Sous une mince épaisseur de terre

Luc Dellisse,

Je viens d’enterrer ma mère. Dix mois plus tôt, dans le même cimetière, c’est mon père qu’on enterrait. Je pourrais écrire cette phrase, aujourd’hui : Je n’ai plus mes parents. Je pourrais la penser, avec une douceur ou une peine profonde. Ce serait faux. Leur absence n’a aucun effet sur leur présence. Ils n’occupent pas la place qui leur est échue, sous une mince épaisseur de terre. Ils sont toujours là, mes parents, en moi et hors de moi, dans leur terrifiant naturel.

Toute leur vie ils ont détesté leur corps. Rien de sexuel dans cette haine. Le sexe ne les gênait pas. Leur ennemi, c’était leur image. Qu’on puisse avoir une apparence physique leur semblait le comble de la gravité. Exister dans le regard des autres était une indécence, un risque de tout instant. On pouvait être jugé, malgré sa modestie, son humilité, son invisibilité, à cause de l’apparence d’un corps qu’on n’avait pas choisi. Bien sûr, il existait des parades. Éviter les couleurs vestimentaires trop vives, les propos trop marquants. C’était la moindre des choses. Mais il y avait d’autres risques plus injustes, contre lesquels on était désarmé : celui d’un teint trop éclatant, d’une taille trop haute, de traits trop ciselés. Il fallait masquer, masquer tout cela, le gommer, échapper aux responsabilités d’une image de soi qui présentait quelque caractère positif. La laideur seule était rassurante. Une laideur banale, un effacement des traits, une apparence modeste et si possible minable, en tout cas impropre à la sympathie ou au désir d’autrui.

Dès l’origine leurs enfants ont reçu la laideur comme mission. Ils étaient trois, deux filles rapprochées de naissance et, avec une courte tête de retard, un fils. On les a gavés, torchés, lustrés, mais selon les règles d’un impératif unique : être au-dessous de la moyenne, juste au-dessous. Qu’ils soient bien portants – mais surtout pas costauds. Laids – mais quand même pas immondes. Tranquilles – mais quand même pas amorphes. Utiles – mais surtout pas subtils ni éveillés. Ces trois enfants des années cinquante, coupés du monde et sans aucun critère, se montraient merveilleusement dociles : ils ne s’aimaient pas et ils fonctionnaient bien. Ils ne demandaient qu’à devenir pour toujours cette laideur discrète. Mais peu à peu les difficultés ont surgi.

La sœur aînée, M, avec son nez pointu et ses yeux papillonnants, avait le niveau de laideur requise : ni trop ni trop peu. Durant l’enfance rien ne troublait son bon caractère et ses hobbies. Elle faisait preuve d’un goût assez vif pour les travaux de couture et les animaux domestiques. Ses parents n’allaient pas jusqu’à approuver ses occupations. Ils lui retiraient ses ciseaux dorés (sortis par génération spontanée des Malheurs de Sophie) et faisaient don du chat au premier visiteur habitant des régions reculées. Ils ne souhaitaient pas qu’un de leurs enfants se signale par un excès d’habileté manuelle, ou par un attachement pervers à un félin surgi de la jungle du temps. Ces privations n’avaient rien d’une brimade. C’était la prudence de parents éclairés. Pour rassurer M, ils lui laissaient entendre que l’interdiction était provisoire : dix ou quinze ans tout au plus. Ensuite, on verrait. Qui sait si, une fois grande, elle n’aurait pas, pour elle toute seule, une machine à coudre, un chat. M. buvait leurs paroles. À peine si ses yeux écarquillés agitaient plus fort leurs cils soyeux.

À la puberté, et d’une semaine à l’autre, l’attitude de l’aînée a changé du tout au tout. Il y a même eu un premier coup de cymbale. En l’absence de son mari, la mère se livrait à son habitude un peu agaçante de prophétiser, comme si elle lisait dans les fumées de la pythie. Quand ton père rentrera, il sera trille de voir que tu n’as pas rangé ta boîte à couture… Si ton père était là, il n’aimerait pas que tu regardes la Vie des Bêtes à la télévision. Durant ces propos rassurants et lénifiants, M. sirotait une tasse d’Ovomaltine ou de Banania. Tout à coup son visage s’est figé de rage. Son nez s’est allongé comme le dard secret d’un animal des profondeurs. Elle a levé sa tasse et en a jeté le contenu brûlant au visage de sa mère. Tais-toi ! Tais-toi ! L’instant d’après elle était débout et trépignait sur place. Ses deux petites jambes (elle était destinée à rester courte de taille) battaient l’une après l’autre à la vitesse d’un piston de locomotive. Les vapeurs lui sortaient des naseaux.

