L’oreille cassée

Françoise Lison-Leroy,

C’est un mauvais rêve, Léa. Un camion mauve, ça n’existe pas. Et qu’est-ce qu’il y avait dedans ? C’est à la foire qu’on voit des voitures et des fourgonnettes de toutes les couleurs. Avec des enfants dedans. C’est certainement à cela que tu penses : un carrousel comme sur la grand-place. On ne pleure pas pour des choses pareilles.

Les monstres n’existent pas. Les loups n’existent pas, ni les soldats inconnus, ni les Petits Riens. Ni les bonshommes Michelin. Ceux qui roulent en camion ne sont pas des méchants. Regarde Diego, il a un papa voyagiste et celui de Clarisse est représentant en vins. Les tueurs prennent l’avion pour faire des attentats. Ou bien ils vont sur les marchés, dans des villes lointaines. On en a vu à la télé.

Ici on est au pays de Tintin. Avec lui, il ne peut rien t’arriver. Tu le suis dans toutes ses aventures. J’aime tant que tu me racontes que tu as marché sur la lune, que tu visites le temple du soleil ou que tu as retrouvé les bijoux volés. Mais ne me parle plus de l’homme à l’oreille cassée.

Non, Léa. Ce n’est pas vrai. Tintin ne galope pas derrière toi. Il ne veut pas t’attraper. Oui il court toujours, d’une page à l’autre, à la recherche d’un trésor. Ou aux trousses des bandits. Il veut te protéger, c’est sûr. Et s’il t’invite sur l’île noire, c’est pour que tu découvres d’autres paysages, pour que tu sois son associée.

Prends ton Milou en peluche dans tes bras. Je l’ai gagné pour toi à la foire. Non Tintin n’est pas un salaud. Il n’y a pas de cave sur l’île noire. Pas de crabe aux pinces d’or. Pas de méchant homme à l’oreille cassée. Tu ne vas quand même pas tout mélanger ? Si tu veux, on regardera Les Oranges bleues. Elles sont belles comme la lune. Tu les compteras et tu t’endormiras.

Arrête, Léa. Tu iras à l’école à vélo si tu ne veux plus t’y rendre à pied. Tu rouleras tant que tu pourras entre la dernière maison et le pont, là où il n’y a personne. Non, je n’ai pas de voiture pour te conduire jusqu’à l’entrée de la cour de récréation. Et on n’a pas d’argent pour en acheter une. Tais-toi, tu me casses les oreilles.

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