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En consultant la Jaeger-Lecoultre Reverso qu’il portait à son poignet gauche, Henri Vigneron constata qu’il était déjà sept heures du soir et qu’il était temps de fermer sa petite librairie, Le Bateau ivre, square Paul-Painlevé.
Finalement, se dit-il, la journée aura été bonne. Surtout après la visite, aux alentours de midi, de deux bibliophiles hollandais, à la recherche de livres publiés en langue française par Alexandre Stols, à Maestricht. Il leur avait vendu Narcisse de Paul Valéry, tiré seulement à trente-huit exemplaires, et La Philosophie du livre de Paul Claudel, et leur avait proposé de revenir le lendemain, vu qu’il gardait chez lui, dans son appartement de la Butte-aux-Cailles, quelques Valéry Larbaud introuvables.
Les deux Bataves en avaient salivé. Et promis – promis-juré – qu’ils seraient de retour, demain sans faute, à la première heure.
À quoi Henri Vigneron avait répondu :
— Vous n’avez pas besoin de vous lever aux aurores, je n’ouvre jamais ma boutique avant onze heures.
Il retira de son tiroir-caisse la recette de la journée, en fit rapidement le compte et ne put s’empêcher de sourire. Oui, ces dernières semaines, les affaires tournaient plutôt bien. En grande partie, il est vrai, parce qu’il avait eu la chance de mettre la main sur de très belles pièces. La preuve, une fois de plus, que les marchandises de qualité, même vendues au prix fort, s’écoulent toujours plus facilement que les rogatons. D’ailleurs, des rogatons, il n’en avait plus guère dans sa boutique.
Au moment où il allait sortir, surgit une jeune femme coiffée d’un béret rouge. Elle devait avoir vingt-cinq ans tout au plus. Elle avait le teint basané et une abondante chevelure noire qui lui descendait presque jusqu’à la ceinture. D’une voix fluette, elle demanda à jeter un coup d’œil sur le Paris de Jean Follain exposé dans la vitrine. Il s’empressa de prendre le livre, dit qu’il y allait là de l’édition originale en service de presse parue chez Corrêa en 1935 et que l’exemplaire était revêtu d’un envoi de l’auteur à Paul Morand. Puis il ajouta que la première phrase de l’ouvrage était une pure merveille et qu’il la connaissait par cœur.
Un jour, je sentis que sous le pavé de Paris il y avait la terre, la vieille terre des propriétaires et des partageux ; souvent le pavé s’est gonflé sous la poussée, au soir de révolution on arrache les pavés, l’on casse l’asphalte, et la terre apparaît, une terre maigre certes, mais qui tend à conquérir les sucs du ciel.
— C’est magnifique, non ?
La jeune femme acquiesça.
— Et moi qui croyais que cette histoire de pavé avait été inventée en Mai 68 !
— Eh non ! La paternité en revient à Jean Follain. Vous le connaissez, je suppose ?
— Jean Follain ? Un peu. J’ai lu Exister dans la collection Poésie de Gallimard.
— Et alors ?
— Ça m’a plu, mais je n’en suis pas tombée amoureuse.
— Vous tomberez amoureuse de son Paris, j’en suis sûr et certain.
Elle se passa la langue sur les lèvres, indécise. Après avoir feuilleté négligemment le volume, elle l’ouvrit à la toute première page.
— Cinquante euros, c’est le prix ?
— Ce titre vaut au moins le double. En tout cas, je l’aurais marqué cent euros si la couverture n’était pas salie et n’avait pas été écornée.
Elle baissa les yeux, fit le geste de rendre le volume à Henri Vigneron. Il feignit de ne pas s’en apercevoir et déclara :
— Tenez, je vous l’offre.
Elle eut un brusque sursaut.
— Mais il n’y a pas de raison !
— Si, il y en a une : cela me fait plaisir. Et puis sachez que j’adore Jean Follain. Depuis près de trente ans que je suis libraire, je ne rate jamais une occasion de le défendre et de donner aux gens l’envie de découvrir son œuvre. À commencer par Paris. Quand vous l’aurez lu, vous viendrez me dire ce que vous en pensez. D’accord ?
Un timide sourire éclaira le visage de la jeune femme. Henri Vigneron découvrit alors qu’elle avait un joli minois et d’étranges yeux saphir. Il lui sourit et lui souhaita de passer une très agréable soirée en compagnie de Jean Follain.
2
Ainsi qu’il l’avait dit aux deux bibliophiles hollandais, Henri Vigneron arriva le lendemain à sa librairie vers onze heures et quart. Il s’était attendu à les trouver sur le pas de la porte, mais ils n’étaient pas encore arrivés. Il examina les alentours, considéra un instant des fourgonnettes des CRS qui étaient rangées au bas de la rue de la Sorbonne et sortit d’une des poches de son veston la clef de son magasin.