Tout en s’essuyant le visage, la mère regardait sa fille. Son esprit rapide et obtus cherchait, non à comprendre cette crise de nerfs, ce corps transformé en machine, mais à faire entrer cette nouvelle manie dans une case qui contenait déjà un chat allergène et des ciseaux courbes de marque Rostopchine. Elle ne trouvait pas. Sous l’effort, elle raidissait son corps pantelant, les deux poings noués sous le sein gauche, comptant les coups de la surprise, la tête un peu en arrière, les cheveux frisés par l’orage qui montait…

La seconde sœur, Nathalie, n’a pas attendu la puberté pour trahir la consigne du corps tabou. À huit ans, elle s’est mise, sans aucun signe annonciateur, à devenir jolie, puis, comme ses parents s’en alarmaient, très jolie. Au bout d’un moment, il est devenu évident que la disgrâce était sans remède. Elle ne se ressemblait plus. Une extrême beauté s’était emparée d’elle, la hantait de l’intérieur, comme un Poltergeist. Ses grosses chevilles et son air engourdi ne l’avaient pas quittée tout à fait. Mais à l’exemple de son visage et de ses gestes, ils avaient pris une grâce déchirante et fatale.

Cette beauté n’était pas anodine, ni même raisonnable. Très vite il est devenu imprudent de laisser Nathalie circuler seule dans la rue. Les voitures s’arrêtaient à sa hauteur, des oncles inconnus venaient l’attendre à la sortie des classes, des messieurs à long manteau entrouvert sortaient des terrains vagues à son approche, même les petits garçons n’arrêtaient pas de se coller à elle durant la récréation. Les plus hardis lui proposaient le mariage ou un pacte de sang.

Nathalie disait non à tout. Depuis que la mutation magnétique de son corps s’accomplissait, depuis que chaque individu de sexe mâle menaçait de se transformer à cause d’elle en loup-garou, sa tendance à la maussaderie et au cache-cache s’était singulièrement développée. Vers neuf ans, elle a pris l’habitude de s’installer dans la salle à manger, sous la table, protégée comme sous une tente arabe par le tapis de laine dont les pans tombaient au sol. Elle se réfugiait là durant des heures, décourageant l’indolence de sa mère qui l’incitait à ressortir, d’une voix de plus en plus vague, jusqu’au moment où l’arrivée fracassante du mari précipitait le dénouement. Nathalie au ralenti ressortait de sa tente. Sans aucune hâte, elle soulevait un pan du tapis, et laissait passer son visage d’une beauté absurde et immortelle.

Les trois enfants ne parlaient guère entre eux, ils s’observaient en silence, sans amour ni haine, avec parfois un peu d’agacement. Il y avait des mois que durait le manège de Nathalie lorsque son petit frère, pris d’une inspiration irréfléchie, a eu envie de la débusquer. Il a rampé sur le sol en direction de la table, soulevé le tapis. Dans la pénombre poivrée, il a aperçu quelque chose qu’il n’a pas bien compris et qui l’a fait rougir. Il est sorti à reculons.

Il y a eu aussi la fois où Nathalie a décidé de ne plus aller aux toilettes. Elle se retenait durant des heures, toute une journée parfois, de faire pipi. Il la voyait frotter ses jambes l’une contre l’autre. Jambes cachées sous les bas mi-longs et le kilt. Sa peau rêche d’enfant des sables – des bacs à sable – crissait. Ventre pressé contre les coins de tables, les accoudoirs de fauteuils. Mains tordues, mordues, aux ongles saignants. Lèvres pâles et serrées. Souffle court. Gémissement rauque – qu’elle bloquait dès qu’elle sentait une présence. Alors, elle prenait la pause : dos droit, immobile, stoïque, genoux serrés, un magazine ouvert par contenance, et l’odeur aigre de l’urine qui finissait par imprégner ses vêtements.

