rien de neuf ; c’est tous les jours pareil. Le Sporting a encore perdu un match. Rien de neuf non plus. Le ministre des transports a donné son accord pour la suppression de trente-trois gares en provinces de Hainaut et de Luxembourg. Encore pour la pomme de la Wallonie ! Wilfried Vansteenberg a remporté le prix de la plus belle vache laitière à la foire de Libramont. Ça, c’est bien la Wallonie : se faire coiffer par un Flamand ! Sur l’autoroute des Ardennes, un carambolage de voitures a fait cinq morts. Ils n’ont qu’à prendre le train. Et puis ils s’étonneront qu’on supprime des gares !

Grand-père referma le journal et soupira : « C’est bien la Wallonie… »

À Charleroi, des scouts montèrent dans notre compartiment, qu’ils emplirent de leurs sacs à dos et ustensiles de camping. Un moniteur alluma une cigarette et grand-père lui fit remarquer que l’espace était « non-fumeurs ». Dans un murmure, il ajouta… Comme d’habitude.

C’est à ce moment-là que je me décidai à lui poser la question existentielle qui, depuis des années, tourmentait ma jeune curiosité.

— Grand-père, demandai-je avec une gravité historique, qu’est-ce que c’est, finalement, la Wallonie ?

Grand-père me foudroya avec des yeux qui traduisaient une indignation séculaire :

— Entendre ça de la bouche de mon petit-fils ! Ne t’ai-je pas raconté nos charbonnages ? Cockerill ? Hainaut-Sambre ? Le Val-Saint-Lambert ? N’as-tu pas de mémoire, gamin ? N’es-tu pas wallon ?

— On dirait, hasardai-je, que tu ne l’aimes pas, ta Wallonie…

Je crus percevoir quelques larmes dans les yeux de mon grand-père. Sa voix se fit très douce :

— Tu te souviens de ta grand-mère Henriette ? Tu te souviens, quand tu étais tout petit et que tu venais à la maison ? Tu te souviens de ses « merveilleux » et de sa tarte au riz ? Tu te souviens : quand elle est morte, mon Henriette, j’ai beaucoup pleuré… Parce que j’avais passé toute ma vie avec elle… parce que je l’aimais… parce que je la regrettais… Eh bien ! la Wallonie, gamin, c’est comme grand-mère Henriette.

— Tu veux dire, grand-père, que la Wallonie est morte ?

Grand-père ne répondit pas et regarda par la fenêtre.

Sans plus dire un mot, nous arrivâmes en gare de Namur. Le train s’arrêta… s’arrêta… et ne redémarra pas. Le contrôleur vint annoncer que, par suite d’une action syndicale, le personnel des lignes wallonnes de la SNCB entamait un mouvement de grève de vingt-quatre heures.

— Ça, dit grand-père, c’est bien la Wallonie. De mon temps…

— Il y a, coupa le contrôleur, d’excellents hôtels à Namur.

Précédés par les scouts qui chantaient une chanson de pluie et de soleil, nous descendîmes du train.

— Namur, demandai-je à grand-père, c’est bien la « capitale » de la Wallonie ?

— Namur, répondit-il, c’est la ville d’où se sont enfuis Rops et Michaux.

Je ne connaissais ni Rops ni Michaux mais, pour montrer à grand-père que j’étais son digne petit-fils, je dis : « Ça, c’est bien la Wallonie. »

Nous sortîmes de la gare. Il était presque vingt heures et les trottoirs se vidaient déjà de leurs derniers promeneurs.

— Viens, dit grand-père, nous allons passer la nuit là-bas.

Dormir dans un hôtel ! Grâce à la SNCB, j’allais passer la nuit dans la capitale wallonne !

Grand-père posa sa main droite sur mon épaule. Dans la gauche, il tenait son second journal, celui qu’il n’avait pas ouvert dans le train. Le titre s’étalait en grandes lettres noires : Vers l’Avenir.

Nous traversâmes la place de la Station, en direction d’un beau bâtiment blanc, qui allait cette nuit-là abriter notre sommeil et nos rêves. Sur la façade, je lus : Grand Hôtel de Flandre.

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