Quand on aime, on ne compte pas

Corinne Hoex,

— Long au moins jusque-là, imaginait Samantha en désignant ingénument à son amie Gina le dessous de son nombril qui, bien que serti d’un adorable petit brillant, apparaissait très dénudé sous le minuscule top moulant.

Puis, se tournant vers moi, dans un sourire ravi :

— Ça m’irait bien, vous ne trouvez pas, Monsieur Vandersteen ?

Et ses yeux mi-clos, ses lèvres entrouvertes faisaient que ce sourire semblait être un baiser.

*

Samantha est ma voisine d’étage. Ce matin-là, nous nous trouvions dans l’ascenseur. Samantha et Gina, parées et maquillées, partaient faire du shopping. Gina portait au cou une verroterie que Samantha, entre ses ongles immenses, distraitement, examinait.

— C’est coloré, ça te va, concédait-elle dans une moue. Mais avoue que ça manque de chic. Je ne porterais pas ce genre de truc. Moi, je ne veux que du vrai.

Et les yeux de Samantha me lançaient furtivement de pétillants regards complices.

— Moi, ce que je veux, ce sont des perles fines ! poursuivait-elle vers son amie, mais s’adressant à moi. Même pas des perles de culture. C’est commun. Non, des fines ! Uniquement des fines ! Un tour de cou en perles fines ! Ou même carrément un sautoir ! Un sautoir de perles fines ! Long au moins jusque-là ! Ça m’irait bien, vous ne trouvez pas, Monsieur Vandersteen ?

*

Samantha s’y connaît. Elle travaille dans une bijouterie, une belle bijouterie du boulevard Adolphe Max, avec deux vitrines. Moi, je travaille dans un bureau à Cureghem. Je m’occupe des photocopies. Les photocopies, c’est un bon job pour moi. J’ai les qualités requises, le directeur l’affirme. Bien sûr, ce n’est pas un boulot digne d’un homme qui aimerait Samantha. Mais, un jour, certainement, j’aurai une promotion.

*

Un sautoir de perles fines ! Long au moins jusque-là ! Ça m’irait bien, vous ne trouvez pas, Monsieur Vandersteen ? Les mots de Samantha continuaient de tinter au fond de mes oreilles. Ils ne me quittaient plus. Qu’étaient-ils donc, d’ailleurs, en vérité, ces mots, sinon une demande. Bien plus : une commande. Un défi amoureux que j’avais à relever. Il fallait que je sois le chevalier de Samantha. Le champion de Samantha.

Je n’ai en principe rien d’un chevalier. Je suis un homme modeste, timide et réservé. Modeste mais volontaire. Depuis que le sourire de Samantha avait exigé de moi le long sautoir de perles fines, je refaisais mes calculs.

*

Je ne croise pas souvent Samantha dans l’immeuble. Outre les trois mètres carrés de notre palier commun, nous partageons à l’arrière la terrasse des cuisines, séparée en deux par un panneau de verre dépoli. Mais il est rare que j’aie le privilège de l’y apercevoir, bien que son parfum s’infiltre jusqu’au-dessous de ma porte.

Je ne rencontre pas souvent Samantha, mais je n’avais pas manqué dans l’ascenseur de mesurer du regard ce « jusque-là » qu’elle me désignait. De la nuque au nombril : quarante centimètres. Fois deux : quatre-vingts centimètres. En supposant que chaque perle atteigne un centimètre de diamètre, cela ferait quatre-vingts perles. Le pourcentage de chances d’en trouver dans une huître étant d’une sur mille — j’avais consulté les statistiques —, il me faudrait explorer non moins de quatre-vingt mille huîtres. Il y aurait lieu d’être patient. Patient et acharné.

Chaque jour, en rentrant du bureau, j’irais acheter une douzaine d’huîtres chez l’écailler de la place Sainte-Catherine, que j’examinerais chez moi très minutieusement. J’en prendrais douze, pas davantage, car je ne voulais pas éveiller les soupçons de Samantha si elle venait à me croiser — il fallait avant tout que mon cadeau reste pour elle une surprise. Une quantité de quatre-vingt mille huîtres à raison de douze par jour me conduirait à un total de six mille six cent soixante-six jours. Six mille six cent soixante-six jours ouvrables évidemment. En soustrayant les samedis, les dimanches et les journées de congé, je serais amené à poursuivre ma récolte durant un peu plus de vingt-huit ans.

