Des voiliers glissent en silence

Corinne Hoex,

Je suis venue devant la mer immense pour te parler sans que tu me regardes. J’ai ôté mes chaussures. Mes pieds sont blancs et nus et solitaires comme un visage. Le sable les a saisis de son baiser rugueux.

Ce matin, je me suis levée tôt. J’ai pris le train. À présent, me voici aussi épuisée que si j’avais fait à pied les cent vingt kilomètres. Il y a beaucoup de choses sans grâce qu’il faut que les yeux voient avant de voir la mer. Je tourne le dos aux villas à colombages et aux immeubles à baies vitrées, le Chenonceaux, le Royal, le Versailles. Je ne sais plus leurs noms. Je suis assise sur la dune. Une vigie. Une sentinelle. La proue d’une barque.

C’est ici que je viens quand j’ai besoin de mettre de l’espace entre moi et le monde. Quand la peur m’envahit. Que ça va trop loin, le désir d’être prise, d’être tenue, d’être serrée contre quelqu’un. Il faut que je me sauve. Je viens ici. Sur la dune. Un peu plus haut que l’eau. Le regard dans son vaste regard baigné de ciel.

Ça fait un moment que je suis assise. J’écoute le bruit qui vient des vagues, le chant très ancien de la mer, sa vie souterraine et sombre. Je regarde les reflets fugaces que dessine l’ombre des nuages. Je te regarde. Tu es parmi ces ombres. Tes traits incertains, mobiles et hésitants, apparaissent et s’enfuient.

Nous ne sommes pas les alliés que nous aurions voulu être. L’amour est devenu un jeu de guerre. Il y a en nous une part d’incurable. Je me souviens du premier jour. Tu es venu vers moi. Je venais de quitter la table à laquelle les participants d’un colloque avaient déjeuné. Tu as dit que, depuis longtemps, tu voulais me rencontrer. Ou que, depuis longtemps, tu pensais à moi. À me rencontrer. Ce n’est peut-être pas “longtemps”, d’ailleurs, que tu as dit. Tu as dit, je crois, “depuis un certain temps” ou “depuis quelque temps”. Je ne sais plus. Ça se brouille. Je ne parviens pas à retrouver tes paroles, tes premières paroles. Plus je les cherche, plus elles m’échappent, ces paroles qui disaient la durée de ton attente, de ton désir. Après, nous avons été l’un face à l’autre dans une salle de classe vide, à l’étage du bâtiment où se tenait le colloque, avec les bancs, le tableau noir, le chiffon et la craie. Avec les fenêtres mouillées de pluie et le ciel d’octobre. Une pluie impassible. Inerte. Comme auraient pu le rester dans nos vies ces quelques heures passées ensemble. Le temps du plaisir comme celui de l’attente est un temps sans mesure. Qui peut n’avoir pas existé. Et puis, le soir, après t’avoir quitté, sur le chemin du retour, le vent s’est déchaîné avec une brutalité, une impétuosité inouïes et a secoué les arbres et arraché des branches. Les feuilles tourbillonnaient et se collaient à la vitre de ma voiture. La pluie qui, toute la journée, était tombée en silence, est venue battre mon pare-brise. Le ciel était lourd et sombre au-dessus de moi. Pourtant, plus loin, vers l’horizon, il était clair, bleu, limpide, d’une fraîcheur printanière, comme si, en même temps, on pouvait être une chose et la négation complète de cette chose, ce qui y semble le plus étranger. Je savais déjà, ce soir-là, que notre rencontre serait violente et dangereuse.

Là-bas, sur la mer, des voiliers glissent en silence. Qu’est-ce qui oblige les hommes et les femmes à s’entretuer ? Nous pourrions être amis. Naviguer autrement. Négocier les manœuvres. Combien de fois ai-je cru cela possible ? Ce n’est pas possible. Il y a en nous trop de sauvagerie. Une force inquiétante nous précipite l’un vers l’autre. Une autre force exige la rupture. Deux pulsions adverses sont perpétuellement en lutte. À l’urgence de nous lier, de nous fondre en un seul répond immanquablement l’intime terreur de nous faire dévorer, de nous dissoudre.

Il a fallu que tu me frappes. C’était vital. J’ai aspiré à moi toute la violence que tu pouvais contenir. Il était nécessaire de créer du désastre là où la douceur nous égarait. Il était indispensable que tu recules. Que tu mettes entre nous la distance des coups. Qu’il y ait à nouveau deux personnes.

J’étais en terrain connu. Je sais l’art de mener l’autre à la colère, à l’excès, au débordement. J’ai appris. Depuis l’enfance, je suis l’auxiliaire des hommes qui frappent. Je sais exactement quand leur user les nerfs. J’ai une excellente intelligence de l’ennemi. Je coopère magistralement aux affrontements, aux mises à mort. Je suis une bête de cirque. Le moment venu, j’entre en piste. Je suis l’assistante du dompteur dans mon costume de tigresse. La compagne du cracheur de feu dans mon justaucorps à paillettes. L’épouse de l’avaleur de sabres dans mon collant de soie. J’apporte le fouet, je tends les allumettes,  j’exhibe le grand aiguisoir. Je suis parfaitement dans mon rôle. Une pro.

Les vagues devant moi se construisent et se brisent. Elles remontent avec grâce l’inclinaison légère de la plage, déroulent leur frange ourlée d’écume, s’étirent longuement jusqu’au bout d’elles-même, à l’extrême lisière de leur incertitude mouvante, deviennent un miroir lisse. Un instant, elles restent en suspens, puis elles sont rappelées, elles se laissent glisser en arrière, elles rejoignent la grande masse d’eau avec laquelle elles font corps. Leur mouvement oscillatoire si régulier, si parfait, ne trouve sa vitalité que dans cette alternance perpétuelle, ces explosions répétées et la déception, la déroute qui, chaque fois, y succède. Les vagues ne savent rien de la profondeur de la mer. Elles ignorent la forêt qu’un sortilège a immergée. Les vagues meurent et reviennent sans toucher jamais le fond. Elles meurent et reviennent sans avoir vu d’issue. Elles mènent consciencieusement leur besogne. Se construisent et se brisent. Depuis l’enfance, depuis la nuit des temps, elles ont appris.

(fragment d’un roman en cours)

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