La télé de l’été

Liliane Schraûwen,

Ils sont partis en vacances, vers le soleil. Comme si du soleil, il n’y en avait pas assez chez nous ! Trop, cette année, beaucoup trop. Mais les gens sont comme ça, ils s’en vont vers le sud, tous en même temps, comme les bêtes qui migrent en troupeaux vers les alpages, comme les saumons qui remontent les rivières ou comme les lemmings qui, dit-on, par milliers se jettent à la mer. C’est pareil chez les hommes. Ils cherchent l’eau, eux aussi, à dates fixes. Ils se couchent sur les plages, serrés les uns contre les autres tels des manchots sur une banquise.

Ils sont descendus vers le sud. La Méditerranée, l’Espagne, l’Italie, le Portugal, plus loin parfois. Quelques-uns ont préféré la mer du Nord.

Je l’ai vu, à la télé. Des kilomètres de files, sur les routes, des accidents, des bouchons… Tout cela sous un ciel de feu. Ils quittent la ville, avec des valises sur le toit de leur voiture, des caravanes accrochées derrière, et ils avancent au pas ou presque, pendant que des hélicos de la gendarmerie et de la télé vrombissent au-dessus des autoroutes et que les forêts, en Provence, brûlent et crépitent de partout. J’ai vu aussi un reportage qui parlait des chiens et des chats qu’ils laissent quand ils s’en vont pour trois semaines ou un mois. Il paraît que c’est ainsi chaque année. Des centaines de chiens sont abandonnés au bord des routes ou largués dans des refuges ; on les enferme dans des cages, on attend quelques jours, puis on les tue.

Les riches ont choisi des destinations plus exotiques, îles et lagons, vahinés et cocotiers. Le soleil, en tout cas. Ils en reviendront le cuir bruni et desséché, avec pour certains de jolis germes de cancer de la peau, et pour tous des rides nouvelles. Moi, pas fou, je me suis terré au plus sombre de la maison. À mon âge, la chaleur, on ne l’aime plus trop. Même si l’on a froid, souvent. Quand j’étais jeune, il m’est arrivé de partir, moi aussi, en vacances. Avec Irène et les enfants, au bord de la mer. Nous n’étions pas bien riches, mais on faisait des économies et des sacrifices. On n’allait pas très loin, ni pour trop longtemps. Une petite plage, quinze jours par an, guère plus. Quand il faisait beau, les gosses barbotaient dans les flaques, ramassaient des coquillages, faisaient des pâtés. Irène fabriquait des fleurs en papier crépon et moi, je creusais un grand trou qui devenait « le magasin ». Aurélie faisait la vendeuse. Elle échangeait des fleurs contre des poignées de coquillages, puis s’en allait acheter d’autres fleurs, plus loin, chez la concurrence. Laurent parfois l’accompagnait, mais le plus souvent il préférait faire rouler des billes sur les chemins que je lui traçais dans le sable humide, et nous jouions, lui et moi, interminablement, au Tour de France. Il faisait moins chaud, en ce temps-là. Le soleil n’était pas toujours au rendez-vous. Quand il pleuvait, nous allions manger des gaufres ou des crêpes, ou bien nous nous promenions sur la digue, à pied et quelquefois en cuistax. Je me souviens du chien Zorro qui nous accompagnait, avant qu’il ne soit écrasé par un chauffard au coin de notre rue. Laurent le tenait en laisse, il disait « c’est mon chien », et c’est vrai que Zorro l’avait choisi comme maître, il n’obéissait qu’à lui.

