Des femmes et des chats

Anne Richter,

J’ai eu plusieurs maisons dans ma vie ; je veux parler de celles dont on se souvient, qui vous ont laissé dans les tripes, au cœur ou dans l’âme quelque chose d’inoubliable. Celles qu’on a aimées doucement, passionnément ou qui vous ont empli, à une certaine époque, d’un indicible malaise. Maisons sages, maisons folles, maisons voluptueuses ; enfers, grâces ou refuges, selon les événements ou les êtres qu’on y a rencontrés… Je suis un escargot : j’ai besoin de me retirer dans ma coquille, après avoir déambulé dans le monde. Je dois rentrer en moi-même, reprendre les mesures de mes distances intérieures, j’ai un besoin presque quotidien de solitude et de silence, de lectures et de rêveries. Je suis ainsi, rien ni personne ne me changera. À cause de cette propension à l’isolement, les quatre murs qui m’entourent ont toujours exercé sur moi une forte influence. Ils m’ont protégé, m’ont sauvé dans des moments de désarroi ; une seule fois, ils ont failli me détruire, m’anéantir. Oui, je suis devenu presque fou entre ces horribles murs qui semblaient doués d’un pouvoir étrange, dans cette maison et ce jardin qui voulaient ma mort, où la mort rôdait de façon palpable, s’insinuait dans mon esprit et dans mes os.

C’était une maison méchante. Pourtant, en y réfléchissant aujourd’hui, je me demande une chose : si c’était moi qui l’avais rendue méchante ? Car j’étais rongé de mauvaises pensées, quand j’y suis entré pour la première fois. Les maisons se chargent des sentiments de ceux qui les habitent et cette maison-là n’avait rien d’hostile à première vue. Quoique… Ursula, elle, avait senti quelque chose. Elle n’avait pas dit exactement ce qu’elle avait perçu, mais elle avait réagi à distance, et cela m’avait impressionné. De toute façon, si elle était venue voir les lieux, elle n’aurait pas été plus précise. C’était une jeune femme sensible mais superficielle et elle tenait à rester à la surface de ses pensées et de ses sentiments. C’était d’ailleurs pour cette raison que nous nous étions querellés. Son insolente jeunesse m’avait subjugué, elle m’avait imposé sa redoutable insouciance, sa désinvolture souriante. Sa jeunesse à la fois lucide et frivole m’avait séduit, puis elle s’était tout à coup révoltée contre ma pesante sollicitude d’homme mûr, mon esprit sérieux, trop enclin aux références savantes, à la prudence de l’expérience. J’avais recueilli Ursula, je l’avais logée, nourrie. Je lui avais tout appris et c’était cela qu’elle me reprochait. C’était à cause de ces bienfaits qu’elle m’avait claqué la porte au nez, exaspérée par trop de générosité et d’attention. C’était pour cela qu’elle était partie vers une vie plus jeune, plus dure, plus imprévue, et c’est à cause de ce départ brutal que moi, sur un coup de tête, j’avais voulu déménager.

— Quelle idée de changer de décor, parce que moi, j’ai eu envie de changer d’homme ! m’avait-elle lancé au téléphone avec le léger accent qui augmentait son ton provocant. Du bist verrückt, mein Lieb /Tu accordes trop d’importance aux lubies des femmes.

— Tu me reproches… ?

— Mais oui ! Tu ne connais rien aux femmes, quoi que tu en dises. Tu veux toujours les deviner, partager avec elles tes sentiments, leur enseigner ta culture. Tu veux savoir ce qu’elles pensent, ce qu’elles veulent dire réellement. C’est ridicule !

— Écoute, mon ange… Es-tu en train de me dire que je n’aurais pas dû te prendre au sérieux ?

— C’est évident, non ? Si tu cherches à savoir ce qu’une femme veut dire ou faire réellement… Regarde-la, mein Lieb, mais ne l’écoute surtout pas et ne cherche pas à discuter avec elle. Ça ne sert à rien. Le premier gars venu sait ça, mais toi, tu penses trop pour constater une chose aussi simple. Tu m’as trop écoutée, tu as trop discuté et tu ne m’as pas assez regardée.

— Mais Ursula, je te regardais tout le temps.