Vingt-huit années. C’était beaucoup sans doute. Ça aurait semblé trop à un homme impatient ou velléitaire. Mais j’étais obstiné. Résolu. Opiniâtre. J’étais déterminé. Samantha était jeune. Elle avait la vie devant elle. Quant à moi, je n’étais pas vieux. Je disposais en principe des vingt-huit années nécessaires à mon projet et — j’osais l’espérer — d’encore quelques autres. De toute façon, quand on aime, on ne compte pas. Et je n’aurais pas voulu aller déclarer ma flamme à ma gentille voisine en arrivant les mains vides.

Tout de même, je ne devais pas traîner. Il fallait me lancer immédiatement dans l’entreprise.

*

Depuis que je travaille à mes huîtres, mon ardeur à la photocopieuse me semble décuplée. C’est qu’à présent, j’ai un but dans la vie, un objectif qui me stimule. En fin de journée, quand mes collègues, sur le chemin du retour, avec une fade persévérance, franchissent le seuil du buraliste, pressés de se choisir les tickets à gratter dont ils racleront anxieusement la pellicule, moi, je m’arrête chez l’écailler et je choisis sur leur lit d’algues chacune de mes douze huîtres quotidiennes que le marchand enveloppe dans une feuille de journal.

Je déteste les huîtres. Bien que d’aucuns vantent leur saveur iodée et leurs vertus diététiques, pas un instant, pour ma part, je ne songerais à porter à mes lèvres ces mollusques glaireux aux chairs encore vivantes. Cette seule pensée, d’ailleurs, me soulève le cœur. Par contre, je les ouvre très bien. Je maîtrise la manière de les inciser, de les forcer, de les déclore. J’y introduis le couteau avec la précision, la profondeur d’une caresse. Je sais parfaitement où me glisser, avec quelle insistance m’enfoncer. Je connais l’instant exact où je les sentirai qui lâchent et s’écartent sous la pression de mon outil. J’ai acquis la dextérité d’un virtuose. La science d’un spécialiste. Le doigté d’un amant. Imaginez mon exercice : cela fait plusieurs années maintenant — trois ou quatre ans au moins — que je pratique. Toujours, hélas, sans que la chance ne m’autorise à débusquer la moindre perle. Sans la plus minuscule amorce du plus minuscule collier.

Tandis que, le soir, sur l’évier de ma cuisine, armé d’un crochet, d’une fourchette, d’un cutter, j’inspecte la matière visqueuse de mes douze lamellibranches à la recherche de la perle tant convoitée, je songe à ma charmante voisine de palier, de l’autre côté du mur, à sa tendre ignorance de ce qui se prépare ici, à quelques mètres d’elle, et à son ventre nu qu’un beau matin, avec un peu de patience encore, j’adornerai du long sautoir aux douces lueurs iridescentes conquis par mon labeur.

Tard dans la nuit, doigts écorchés, paumes crevassées, après avoir longuement rêvé parmi les effluves de marée, déçu par le nouvel échec de ma fine chirurgie, je jette les coquilles vides et les chairs triturées dans la grande poubelle que j’ai installée à cet effet sur la terrasse de la cuisine. Discrètement, bien sûr, sans faire de tapage. Parfois, à ce moment-là, j’aperçois secrètement Samantha par-dessus la balustrade, à travers ses rideaux de voile.

*

Cependant, depuis un certain temps — deux ou trois semaines au moins —, je ne vois plus Samantha. Je ne l’entends plus sur le palier, qui ouvre ou ferme sa porte. Chez elle la lumière est éteinte. Son appartement, le soir, reste dans l’obscurité.

Hier, finalement, en rentrant avec mes douze huîtres dissimulées dans leur journal, je croise la concierge.

— Ah ! Monsieur Vandersteen ! J’ai une bonne nouvelle pour vous ! Vous allez avoir un nouveau voisin ! L’appartement est reloué !

— Reloué ! Comment ça, reloué ? Mais ? Mais ? Et Mademoiselle Samantha ?

— Elle est partie, Monsieur Vandersteen. Elle ne vous a rien dit ? Vous ne le saviez pas ? Elle est partie depuis plus d’un mois ! Ça alors ! Elle ne vous a rien dit ! Enfin, moi, je peux vous le dire : elle est partie à cause de l’odeur. Votre poubelle sur la terrasse ! Toutes ces huîtres déchiquetées ! Vos manies de vieux garçon, comme elle disait. Ne le prenez pas mal, hein, Monsieur Vandersteen. Moi, je répète ce qu’elle disait. Ça ne me regarde pas, moi, si vous aimez tant les huîtres. C’est votre goût. Chacun fait ce qu’il veut. Mais ça donnait sous ses fenêtres. L’odeur entrait chez elle. Elle n’osait plus ouvrir. Enfin, elle est partie car elle ne le supportait plus !

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