Lui le petit dernier avait des jouets – bien plus que des livres : ses parents se méfiaient des livres, ces vivariums abominables où les gens s’embrassent sur la bouche et se baignent tout nus dans la mer. Un de ces jouets était un tube lance-rayons, genre pistolet laser qui grésillait quand on pressait une petite détente latérale. Depuis quelque temps son lance-rayons le dégoûtait, car il le retrouvait toujours couvert de traces brunes poisseuses qui avaient l’apparence et l’odeur de la merde. Il savait bien que ça ne pouvait pas être de la merde, car comment serait-elle arrivée là ? Mais cette ressemblance l’inquiétait. Il lavait à grandes eaux le tube sous des flots d’eau bouillante. Résultat, le mécanisme s’était détraqué, son laser ne grésillait plus. Peu après la mère a découvert que Nathalie avait vidé toute une boîte de suppositoires contre la grippe et elle a fait un éclat. Mais Nathalie s’en est tirée de justesse en prétendant qu’elle avait voulu couper court à un refroidissement.

Et il y a eu la fois des pas nocturnes dans le grenier, et la fois du mouchoir taché de sang derrière une porte. Cette suite de détails étranges donnait l’impression qu’une sixième personne hantait la maison familiale. L’attente et l’inquiétude ont fini par porter leurs fruits.

Un soir, après le retour du père, dans une ambiance de crise politique et de séisme moral, les parents ont tenu un conseil de guerre. Les enfants relégués à la cuisine, savaient, sans qu’aucune information claire ait filtré, que Nathalie avait fait quelque chose de grave. Pour la punir d’avance, la sœur aînée la pinçait jusqu’au sang, mais la passivité lente et boudeuse de Nathalie était difficile à troubler, elle tournait la tête vers M. et lui disait Arrête de me pincer, ma vieille, et M. arrêtait.

Puis la porte s’est ouverte, en silence, pas un mot, rien qu’une tension tangible ; et Nathalie est entrée dans la pièce où ses parents l’attendaient. La sœur aînée a collé son oreille à la porte, tenant son frère à distance à coups de pied, et ce qu’elle a entendu au juste, il ne l’a jamais su. Mais l’essentiel de l’information a quand même fini par passer, et elle était terrible. Au cours d’une visite médicale au centre PMS, le docteur Meert avait découvert que Nathalie, à dix ans d’âge, avait perdu sa virginité.

Si lent et loin du monde qu’il était, le petit frère a deviné la double vérité. Celle du docteur Meert d’abord. Il n’était pas normal qu’un médecin PMS examine le sexe des écolières lors d’une auscultation de routine. Lui aussi avait cédé à l’attirance trouble que cette nymphe partout provoquait. L’autre vérité était le secret de polichinelle de Nathalie.

Lors de son incursion sous la table, le frère l’avait vue jouer avec le manche d’une cuillère en bois. Il n’en doutait plus à présent. Nathalie s’enfonçait des objets dans les orifices. Il fallait croire que cette manie laissait des traces, qui n’avaient pas échappé à l’omniscience du docteur Meert. Des cris aigus parvenaient du salon. Les cris doubles des parents. Nathalie ne disait rien.

Le troisième et dernier enfant de cette modeste famille était le plus prometteur. N’étant pas un maître de suspense je m’empresse d’ajouter que cette promesse n’a pas été tenue. C’était un garçon, il avait des grosses joues et des pieds tournés en canard, il se distinguait en classe mais sans brio inquiétant : tous éléments positifs. Sa laideur promettait d’être bourgeoise, simple, de bon goût, avec peut-être une pointe de ridicule à cause des oreilles décollées et du sourire trembleur que les photos du temps ont fixés en couleurs.

Lui aussi, il partait bien et c’est la puberté qui a ruiné son équilibre. Un dérèglement hormonal l’a rendu timide. Si timide que durant cinq ou six ans il lui a été impossible de mener une vie, ou même des études, normales. Au moindre froncement de sourcils, au moindre rire, au moindre reproche, au moindre bonjour, à la moindre minuscule et modique perturbation du temps immobile, il fondait en rougeur, en sueur et en tremblements.