— Oui, mais tu ne m’as pas bien regardée. Tu me regardais en pensant à tes désirs, non aux miens. Et puis, on ne peut pas regarder en parlant, on ne peut pas faire convenablement ces deux choses ensemble. Tu es trop raisonnable, tu manques terriblement de…

— De quoi, mon ange ?

— Comment dit-on ça en français ? De… légèreté. Tu es fatigant, mon amour. Il n’y a rien de plus fatigant que les hommes sérieux qui parlent sans arrêt. Tu te perds en discours et moi, je veux rire bêtement avec des gens gais… Tu nous prenais tellement au sérieux que…

— Vas-y. Je suis prêt à tout entendre. Pourquoi n’aurais-je pas dû prendre notre amour au sérieux ?

— Parce que ça le rendait invivable. Je ne peux pas faire l’amour de façon aussi solennelle. Tu fais l’amour en professeur ou en mari.

— Moi, je ?

— Oui, toi, et ne m’appelle plus mon ange. Tu me prends pour un ange et je suis la bête. Si tu ne nourris pas la bête comme il faut, elle se venge.

Ursula a eu le dernier mot. La légèreté d’une femme est souvent plus clairvoyante que les calculs d’un homme et c’était vrai, en somme, qu’elle était à la fois bête et futée, cette Ursula avec son faux air d’ange et ses jambes à la Dietrich. Je suis parti. J’ai loué trop vite le rez-de-chaussée d’une vieille maison située au sommet d’une rue en pente ; une rue calme et comme oubliée au sein d’un quartier citadin. La maison avait un air penché qui me plut. J’ai constaté en m’y installant qu’elle était déclive. L’inclinaison était discrète. Du dehors, ce défaut paraissait insignifiant. À l’intérieur aussi, du reste. Cependant, en commençant à y vivre, je fus gêné par des courants d’air. Je m’aperçus alors que toutes les portes et les fenêtres étaient coincées d’un côté, et de l’autre, laissaient passer l’air et le jour. L’une des fenêtres ne fermait même plus du tout, mais cela ne me découragea nullement ; le paysage qui s’étendait derrière la vitre m’avait ébloui dès le premier coup d’œil et il saurait me faire oublier des inconvénients bien plus graves. La maison était entourée d’un grand jardin échevelé dont les arbres devaient être centenaires, les hautes fenêtres de mon appartement étaient envahies par leur feuillage. Cette proximité végétale conférait à la rue un aspect endormi, presque villageois. C’était le havre de paix où l’on pouvait retrouver une sérénité perdue. Malgré leurs façades dégradées, les maisons voisines avaient un air accueillant, mais le soir, la rue semblait gagnée par un rêve taciturne ; le vaste jardin qui foisonnait en son milieu semblait lui imposer silence. Il étouffait les rumeurs citadines. J’avais l’impression d’avoir découvert un coin de sauvagerie en pleine ville et cette découverte me réconcilia avec les événements. J’envoyai ma nouvelle adresse à Ursula. Je ne voulais pas rompre brutalement avec elle. J’avais l’intention de lui donner une dernière leçon d’humanité, il me plaisait de lui montrer que je pouvais continuer à la voir en lui rendant sa liberté. Je lui écrivis pour l’inviter en amie.

— C’est une idée bizarre, mais je viendrai si j’ai le temps, me dit-elle au téléphone. Ursula téléphonait à tout le monde, car elle avait horreur d’écrire. Je suis curieuse de voir la baraque que tu as choisie pour y enterrer nos amours. Elle est vieille ?

— Très vieille. On ne peut plus fermer les portes et les fenêtres.

— J’en étais sûre. Tu as emmené le chat ?

— C’est pour lui que j’ai choisi la maison, car il y a un grand jardin. Mais le chat a l’air un peu méfiant ; il reste sur le seuil du salon, il n’a pas encore mis une patte dehors.

— C’est parce qu’il a plus de flair que toi. Je suis sûre qu’il y a quelque chose qui cloche, dans ta baraque et il l’a déjà senti. Ça doit être une maison et un jardin pourris. Moi, je le sens même à distance.

