Souffle rugueux, pressé par la cohue dans l’enveloppement soporifique des hymnes byzantins, je découvre par-dessus l’agrégat des têtes un Pantocrator en miteux état, qui me vrille de son regard écaillé.
Les tièdes, je les vomirai !
Tiède, moi ? C’est bien mal me connaître !
Sceptique, soit, mais après tout, si jamais Tu existes, c’est Toi qui m’as fait tel, ne viens pas ensuite prendre Tes grands airs, tandis que montent vers Toi les volutes d’encens et que les voix lénifiantes de Tes adorateurs psalmodient Tes louanges en quelque idiome slave, même si Tu n’es que projection de l’espérance humaine, illusion d’huile et de pigments sur un mur, qui d’ailleurs Te délites, ainsi que le souligne un panonceau multilingue appelant à la générosité des visiteurs et des fidèles.
Mais qu’est-ce que je suis venu foutre au fond de cette église, dans ce val de Wallonie où l’on Te rend grâce de si orientale manière, à me tordre le cou pour entrevoir les solennelles pérégrinations de Tes moines barbus et chevelus comme des Raspoutine, ou observer avec ébahissement ce vieillard bien de chez nous qui s’agenouille avec une ferveur un peu kitsch, et balaie le sol du bout des doigts qui tracent ensuite sur la poitrine le signe de Ta croix, dans le sens inverse de celui qu’on s’est efforcé de m’inculquer, puis recommence et recommence, à croire qu’il veut prendre sur lui toute la poussière abandonnée aux dalles par les semelles boueuses de Tes fidèles et des touristes ?
Il est vrai que de longue date je me promettais cette visite, et la différais de semaine en semaine, obnubilé par ma santé. Il m’aura fallu, dans le feuillet nécrologique, la quête morbide d’une éventuelle connaissance qui aurait eu le bon goût de me devancer au-delà du grand point d’interrogation. Parmi la séquelle de patronymes, croix, étoiles, cadres plus noirs les uns que les autres, mon œil est tombé en arrêt.
+
12 avril 1915 – 4 août 1997
Voici un an déjà nous quittait
Sandro GALLAROTTI
Qu’il reste à jamais dans nos cœurs
« il Diavolo – li Djâle »
Ses enfants, ses petits-enfants,
Ses camarades
Était-ce Dieu possible ? Et bien que mécréant, j’ai assumé ce « Dieu » : seul un surnaturel coup de pouce avait pu offrir trente années de survie à un quinquagénaire cirrhotique, peu susceptible d’amender avec l’âge son penchant pour les vins du soleil.
Sandro Gallarotti, j’avais fait sa connaissance au vénérable hôpital de B* où j’effectuais un stage. Ce matin-là, quand j’ai pénétré pour les perfusions dans la salle d’un autre âge, avec son carrelage fendillé, ses murs d’un ocre terne, ses hautes fenêtres d’où sourdait une lumière anémique et sa trentaine de lits alignés sur deux rangs, un rire gargantuesque m’a cloué sur place. Dans une hilarité aussi générale que singulière en ce lieu, une espèce d’ogre à la tignasse bouclée, vêtu d’un pyjama rouge vif dont la veste s’ouvrait sur une toison de gorille, s’est extrait de son armoire en hurlant « ¡ No pasaran ! »
C’était Sandro.
Quant au condisciple qu’en aucun cas ce vétéran de l’Èbre n’eût laissé passer, à tout le moins sur son corps, fils de notable d’une de nos bonnes cités, lui-même futur notable, il répondait au prénom de Fernand et traînait dans tout l’hôpital une paire de sandales avachies, une mâchoire éternellement crispée qui lui faisait la face pentagonale, une maladresse légendaire, ainsi qu’un ouvrage à la riche iconographie, « How to place a venous catheter ». Il avait réussi là où les phalanges franquistes avaient dû recourir aux chars et aux avions d’Hitler : après l’avoir vu à l’œuvre sur un compagnon d’infortune, Sandro, son tour venu, s’était défilé en prétextant une urgence vésicale. Depuis lors, Fernand trouvait lit désert et pour cause : dès que les avant-postes annonçaient une blouse blanche, le héros des Brigades s’enfermait dans son armoire et son voisin, monsieur Wang, un vieux Chinois sec comme un bambou, avait pour mission de frapper trois coups pour annoncer le bourreau, deux s’il s’agissait d’un stagiaire anodin.
Devenu le piqueur attitré de Sandro, j’ai passé les heures creuses de mes gardes au fumoir de la salle, à vibrer aux souvenirs de ses exploits et aux débats acharnés qui, dans leur sabir respectif, l’opposaient à monsieur Wang, ex-colonel de Tchang Kaï-Chek et donc ennemi de classe, qu’une longue pratique du taiji quan n’avait pu préserver d’une hypertension maligne.