Quand il en franchit la porte, il souleva le couvercle de la boîte aux lettres qui était fixée dessus et fut surpris de ne pas y voir son courrier. D’habitude, le facteur venait tôt. Pour une raison ou pour une autre, il avait dû être retardé aujourd’hui. Sans doute une grève sauvage. À moins que ce ne fût à cause des étudiants qui manifestaient depuis plusieurs jours dans le quartier et dont les actions désordonnées provoquaient d’énormes embarras de circulation.
Henri Vigneron songea qu’il avait pu, en ce qui le concernait, venir à pied de la station de métro Maubert-Mutualité, sans rencontrer le moindre problème. Sauf qu’il avait remarqué deux ambulances, les gyrophares allumés, au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Saint-Jacques.
Il déposa sa sacoche sur son bureau et en retira les Larbaud qu’il avait pris avec lui : cinq textes superbes, tous sur grands papiers. Ce que certains de ses confrères appelaient invariablement des livres rares et recherchés. Des termes qu’il n’employait jamais. Aussi stupides que de mentionner, dans un catalogue proposant Les Trois Mousquetaires, quelque chose comme le roman le plus célèbre d’Alexandre Dumas.
Il y avait là un des quinze exemplaires sur Japon de Paris de France, un des trente sur Japon de Préface à un recueil de notes sur quelques poètes français avec un bel envoi de dix lignes à Saint-John Perse, un des vingt sur Japon impérial de Paul Valéry et la Méditerranée, un des vingt-cinq sur Japon de Divertissement philologique, un ouvrage hors commerce tiré à peine à cent trente-cinq exemplaires, et enfin un des cinquante sur Van Gelder de Notes sur Racan, dédicacé par Valéry Larbaud à son vieux complice Léon-Paul Fargue. Des trésors en somme. Et dont Henri Vigneron était prêt à se défaire, estimant qu’un authentique libraire de livres anciens ne peut pas être à la fois un commerçant et un collectionneur.
Comme il s’emparait d’un petit crayon pour inscrire à la première page de chacun des volumes le prix auquel il était désireux de les vendre, il entendit dans son dos un long brouhaha. Puis de violentes clameurs lui parvinrent.
Intrigué, il gagna le seuil de sa boutique et en ouvrit la porte.
Presque au même instant, des dizaines d’individus cagoulés et armés de barres de fer et de battes de base-ball firent irruption sur le square Paul-Painlevé. Ils poussaient des cris stridents, inintelligibles, frappaient et cassaient tout sur leur passage – des poteaux, des bicyclettes, des automobiles, des vitrines de magasin, des carreaux de fenêtre, des volets…
Henri Vigneron recula, le cœur battant de plus en plus fort.
Tout à coup, il distingua une sorte de boule de feu au-dessus de sa tête et tendit le bras, l’air de vouloir se protéger. Après quelques brèves secondes, il comprit qu’un cocktail Molotov avait atterri dans son magasin, juste sur son bureau, et qu’il était déjà en train de mettre le feu à ses cinq Larbaud introuvables.
Des flammes jaillirent, allèrent lécher les étagères remplies de livres, se répandirent vers le plafond et jusqu’au fond de la petite librairie, là où s’entassaient, à même le plancher, des piles de revues littéraires et artistiques datant de la fin du XIXe siècle, en particulier une quarantaine d’exemplaires de La Plume en parfait état.
La fumée, très vite, refoula Henri Vigneron sur le trottoir.
Bousculé par deux hommes cagoulés qui participaient à l’incroyable sarabande, il tenta de se maintenir debout, mais en fut incapable. Il tomba à la renverse et sentit une brusque douleur à son coude gauche, en heurtant durement les pavés. Une mauvaise odeur de terre mouillée lui emplit les narines.
Il hurla.
Il chercha ensuite tant bien que mal à se relever, tandis qu’autour de lui la horde des pilleurs, déchaînée, continuait sa furieuse besogne.
Soudain, la vitrine du Bateau ivre explosa. Dans un fracas assourdissant, une gigantesque gerbe de verre et de feu couvrit le trottoir et Henri Vigneron perdit de nouveau l’équilibre.
Un long moment, il resta allongé sur les pavés, comme pétrifié et anéanti, respirant par saccades, ne sachant trop si des débris de verre l’avaient atteint et si ses vêtements brûlaient.
Lorsqu’il finit par redresser un peu la tête et par entrouvrir les paupières, il aperçut, à quelques mètres de lui, la jeune femme au béret rouge à laquelle, la veille, il avait offert l’édition originale du Paris de Jean Follain. Elle portait, en guise d’anorak, une espèce de Parka militaire.
Ou il délirait, ou il eut la désagréable impression qu’elle lui adressait un sourire des plus moqueurs.