Ursula ne vint pas, malgré sa curiosité. Elle avait sans doute oublié. Je lui écrivis encore une lettre à laquelle elle répondit par un bref message, deux phrases gribouillées à la hâte sur du papier brouillon : « Souviens-toi, mein Lieb : si tu ne nourris pas la bête, elle se venge. »

Ah non ! Son insistance devenait grossière. J’avais froissé le papier dans un geste de colère et je l’avais jeté au panier. Au fond, Ursula était une fille quelconque, elle n’avait d’ailleurs jamais cessé de me le répéter. J’aurais mieux fait de la croire. Il fallait que je tourne la page, que j’oublie cette Allemande aux jambes longues et aux idées courtes. J’avais assez de problèmes préoccupants à régler pour penser à autre chose. Je devais ranger toute ma bibliothèque et il fallait que je trouve une solution à ce problème de fenêtres. L’hiver n’était pas loin et les vents coulis devenaient de plus en plus froids. Le bois des châssis s’effritait et le chat grattait d’un air intrigué les tapisseries moisies des murs… Il semblait s’être habitué à son nouveau domaine : un matin, après avoir longtemps humé l’air du jardin sur le pas de la porte, il s’était tout à coup élancé d’un bond au milieu des herbes folles, puis il s’était glissé en rampant en dessous d’un buisson, comme s’il avait repéré une proie. Nous nous mîmes à vaquer tous les deux à nos occupations personnelles : je rangeais mes livres, le chat filait dès l’aurore au jardin où le bruit le plus léger le mettait en transe. Rien ne me rappelait le monde extérieur et ma vie passée. La rue poursuivait sa paisible existence journalière et le vacarme de la ville venait mourir aux abords de ma jungle. Pourtant, la routine méditative que je m’étais imposée était parfois troublée par de menus incidents. La maison paraissait se défendre contre l’intrus que j’étais. Les planchers grinçaient au moindre pas, les clés se perdaient ou n’ouvraient pas les portes auxquelles elles étaient destinées. Étant peu désireux d’explorer cette maison rétive, j’avais pris l’habitude de vivre jour et nuit dans la pièce principale, largement ouverte sur les arbres. Cette chambre qui avait dû servir de salon était située au Sud et sa double porte ouvrait sur un escalier de pierre aux marches disjointes qui descendait dans le jardin. Là, tout était délabré, mais le mystère de ce coin de terre me distrayait de l’usure des choses : c’était un morceau de forêt vierge protégé par d’épais murs de pierre. Je passais des heures à le regarder, mais je n’éprouvais pas la même attirance que le chat : il me paraissait impénétrable et je n’avais pas encore osé y mettre le pied. Cette hésitation était inexplicable, car un chemin s’ouvrait devant l’escalier et dévalait entre les chênes, les hêtres et les tilleuls… Le jardin était lui aussi déclive. Il se mettait à descendre à cent mètres de l’escalier, là où commençait le mur végétal qui exhalait une forte odeur d’humus. Quelques semaines passèrent. La fatigue s’installa. Je n’étais plus habitué à la solitude et le téléphone devant lequel je passais tous les matins pour atteindre les rayons de livres restait obstinément

muet. De toute évidence, Ursula ne pensait plus à moi, elle était en quête d’aventures plus excitantes, elle exerçait déjà ses griffes sur d’autres hommes… mais c’était vrai, tout de même, que la maison était pourrie. Comment avait-elle deviné ça sans la voir ? Ma fascination prenait peu à peu des allures de maléfice, le jardin me semblait hostile, cette verdure envahissante semblait animée d’une vie sourde et incompréhensible, tout y proliférait d’une façon incroyable et, à certaines heures du jour, ce délire végétal me pesait… Il fallait que je m’arrache à ces imaginations morbides. Il fallait que je me décide à descendre les marches de l’escalier. Le chat avait disparu depuis quelques jours et je craignais que ce jardin sournois ne lui ait joué un mauvais tour.