À leur commune sortie, ascite asséchée, pression stabilisée, les deux jouteurs étaient inséparables. Non seulement ils habitaient le même quartier, mais la nièce de monsieur Wang y tenait La Table du Mandarin, quand la belle-fille de Sandro y avait ouvert La Rosticceria Milanese. Leur premier soin a été de s’y lancer de gastronomiques défis requérant mon arbitrage. Si ce n’est l’indiscutable avantage du Barbera sur les prétendus vins de Chine, de Canard aux mille parfums en Vitello tonnato, de Crespelle alla comacina en Crabe fu hsong, je ne me suis jamais résolu à les départager ; d’ailleurs, je ne pense pas qu’ils y tenaient. Dans la nuit avancée, nous nous raccompagnions l’un chez l’autre, braillant « ¡ Ay Carmela ! », avec un accent dont je ne pouvais discerner s’il venait de Canton ou de Pékin, mais si désopilant que nous nous efforcions de l’imiter, les chants de marche du Kouo-min-tang restant hors de portée de gosiers wallons ou transalpins.
Semblable folklore ne dure qu’une saison. Écœuré par la grisaille wallonne et par ce que j’éprouvais comme une médiocrité ambiante, j’ai couru l’aventure sous d’autres latitudes, ensoleillées de préférence. Quand, des lustres plus tard, fatigué de tourner en rond sans jamais rien découvrir, je me suis résigné à revenir chez nous pour m’y embourgeoiser, poussant l’assimilation jusqu’à l’infarctus et le triple pontage, que j’ai voulu, nostalgique déjà, revoir le quartier de mes fredaines, on avait désaffecté l’hôpital, Table et Rosticceria s’étaient englouties dans les fondations d’un métro mégalomane qu’on finirait par reboucher.
Quelque chose m’interpellait dans cette superposition surréaliste d’une croix et de ces « camarades » qui lui avaient décerné sur l’Èbre le surnom de « Diavolo », mué en « Djâle » lorsqu’après la débâcle républicaine et les barbelés français, les hordes fascistes l’avaient rattrapé dans les charbonnages de Wallonie et qu’il avait pris le maquis. Cette croix ne pouvait être que l’œuvre de sa belle-fille, punaise de bénitier, qui l’abreuvait pour sa santé de prières et d’eaux miraculeuses qu’en fine mouche elle mêlait à une cuisine succulente. Lui avait-il, de guerre lasse, au terme de son étonnante survie, concédé une fin munie des sacrements ? De mèche avec ces curés qu’il bouffait à chaque repas, les avait-elle traînés de force, lui et son foie malade, à Lourdes, Banneux ou Fatima, et le miracle, contre toute attente, s’était-il produit ?
Quant à monsieur Wang, son aîné d’au moins vingt ans, il n’avait pu que le précéder au tombeau. J’imagine son sinisant « ¡ Ay Carmela ! », pareil au singe de la légende, mettant sens dessus dessous le ciel de Lao-Tseu.
Quelle pulsion m’a fait téléphoner aux hôtels, complets en cette veille de week-end, jusqu’à me découvrir une chambre ? Quelques effets jetés dans une valise et je roulais jusqu’à cette auberge recommandée par un guide obsolète, dont trois générations avaient assis la renommée.
L’actuelle, hélas, ne conservait du lustre ancien que les tarifs, les intitulés ronflants d’une carte médiocre et les noms de musiciens attribués aux chambres, quelque passion du lointain fondateur qu’en lamentable écho rappelait au restaurant le ressassement de classiques éculés, albinonique adagio, boccherinesque menuet ou autre beethovénienne Élise. Affligeant hôtel, qui m’en rappelait un autre, au bord d’un lac africain, jadis luxueux mais ruiné par les guerres, empire des cancrelats où un maître d’hôtel à la chevelure de neige, en smoking râpé au pressing impeccable, m’apportait sur un plateau d’argent rescapé des pillages la boîte de pilchards constituant l’inamovible ordinaire. Encore cet homme ne manquait-il ni de style ni de dignité, quand les patrons de céans, leur service expédié, se prélassaient à leur terrasse, buvant sec et menant tapage sans cure des clients, n’ayant sans doute jamais entendu parler de contrat d’avenir. Tant et si bien que, seul autochtone parmi des touristes flamands et bataves à la mine déconfite, et pas du tout fier de notre Wallonie, j’évoquais in petto le Clochemerle parlementaire qui nous avait élu un hymne régional, déplorant que le choix ne se fût porté sur un Lèyi’m plôré autrement adéquat.
Amer de cette veulerie qui autrefois m’avait fait fuir, je me suis couché entre les draps rêches sur un matelas ravagé, mais sans accueillir le sommeil, étonné d’être là, ruminant l’étrange superposition, dont je ne savais pourquoi elle m’y avait poussé, de cette croix, et de la mémoire d’un communiste italien entonnant dans la nuit wallonne le chant des républicains espagnols. Un vide sous le cœur me taraudait, la sensation que le temps pressait, qu’il me fallait d’urgence trouver un sens à ma remémoration, moi qui, à mon tour, comme naguère Sandro ou monsieur Wang, n’étais plus qu’un presque vieux en sursis.
De grand matin, un chocolat médiocre expédié sans plaisir, je me suis donc mis en route vers Chevetogne, non sans m’empêtrer dans un embouteillage que provoquait l’afflux vers un parc d’attractions juxtaposé.