Sa maigreur et sa longueur, il est vrai, en faisaient une cible. Mais son effarement continu n’avait pas besoin de cause pour exister. À la passe, au foot, il se prenait les pieds dans les jambes. Durant l’épreuve orale de dissertation, il s’écrasait contre le tableau, cherchait à entrer en arrière, de dos, dans le mur, tandis que sous l’effet d’une sudation acide, la craie fondait en poudre entre ses doigts.

Corps lâché, mou et moite. Corps liquide. Traversé en permanence par deux ondes électriques, les crampes de la colique et le tremblement nerveux. Souvent, quand il rentrait chez lui, après avoir lutté sans succès contre les agressions externes et internes que le monde exerçait sur son corps, il écoutait sur une seule jambe comme un héron les récits prophétiques de sa mère (Ton père sera furieux de savoir que tu as encore rougi en saluant Madame Fromès), puis montait à la salle de bains, la seule pièce fermant à clé. Il se penchait au-dessus de la baignoire, pleurait, tremblait, tournait les robinets d’eau froide et d’eau chaude, dénudait son corps, adressait une prière détaillée au dieu des plafonds, tâtait de son nu pied gauche l’eau écumante, et s’y engloutissait.

Corps évanoui dans la paresse et le bain, avant que le temps parallèle des douches et de la vitesse ne se lève. C’était moi d’avant moi, une ère préhistorique. Je flottais dans un liquide brûlant, où passaient les armadas de mousse, où crevaient les bulles, où se repliait le monstre marin, vaguement érigé, puis, amolli par l’eau chaude, retombant.

La maison n’était pas grande mais elle comportait quatre chambres à l’étage – là où un architecte bourgeois n’aurait trouvé la place que pour deux. Cette division favorisait le capitonnage moral. Aucun des occupants ne se sentait solidaire, ni des autres membres de la famille, ni du Dieu qui loge dans les lustres et qui, de cet angle zénithal, voit les pensées dans les têtes et les mains sous les draps. Nathalie semblait s’être affranchie de cette caméra cachée. Sa liberté faisait peur. Il arrivait même que M. adresse la parole à son petit frère, et du ton aigre et chantonnant qu’elle avait adopté, lui communique son avis sur le cas Nathalie : la petite seconde essayait de se rendre intéressante ; il fallait l’enfermer à la cave, sans lumières, durant quelques semaines, et elle viendrait à composition. Là-dessus la comtesse de Ségur était formelle.

M. devait avoir raison. C’est sans doute aussi pour se rendre intéressante que désormais Nathalie ne voulait plus manger. Elle ne refusait pas, convenablement drillée, de s’asseoir à table et de mettre en bouche des aliments. Mais son corps était moins obéissant qu’elle.

Après avoir mastiqué un morceau de steak durant dix minutes, elle finissait, lassée de cette manducation sans fin, par le restituer dans sa paume, sous la forme d’un reptile grisâtre et dévitalisé. M. marmottait méchamment Elle va encore vomir. Sa mère lui donnait une gifle symbolique. Pour emporter la décision, le père donnait un de ses coups de tonnerre bi-quotidiens, il jetait sa serviette à Nathalie comme un signe d’élection et lui hurlait de finir son assiette ou ça irait mal.

Elle attaquait courageusement un nouveau morceau de viande, l’avalait au prix d’une saccade de la glotte, et ça finissait mal en effet. Elle faisait entendre un bruit désagréable de pompe à purin et la bouche bien ouverte, le corps déboutonné, elle répandait, sur la table du sacrifice, le corps et le sang du bœuf.