Après, quand les enfants ont grandi, ils sortaient en bandes avec des copains, ils allaient danser, écouter de la musique. Puis Aurélie s’est mariée, trop tôt à mon goût, et il y a eu la naissance d’Alexis, celle de Françoise. Irène et moi nous avons continué d’aller à la mer, l’été, pendant quelque temps, avec les petits. Aurélie en profitait pour « se ressourcer » comme elle disait, avec son mari. Ça ne les a pas empêchés de divorcer, ils auraient mieux fait d’agir comme nous, de rester avec leurs enfants, de jouer avec eux sur la plage, de s’en occuper davantage… Après la mort d’Irène, j’ai cessé de prendre des vacances. De toute façon, quand on est à la retraite, c’est vacances tous les jours. Et puis, la mer, le sable, les fleurs en papier, c’était surtout elle qui aimait ça. Pour les enfants, les siens d’abord, ceux d’Aurélie ensuite. Ceux de Laurent, elle ne les a même pas connus. Moi non plus d’ailleurs, ou si peu. Je ne sais pas si c’est à cause de sa femme, je crois qu’elle ne m’aime pas. Ou bien c’est lui qui n’a pas le temps. Il travaille trop, je le lui ai dit souvent, quand je le voyais encore ou quand il me téléphonait. Mais au fil des années, il s’est fait plus rare, et lorsqu’il se manifestait, pour le Jour de l’An, on n’avait plus rien à se dire. Pareil avec Aurélie. D’un côté, c’est normal. Ils ont leur vie, leurs soucis, les choses ne sont pas faciles pour eux. Et ils n’ont plus besoin de moi. Je pense que si leur mère était encore là, ce serait différent. Ils lui confieraient les gosses, au moins ça. Et puis, Aurélie, elle était capable de discuter pendant des heures avec Irène, parfois ça m’agaçait, qu’est-ce qu’elles pouvaient bien se raconter, ces deux-là ? Deux femmes, aussi bavardes l’une que l’autre. Laurent aussi, il parlait plus volontiers à sa mère. Faut dire qu’il l’a toujours adorée, et cela a été très dur pour lui, quand elle est morte. Je me demande s’ils ne m’en ont pas voulu, sa sœur et lui. Bien sûr, j’aurais pu m’apercevoir plus tôt que quelque chose n’allait pas, la pousser à aller voir le médecin. Mais elle avait son caractère, et elle n’aimait pas trop s’écouter, comme elle disait. Quand on a diagnostiqué son cancer, c’était trop tard, il n’y avait plus rien à faire.

Je sais qu’ils m’en veulent aussi à cause de la maison. Ils ont essayé de me persuader d’aller vivre ailleurs, ils ont même voulu que « je me place » comme ils disaient. Ici, c’était trop grand pour un homme seul, surtout quelqu’un de mon âge, je serais bien mieux dans une « seniorie », on s’occuperait de moi, j’aurais des soins si jamais je tombais malade, je me ferais des amis… Tu parles ! Ils voulaient la maison, surtout, et les meubles, et tous les souvenirs de leur mère, et ses quelques bijoux peut-être, et son argent… Je me suis fâché. Moi, dans un home, avec tous ces vieux, jamais ! Je le leur ai dit : je mourrai ici, dans cette maison que nous avons mis trente ans à payer, leur mère et moi. C’est chez moi, pas chez eux. Faudra attendre ma mort, pour prendre les meubles, pour vendre, que sais-je… M’enterrer parmi tous ces vieillards et attendre la fin, jour après jour, en les voyant mourir les uns après les autres, merci bien ! Tant que je suis capable de faire mes courses, de m’occuper de moi, il n’est pas question que l’on me chasse. J’ai toute ma tête, mes jambes fonctionnent encore, assez en tout cas pour me porter jusque chez l’épicier, le boulanger, le marchand de tabac. J’aurais pu leur dire aussi que, s’ils ont peur qu’il m’arrive quelque chose, ils n’ont qu’à venir me voir plus souvent, faire mes courses, ou simplement me téléphoner, je ne sais pas moi, une fois par semaine, une fois par mois… J’ai préféré me taire. Pas envie de me disputer, et de toute façon, on ne peut pas forcer les gens à vous aimer. Je me demande souvent comment ils peuvent m’oublier ainsi, oublier ces années où leur mère et moi, nous n’avons vécu que pour eux, oublier ces vacances, ces jeux, ces histoires, le soir, pour les endormir, ces matchs de foot où je les emmenais… C’est comme ça, c’est la vie. Il ne faut rien attendre, de personne. Rien de plus ingrat qu’un enfant qui devient homme.