Ma discothèque d’impénitent agnostique abonde en musiques religieuses et le chœur fameux de cette abbaye byzantine enracinée dans notre terroir y figure en bonne place. Astreint à long repos après mon infarctus, les nerfs écartelés par le manque de nicotine et la diète offensive contre mon cholestérol, j’ai découvert la volupté d’une méditation portée par ces voix empreintes de gravité limpide et, sans rien partager de leur foi, j’avoue y avoir communié.
Voilà pourquoi je me réjouissais de les savourer in situ.
D’où me viennent dès lors cette révolte, cette exaspération, ce fracas dans la poitrine, à présent que j’écoute ces religieux, que je les observe arpentant leur chœur orné jusqu’à l’écœurement, en un cérémonial qui me paraît dénué de sens, ou dont le sens initial, au long des siècles, s’est perdu ?
Le plus âgé d’entre eux psalmodie l’évangile.
Une phrase du Christ à ses disciples me frappe de plein fouet.
Jusque quand vous supporterai-je ?
Le sang tout à coup bouillonne dans mon crâne. Comment assener de telles paroles sans les prendre pour soi ?
Et je sens que cette agitation me fait mal, la tête soudain me tourne, le cœur martèle sa cage, un besoin d’air m’oppresse…
Je me retrouve dehors en même temps qu’un novice qui va sonner la cloche, pénétré, suspendant son geste puis s’y abandonnant, comme s’il guettait en lui-même l’instant de grâce.
Je l’admire, mais sans comprendre.
Lorsqu’il regagne son office, d’un air auquel je trouve plus de raideur que de sérénité, je descends quelques marches. Le chant des moines s’estompe. L’infiltrent les trépidations d’un tube techno, les cris surexcités du parc d’attractions, hystériques pulsations qui me donnent la nausée. Fébrile, tempes battantes, j’emprunte pour leur échapper un sentier qui sinue entre des chênes vénérables. Mes oreilles cotonneuses absorbent les deux musiques, chacune prenant et cédant le pas au gré des souffles, avant que le bruissement des feuillages les absorbe l’une et l’autre.
Mes pas m’ont porté vers le cimetière des moines. J’y serpente, épuisé, m’arrêtant à chaque tombe sous prétexte d’en déchiffrer les inscriptions, surpris d’y découvrir, entre wallons, russes, bulgares ou grecs, nombre de patronymes flamands.
Je me sens chanceler. Un tumulus providentiel accueille mon essoufflement.
Brise et solitude m’exaltent. Je ferme les yeux, centré sur ma poitrine, cherchant à modérer l’effervescence du pouls.
Comme si fondait sur moi toute la vulgarité du monde, un caprice du vent m’assène une gifle de cuivres et de pétards. En un éclair, vociférant sur des montagnes russes, m’apparaissent les veules hôteliers indignes de leurs aïeux, le peu délicat Fernand, face pentagonale crispée, qui brandit son cathéter et son livre.
Un chœur de moines byzantins érige vers eux ses ostensoirs.
Vade retro, satanas !
Et dressés côte à côte, poings levés, Sandro, monsieur Wang, ¡ Ay Carmela, no pasaran !
La sueur me ruisselle sur le corps.
Le murmure des feuillages s’enfle jusqu’à m’emplir.
J’y perçois… comme un appel…
Ce cimetière, moi qui n’ai su m’implanter nulle part, émigré jusque parmi les miens, je découvre que j’aimerais y reposer, entre ces hommes, russes, grecs, bulgares, flamands, autochtones, venus enchevêtrer leurs racines dans ma terre de Wallonie, l’enrichir d’une tradition, d’un art musical, fondés sous d’autres cieux, mais ici, par la grâce du site, épuré jusqu’à la perfection…
Des hommes, le novice, le doyen psalmodiant l’évangile, que j’admire et ne peux comprendre. Dont les voix pourtant me transportent, vers lesquelles m’a poussé le souvenir de mes deux amis, l’un chinois et l’autre italien, avec qui je célébrais sur cette même terre wallonne une espérance ailleurs assassinée…
Je comprends enfin qu’il est grand, mon pays, d’avoir su accueillir de tels hommes et s’incorporer leur substance. Qu’il est plus grand de rester pauvre et ouvert que de bâtir sa fortune sur l’arrogance et le rejet.
Était-ce là ce qui m’appelait en ce lieu où tant de chants s’entrecroisent, se sont entrecroisés… ?
La réconciliation ?
Sandro, ta croix, tes camarades… Et vous, moines…
Contempler… Agir…
Comme d’effleurer un sens qui se rétracte…
Cette quête, la vôtre, la mienne, toutes inabouties.
Ailleurs, ici, qu’importe… !
Ma poitrine emballée. Je ne me porte plus.
N’existe-t-il donc rien… ?
Non, il n’existe rien !
Que ce frais tumulus où je suis allongé…
Que cette paix… Ces hymnes… Ce chant dans la mémoire…
Qu’entre les frondaisons ces fragments de ciel sourd…