Je pénétrai dans le jardin, un matin gris et froid. Il suffisait apparemment de faire le premier pas. Derrière le bois de hêtres, il y avait des sentiers envahis par les ronces, une pièce d’eau couverte de roseaux, une source enfouie sous les feuilles, des bancs vermoulus et quelques statues mutilées : les vestiges d’un parc qui avait dû être dessiné avec art, il y a longtemps. Tout au fond, un pavillon au toit effondré était mangé par le lierre. Une sorte de socle se dressait en son milieu. Un étrange oiseau de bronze s’y agrippait, les ailes entrouvertes, la tête penchée vers une invisible proie. On eût dit qu’il venait de se poser à l’instant en cet endroit et son œil semblait étinceler de convoitise. Était-ce un aigle ? Non, il était trop petit. Il ressemblait plutôt à un faucon. Tout à coup, je fus envahi par une crainte irrépressible. Cet endroit me déplaisait et je m’éloignai à la hâte. Le brouillard matinal flottait sur la pièce d’eau et la source clapotait entre des herbes jaunies. Nulle part, je n’avais trouvé trace de mon chat. J’essayai de me remettre à mes travaux de bibliothèque, mais le cœur n’y était plus. Que de livres accumulés en une vie et pour quoi faire, en vérité ? Je ne les avais même pas tous lus et s’ils m’avaient parfois aidé à vivre, cet art était incommunicable : il est faux de croire que l’enseignement de la vie par les livres peut se transmettre efficacement. Rien ne vaut l’expérience personnelle, l’écharde dans la chair, les errances et les erreurs éclairantes. Même le chat ne se plaisait plus en ma compagnie trop lettrée. Il n’avait toujours pas réapparu. S’était-il perdu dans ce quartier inconnu ? Le découragement me gagnait insidieusement. Le jardin et la maison nous repoussaient, leur haine me sautait au visage. Peut-être le chat avait-il fui cette atmosphère délétère ? Pourquoi l’air semblait-il soudain si lourd, ici ? Il fallait que j’essaie de savoir ce qui se tramait en cet endroit.

Une nuit, vers deux heures du matin, je me réveillai en sursaut et me dressai sur mon lit, le cœur battant : un hurlement suraigu s’était élevé du jardin noir, un long cri d’agonie qui se terminait par un glapissement bref, presque un sanglot. Le chat ? Ma tête s’affola. Qui pouvait être l’agresseur ? À cet instant, un coup sec retentit. Je tournai la tête vers la fenêtre baignée de nuit. On y frappait de plus en plus vite, de plus en plus fort et ce que je vis me remplit d’effroi : des yeux brillants me regardaient de l’autre côté de la vitre, je ne vis que ces deux yeux habités par une avidité animale. Je pensai aussitôt à l’autre fenêtre qui ne fermait pas. L’être penchait maintenant la tête de côté et me fixait de son œil gauche. C’était un petit disque rond, étincelant et immobile. L’œil était largement ouvert et semblait animé par une ruse attentive. Soudain, les paupières se refermèrent d’un coup, l’une par le bas, l’autre par le haut : le regard disparut, puis réapparut. Je n’eus pas le temps de reprendre mon souffle. La vitre vola en éclats, tandis qu’un battement d’ailes envahit la chambre…

M’étais-je évanoui ? Je n’avais plus aucun souvenir de ce qui s’était passé durant la nuit. Seuls, les éclats de verre qui jonchaient le plancher de ma chambre me prouvaient que je n’avais pas rêvé. Il fallait que j’en aie le cœur net. Cela ne pouvait durer. Je m’habillai en tremblant, j’ouvris la porte du jardin. Il avait plu. Une humidité pénétrante se colla à mes épaules. Qui donnait la mort, au sein de cette jungle glaciale ? Mon pied glissa sur une des marches de l’escalier. Des fientes verdâtres maculaient la pierre. Quelques plumes légères y étaient restées accrochées – un duvet gris, taché de roux.

J’avançai avec précaution sur la terre glissante, je trouai des buissons ruisselants et je m’arrêtai net, au détour d’un chemin. J’avais failli heurter une boule de poils meurtrie, recroquevillée sur elle-même : le cadavre d’un lapereau gisait à mes pieds, les yeux crevés. Je frissonnai, mais je savais que je ne pouvais plus reculer. J’avais atteint les limites du jardin, le mur de pierre, le pavillon désaffecté. J’écartai le lierre qui en masquait l’entrée. Était-ce une illusion ? Le faucon était toujours agrippé à son socle, mais il me semblait que ses ailes étaient grandes ouvertes et que sa tête étroite était tournée vers moi. Il tenait quelque chose entre ses pattes et son bec était humide… Je m’approchai et je vis que le bec et les pattes de l’oiseau étaient rouges. J’avançai une main hésitante que je retirai aussitôt avec dégoût ; pas de doute. Un lambeau de chair était accroché aux serres de l’animal qui était barbouillé de sang frais. Il y avait aussi du sang sur le sol du pavillon et au pied de la stèle, gisaient trois musaraignes ; des petits corps qu’on avait peine à reconnaître, tant ils étaient déchiquetés. Immobile, je contemplai le carnage, quand soudain, la lumière se fit en moi. Je compris une vérité qui m’avait été révélée dès les premiers jours de mon installation dans la maison déclive et que j’avais dédaigneusement négligée.