Dans la moiteur d’une matinée freudienne, la mère a pris son manteau et son foulard suisse, Nathalie a fermé en quinconce son duffel-coat, et elles sont montées dans un taxi pour gagner la gare. Elles se rendaient dans la capitale. Tout ça se passe en province, au Moyen Âge, en Flandre, on a du mal à imaginer ces temps reculés. Elles allaient consulter. Elles se taisaient, la mère et la fillette. Soudain il y avait un coup de sonnette, elles sortaient dans la rue, la mère grande et encombrée par son corps, la fillette que sa folle beauté de nymphe déshabillait. Et je regardais ce taxi, luxe inouï et morbide, car il était le véhicule des catastrophes, non des loisirs

Il y a déjà longtemps que j’ai vu Nathalie monter dans la Frégate noire, avec une petite torsion des hanches pour ramener à elle le kilt, puis la portière. Je l’ai revue souvent, pas très souvent quand même. Mais je me rappelle que c’est ce jour-là qu’elle est partie. J’ai couru après la Frégate, jusqu’au bout de la rue. Derrière moi M. me criait de revenir, que je serais puni.

Nathalie a pénétré dans un cercle hypnotique. La médecine de l’âme a reconnu les fêlures de son âme. Elle est entrée en thérapie. On l’a mise en observation. Elle a fait des séjours en Suisse – et à Notre-Dame-au-Bois. Un psychiatre exercé a pris soin d’elle ; il l’a souvent enfermée dans sa chambre ; souvent aussi il l’a encouragée à jouer au tennis ou au croquet dans son parc grillagé. Elle a vécu chez tante Joséphine et chez les Ride, éleveurs de chevaux à Bonne-Rue. Elle a été libérée sur parole, elle est revenue faire des séjours chez nous, elle avait des seins à présent, et une bouche pulpeuse, et un air sournois qui persuadaient mes parents, sans doute à juste titre, qu’elle était hantée par une double vie.

En un sens, quand elle était là, je ne voyais qu’elle. Elle était ma boussole affolée. Dans ce musée de cire de ma vie d’alors, elle seule, à cause de sa bizarrerie, n’appartenait pas au règne des statues.

Un jour, le drame qui couvait à travers les années et les frayeurs s’est manifesté dans tout son éclat. Le professeur de religion de Sainte-Isabelle, que tout le monde prenait pour un prêtre à cause de son air confit, n’était qu’un laïque et un pauvre homme. Sa femme a provoqué le scandale. Il avait une aventure, et cette aventure était une élève, et cette élève était Nathalie.

Du haut en bas de la maison, pendant les sept jours qu’a duré cette affaire, les cris, les pleurs et les visites n’ont pas cessé un instant. Les prêtres, les sœurs, les voisins, les médecins, et même (circonstance inouïe car il ne quittait pas volontiers la villa de Notre-Dame-au-Bois) le psychiatre exercé et octogénaire, se sont relayés autour de ma sœur comme les moutons auprès de Jeanne d’Arc. Il s’agissait de lui faire dire pourquoi elle avait fait ça. Elle avait la fermeté des martyrs, cette fille : elle ne parlait pas.

Corps muré dans son silence, corps qui rêvait d’une immunité de machine. Hautain, détaché de ses rouages, refusant d’entrer dans des complots d’adultes. Elle ignorait la peur, il me semble. Pour le reste elle réduisait les scandales à leurs dimensions d’objets. Pourquoi elle avait fait ça ? Elle avait regardé fixement l’instrument d’en face, le corps du délit. Elle n’avait pas fermé les yeux pendant l’intromission. Pour le reste elle n’était pas concernée par cette histoire, qu’on interroge le professeur ou les témoins.

De temps à autre, mon père, en mauvais acteur accompli, remontait vers le lit où siégeait Nathalie, faisait partir de loin son coude, et la giflait. Le psychiatre exercé ôtait son cigare pour dire : Allons, Allons. Le remettait en bouche. Suçant son cancer à travers la nicotine. Il est mort comme son maître Freud.

Je dormais mal, durant ces nuits de crise. Je me réveillais pour penser à elle. Sans rien comprendre, je lui donnais raison sur tout. Je regrette de ne pas lui avoir parlé (mais je n’avais pas de langue), je regrette de ne pas l’avoir baisée (mais je n’avais pas de sexe), je regrette de ne pas l’avoir aimée (mais je n’avais pas de cœur).