Pourtant, il me semble que, jadis, ce n’était pas la même chose. Mon père est parti assez tôt, mais ma mère, je m’en suis occupé jusqu’au bout. C’est vrai qu’à la fin, on l’avait placée, comment faire autrement? Mais elle ne se rendait plus compte. Pareil pour le père d’Irène, on a fait ce qu’il fallait, tant qu’on a pu, on allait le voir tous les dimanches. Quand je pense à tout cela, j’ai de la peine. Je me dis que j’aurais mieux fait de partir avec Irène. Bien sûr, la fin a été terrible, elle a beaucoup souffert, et moi je lui tenais la main sans rien pouvoir faire. Mais au moins elle n’aura pas connu cela, la solitude, l’indifférence des enfants et des petits-enfants, au moins elle n’aura pas eu cette impression que l’on attend sa mort pour prendre la maison et le peu d’économies qui dorment dans un coffre à la banque. Parfois je suis si triste ou tellement en colère qu’il me vient des envies de les déshériter, de tout laisser à la SPA pour les chiens que l’on jette au bord des routes, en été. Pourtant, je me souviens d’eux, comme ils étaient mignons et gentils, quand ils étaient petits. La main de Laurent dans la mienne, le sourire d’Aurélie… Elle mettait ses bras autour de mon cou, elle disait « mon papa, mon papa, tu es à moi, je me marierai avec toi et on restera toujours ensemble », et Irène était un peu jalouse je crois. Je me souviens des dents de lait qu’elle cachait sous son oreiller, et je faisais « la petite souris », les remplaçant par ces bonbons rouges qu’elle aimait tant. Il y a des photos d’eux partout, ici, eux avec Irène, eux avec le chien, eux en communiants, eux jouant sur la plage, eux en mariés, eux avec leurs petits…

Où sont-ils en ce moment ? « Dans le Sud », sans doute, avec tous les autres. Ils devaient se trouver dans les files que l’on a vues sur les écrans, coincés quelque part sur une route, dans la chaleur infernale de cet été de feu. Aucun des deux n’est venu me dire au revoir, avant de partir. Peut-être qu’ils penseront à m’envoyer une carte, et comme ça je saurai où ils sont allés. Mais ce n’est pas certain. Il me semble que l’année dernière, je n’ai rien reçu, et rien non plus l’année précédente. Je ne sais plus trop, le temps passe si vite, et les années se ressemblent. Cela fait combien de temps que je ne les ai plus vus ? Des mois je crois bien. Même pas au Jour de l’An, ça je m’en souviens, parce que cela m’a fait du chagrin, malgré tout.

Il fait tellement chaud, je ne sors plus beaucoup. Je marche difficilement d’ailleurs, et il me semble que je m’essouffle plus vite. Peut-être que je devrais faire venir le médecin ? Mais je sais ce qu’il me dira : que je dois me reposer — de quoi, grands dieux ? — , que mon cœur est fatigué, que je ne devrais plus vivre seul… Si ça se trouve, il est de mèche avec eux.

Je regarde la télé, ça m’occupe. Il m’arrive de m’endormir devant elle, de me réveiller plusieurs heures après, ou même le lendemain. Ce n’est pas très grave, personne ne m’attend, et je n’ai rien de précis à faire. Quelle importance si je confonds parfois le jour avec la nuit, si je dors dans le fauteuil au lieu de dormir dans mon lit, si j’oublie de me laver, et même de manger ? Je vis seul, tout cela ne dérange personne, et à mon âge, on ne dépense plus beaucoup d’énergie, on n’a pas besoin de manger autant, ni régulièrement.