Le message que j’avais jeté au panier, la lettre d’Ursula… Quels étaient les termes exacts de cet avertissement ? La bête… Le message parlait-il d’un oiseau ? Non, il était seulement question d’une bête : « Si tu ne nourris pas la bête, elle se venge ». Le jour même, n’y tenant plus, je téléphonai à la jeune femme. J’étais à bout de nerfs. Contre toute attente, elle m’écouta attentivement et ne fit aucun commentaire. Elle vint tout de suite, sans se faire prier. Mon ton l’avait peut-être inquiétée. Quand elle vit le pavillon, l’oiseau, les corps déchiquetés des musaraignes dans le brouillard désolé, elle fit la grimace et se détourna.

— Quel horrible endroit, dit-elle. Tu as vraiment eu une riche idée, en venant t’installer ici.

— L’oiseau s’est réveillé cette nuit, Ursula, dis-je. Il était sans doute mort de faim et furieux ; il a quitté son socle, il est venu briser la vitre de ma fenêtre ; c’est lui qui a tué les musaraignes. Il a aussi tué un jeune lapin ; j’ai trouvé son cadavre dans l’allée.

— Tu ne crois pas que tu pousses un peu loin le bouchon ? dit Ursula, en me regardant de biais, à travers ses cheveux emmêlés. Un mince sourire flottait sur ses lèvres. Décidément, mon pauvre vieux, tu n’es pas bien dans ta peau, pour inventer des histoires pareilles. La nuit, contre ta vitre, c’était sans doute une corneille qui a dû être affolée par quelque chose… Il y en a dans tous les arbres du jardin, tu n’as pas remarqué ? Elles sont bien capables d’avoir aussi tué le lapin ; as-tu déjà vu comme elles sont grandes, fortes et brutales ? Et ton chat, tu l’as retrouvé ?

— Non, il n’est pas revenu. Je cherche son corps depuis ce matin. Il a peut-être été la première victime du faucon.

— Laisse donc cet oiseau tranquille, dit Ursula en passant une main irritée dans sa crinière blonde. À mon avis, il n’a jamais quitté son sale perchoir. Dans le pavillon, c’est ton chat qui a fait le coup ! Tu l’as lâché dans cette foutue jungle à moitié sauvage, il a fini par y prendre goût et il est devenu comme elle.

— Cette bête si douce, protestai-je. Elle ne ferait pas de mal à une mouche.

— Ne sois pas idiot, dit Ursula. Tu sais très bien que ton chat a toujours adoré gober des mouches. Et puis, méfie-toi des bêtes et des femmes douces ; ce sont parfois les prédateurs les plus dangereux. Cette saloperie, je te dis que c’est ton chat qui l’a faite. Ton stupide oiseau de bronze n’est pour rien dans cette affaire. Je t’avais pourtant prévenu : si la bête n’est pas nourrie, elle se venge. Ton chat a eu faim, il a attrapé des musaraignes dans le pavillon et après leur avoir grignoté le museau et les oreilles, il les a lancées en l’air : il s’est un peu amusé avec ses victimes. Tous les chats font ça, quand ils retournent à leur nature sauvage.

— Les chats et les femmes ?

— Les femmes aussi, dit Ursula. Allons, je vois qu’il y a de l’espoir. Si tu quittes au plus vite cette fichue baraque où tu te ronges les sangs et où tu commences déjà à avoir des hallucinations, tu finiras peut-être par entrevoir où se trouve réellement l’intelligence.

Quelques semaines plus tard, Ursula est retournée en Allemagne, avec un chanteur berlinois. Je ne l’ai plus revue, ni elle, ni le chat. Quand j’ai quitté la maison déclive, j’ai cherché partout l’animal : il semblait s’être définitivement fondu dans la jungle du jardin et n’a pas répondu à mes appels.

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