Même le temps immobile finit par se dissoudre dans un roman plus rapide. Dix ans plus tard, mes parents vivaient seuls et la petite maison était devenue trop grande. M. était pharmacienne et mariée, Nathalie était entrée dans les ordres, et je vivais d’expédients. Au physique aussi la transformation hormonale avait joué le rôle actif d’une écriture. Enceinte, M. faisait un peu peur. Des taches de rousseur, une bouche étroite, des cheveux jaunes et un cou empâté la transformaient de façon si profonde qu’elle paraissait grimée. Sous le voile et la cornette qu’on portait encore dans certains couvents, Nathalie, devenue sœur Lucie, était suffisamment déguisée pour paraître différente et même moins jolie. Mais le plus frappant c’est qu’elle était devenue joyeuse. La maussaderie, le mutisme, le sentiment affiché que les affaires humaines n’étaient pas les siennes, et que son corps était une sale bête faite pour les expériences de vivisection, avaient tout à fait disparu. Elle pépiait sur toute chose, les pigeons et les fleurs, l’encaustique et la télévision.

Deux sœurs étranges, inconciliables. La pharmacienne et la nonnette. L’acariâtre et l’extasiée. C’est l’époque ou je les ai perdues de vue toutes les deux. Je tournais mal. Le sentiment exact de ma bizarrerie et de ma laideur m’avait préservé du monde comme un formol. N’attendant rien de moi et persuadé d’être un ratage de nature, je n’existais que par les livres et la masturbation. L’idée de mon apparence m’était si pénible que j’avais pris l’habitude de me raser sans miroir, et que, chaque fois qu’une série de photos de vacances venaient s’ajouter dans l’album de famille, je me relevais la nuit pour venir déchirer les miennes. Ma mère était obligée de tenir l’album sous clé. Mais à dix-huit ans à Biarritz, une jeune baigneuse que je croisais parfois sous la douche a déclaré que j’étais mignon et s’est mise à lécher mon cou avec sa langue. Apprendre que j’étais le fils du roi du Siam ne m’aurait pas plus stupéfait.

La détestation profonde de son corps ne présente pas que des désavantages. Dans mon cas elle m’avait incité au travail et au secret, qui sont des défauts utiles. Le revers, c’est l’humeur sombre. L’horreur physique de soi-même est incompatible avec le bonheur. Suite aux baisers de la baigneuse de Biarritz, cette horreur s’est lézardée, j’ai entrevu quelque chose dans la brume. Rentré à l’hôtel, je me suis déshabillé devant la glace, et pour la première fois de ma vie, j’ai vu ce corps.

Immense et disparate, blanc, voûté, peu musclé, il donnait néanmoins une impression de stabilité et de force, qui tenait sans doute au fait que j’osais me regarder dans les yeux. J’ai entrevu une possibilité nouvelle : un corps était un instrument prêté, mis à la disposition du joueur pour disputer sa partie, et dans mon cas, cet instrument n’était pas mauvais.

C’est peut-être la seule idée pratique que j’ai jamais eue de ma vie : me traiter moi-même comme une chose, et n’attendre rien de la mort, pas même le néant. Sous le coup de cette décision sage et rudimentaire, mon corps s’est enfin réveillé. Il a pris les commandes. Il s’intéressait à la luxure. J’ai suivi comme j’ai pu. Parfois il allait un peu loin. J’avais peur de devenir un spécialiste. Les livres et les rêves m’ont préservé du pire.

Mes parents étaient (et sont restés jusqu’au bout) des gens simples, perdus, effarés au sein d’un monde opaque. Ils étaient pauvres et ignorants, en outre. Je les ai détestés durant toute ma jeunesse. Je me suis roulé avec rage dans le ressentiment. J’ai fait tout ce qui était possible pour répudier leur ascendance. Pourtant ils m’ont légué, sans attendre l’heure tardive de leur mort, par donation entre vifs, un héritage fabuleux. Une langue, le français, qui n’était qu’une faible lumière dans les Flandres, depuis que l’enseignement en était contrarié. Et un corps. Un corps qui a résisté depuis trente ans, sans frémir, à tous les excès. Il n’y avait rien d’autre à désirer. Maintenant qu’ils sont morts, je peux bien leur dire qu’ils n’auraient pas pu mieux s’y prendre. En dépit de tout, j’ai été comblé.

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