 

J’ai entendu, à la télé, cette terrible histoire. Une comédienne est morte sous les coups de son amant. Je ne la connais pas beaucoup, je me souviens surtout de son père qui regardait danser Brigitte Bardot dans « Et Dieu créa la femme ». Qu’est-ce qu’elle était belle ! Elle aurait mieux fait de mourir, elle aussi, dans sa jeunesse et sa beauté, comme Marilyn, comme Gérard Philipe, comme James Dean, au lieu de devenir aussi vieille, aussi laide et aussi bête qu’aujourd’hui, avec ses propos sur les Arabes, son mari Front National et ses chats, ses chiens, ses ânes… Les Arabes, je ne les aime pas trop non plus, je l’avoue, surtout les jeunes qui me font un peu peur, quand je vais faire mes courses. Ils crachent par terre, ils font du bruit, des gestes, et je sais qu’il y en a qui agressent les vieux pour les voler. Mais quand même, elle y va fort. Quant au Front National… Il me rappelle trop une époque que j’ai connue, j’étais jeune mais je m’en souviens bien, comme je me souviens de ces images des camps, après la guerre, et de ces chiffres terribles, six millions de gens tués juste parce qu’ils étaient juifs… S’il y avait eu six millions d’Arabes chez nous, ils auraient été tués aussi, pas de doute là-dessus. Mais ils étaient loin en ce temps-là, chez eux, c’est-à-dire chez nous en somme, puisqu’ils étaient français des colonies. Comment je suis arrivé à penser à tout cela, déjà ? Ah oui, la fille de ce comédien, il était si jeune alors, si beau, Jean-Louis Trintignant, je l’ai vu dans « Un homme et une femme », et aussi avec Gérard Philipe justement, dans « Les liaisons dangereuses », Boris Vian y jouait de la trompette. Encore un qui est mort tôt, et il l’a fait un peu exprès pour ce que j’en sais. Il a eu raison, les stars ne devraient pas vieillir. Personne ne devrait vieillir.

Ils ont montré la photo de la femme assassinée, et des passages de films dans lesquels elle a joué, c’était une belle femme. Pas aussi belle que BB en son temps, mais jolie quand même, avec une voix étrange, grave et sensuelle. Lui, c’est un chanteur, un chanteur de rock si j’ai bien compris. Je me souviens du rock, à ses débuts, Elvis, Vince Taylor en France, avec ses chaînes de vélo, Johnny bien sûr… J’aimais bien ça. Il y avait de la violence, des blousons noirs, je me rappelle. Quand même, je ne crois pas qu’il y en aurait eu un pour massacrer une femme à coups de poing. Mais avec la drogue, l’alcool, on ne peut pas savoir. Peut-être que n’importe qui, au fond, serait capable de frapper, de tuer, dans certaines circonstances. Comme n’importe qui serait capable d’exterminer du juif, de casser du nègre, de dénoncer ses voisins, de battre sa femme et ses enfants, d’abandonner ses chiens et ses vieux. Qui peut savoir ? Il y a un chanteur qui le dit bien dans une chanson, attendez que je me souvienne, un chanteur que Laurent et Aurélie écoutaient toute la journée, comment c’est déjà… « Si j’étais né en 17 à Leidenstadt »…

C’est facile de dire « pas moi, moi je suis du côté des gentils, du côté des gens bien, moi je n’aurais jamais fait des choses pareilles ». On a tous pensé ça. Mais les Allemands qui gardaient les camps, et ceux de chez nous qui leur fournissaient du bétail humain pour remplir leurs trains à bestiaux, et ceux qui aujourd’hui s’en vont vers le soleil en oubliant leur chien au bord de la route et tant pis si Brigitte Bardot ne sera pas là pour le ramasser, et ceux qui ne se souviennent plus qu’ils ont eu des parents qui les aimaient et qui ne sont pas encore tout à fait morts, tous ces gens-là, c’est des gens bien, eux aussi, des gens comme vous et moi.

La fille Trintignant, elle a peut-être eu un mot de trop, un geste, qui peut savoir ? Alors il a pété les plombs comme disent les jeunes, et il a voulu la faire taire. Ou bien c’était leur mode de fonctionnement, à ces deux-là, ils s’aimaient comme ça, dans la passion et la violence. Ou bien encore il avait bu, il avait pris je ne sais quoi, et il n’est pas arrivé à se contrôler. Qui peut affirmer ne jamais avoir eu l’envie de frapper, de cogner, de tuer même ? Qui peut dire sans mentir n’avoir jamais senti la rage et la fureur monter en lui, irrépressibles ? Qui n’a jamais profité de sa force face à la fragilité du plus faible ? Cela commence tout gosse, dès la cour de récréation. Les « grands » de quatre ou cinq ans se mettent à quelques-uns pour persécuter un « petit ». Et ça ne s’arrête jamais. On frappe ses enfants, et cela ne fait pas longtemps que c’est mal vu. Moi, quand j’étais gamin, j’en ai reçu, des coups. Parfois parce que j’avais été méchant, j’avais menti, j’avais désobéi ; parfois pour rien, parce que mon père avait bu. Je me souviens de l’avoir vu frapper ma mère aussi. Je pleurais, je criais, j’avais peur et si j’avais pu le tuer, alors, si j’avais été grand et fort, je l’aurais fait, j’en suis certain.

Alors, la fille Trintignant… Tout le monde en parle parce qu’elle était connue, parce que c’est une artiste, et aussi l’homme qui l’a tuée. Deux vedettes, jeunes, beaux, riches l’un et l’autre, tout pour que l’on s’intéresse à leur histoire. Mais les autres, tous ces hommes qui cognent sur leur femme, sur leurs enfants, et qui se ramassent quelques années de prison, dans le meilleur des cas, qui en parle ?

J’ai entendu qu’elle aimait Brel. La Quête, dans L’Homme de la Mancha, il paraît que c’était sa chanson préférée. Brel… Je me souviens de lui, je suis allé l’écouter, souvent, avec Irène. Nous l’avons vu, dans L’Homme de la Mancha. Il est mort, lui aussi, relativement jeune. Quarante-neuf ans si j’ai bonne mémoire. Irène a pleuré, elle l’aimait beaucoup, elle disait que c’était trop tôt, qu’il avait encore des tas de choses à faire. Je ne suis pas certain de cela. Il avait réussi tout ce qu’il avait voulu réussir, il avait accompli ses rêves de gosse, la chanson, le cinéma, l’avion, le bateau, l’île et même l’amour, à la fin.

Bien sûr, je ne suis pas un chanteur, moi, mais j’aurais aimé mourir comme lui, au bon moment, avant la déchéance et la solitude. Je ne suis pas une femme, non plus, mais je me dis que Marie Trintignant, d’une certaine manière, elle a eu de la chance. Elle restera comme Marilyn et les autres, jeune et belle pour toujours. Et puis, même si elle a dû avoir très peur et très mal, pendant quelques instants, quelques minutes peut-être, tout a été vite. Elle était au début d’une nouvelle histoire d’amour, d’une passion. Elle devait se sentir intensément vivante, remplie de rêves, de projets, d’émotions. Elle y croyait, comme elle a cru à toutes ses autres amours, avant. Son homme était beau, tendre, il la voulait toute à lui. Et voilà, tout s’est arrêté brusquement, pas de cancer pour elle, pas d’Alzheimer, pas de cœur qui flanche, pas d’enfants qui l’oublient au fond d’un mouroir… L’inaccessible étoile qui lui explose dans la tête, et bonsoir la compagnie. Une belle fin, en somme, qui a l’avantage d’être foudroyante et rapide, et de venir au plus fort de l’amour et de la passion, même si cette passion-là mène à la mort. Une femme jeune et belle qui meurt, une mère de famille, c’est toujours trop tôt. Les coups d’un homme ivre ou malade de jalousie, ou fou, incapable de dire « je t’aime » autrement qu’en frappant, c’est terrible. Mais elle, elle a fini d’avoir peur et d’être seule, elle est de l’autre côté, et son martyre a été très court. Peut-être que le premier coup l’a plongée dans l’absence, et qu’elle n’a rien vu venir. Aucune angoisse, un grand éclair comme un coup de feu, comme un éblouissement, et l’on bascule d’un seul coup dans la nuit. J’aurais aimé une mort brutale et fulgurante comme celle-là, pour Irène, pas sous les coups, bien sûr, mais dans un accident, pourquoi pas. Toute cette souffrance, à la fin, et ce désespoir dans ses yeux, cette angoisse… J’aurais fait n’importe quoi pour lui éviter cela, mais il n’y avait rien à faire, qu’attendre. Pour moi aussi, j’aurais aimé ça. Ne pas vieillir, ne pas voir l’univers autour de soi devenir tout petit et de plus en plus vide, ne pas penser chaque soir qu’il n’y aura peut-être pas de lendemain, et que personne ne s’apercevra de votre disparition, que personne n’en aura le moindre chagrin.

 

Ils ont dit à la télé aujourd’hui que, dans les homes et même ailleurs, il y a des « aînés » qui meurent, par dizaines, à cause de la canicule. On parle de services d’urgences surchargés, dépassés, d’hôpitaux qui ne peuvent plus suivre. Je ne comprends pas bien. Il y a des tas de pays où il fait aussi chaud, chaque année, l’Espagne, le Portugal, et on n’y parle jamais de vagues de morts chez les vieux. On n’en parle pas non plus dans les pays d’Afrique comme le Congo, le Rwanda, ni dans les pays d’Amérique qui sont traversés par l’Équateur. Mais ça, c’est normal, les gens y meurent d’autre chose, comme le sida ou la guerre, bien avant de devenir vieux.

On nous conseille de beaucoup boire, de bien nous alimenter, d’appeler le médecin au moindre bobo. À quoi bon puisque, si j’ai bien compris, on meurt aussi dans les hôpitaux, dans les homes ? Je pense à Laurent qui voulait me placer pour que je reçoive tous les soins nécessaires, si jamais il m’arrivait quelque chose. Heureusement que je ne me suis pas laissé faire. Je serais sans doute mort aujourd’hui, je ferais partie de ces statistiques dont on nous rebat les oreilles. Peut-être que ce serait mieux.

 

Je me suis endormi devant la télé, comme d’habitude. C’est le téléphone qui m’a éveillé. Il m’a fallu un moment pour émerger, pour réagir. Cela fait si longtemps que plus personne ne m’appelle. J’ai tâtonné un peu, à la recherche de mes lunettes, posées sur la petite table, à côté du téléphone qui continuait de sonner. Quand j’ai décroché, j’ai reconnu la voix d’Aurélie, mais je n’ai pas bien compris ce qu’elle me voulait. C’était comme si elle pleurait. Elle bredouillait, cherchait ses mots, comme quand elle était petite et qu’elle n’osait pas me montrer son carnet scolaire. Elle m’a parlé de Laurent. Je comprenais de moins en moins, tout se brouillait dans ma tête, et elle, de l’autre côté, elle s’énervait. Elle m’a dit qu’il y avait eu un accident, sur l’autoroute, un camion dont le chauffeur s’était endormi, à cause de la chaleur sans doute, et plusieurs voitures impliquées. Un « carambolage monstre », c’est ce qu’elle a dit, et j’ai eu l’impression d’entendre la speakerine de la télé, juste avant que je m’endorme. Il paraît que Laurent et sa famille ont été pris dans l’accident. Il me semble qu’elle m’a dit que c’était grave, très grave. Moi, je ne savais pas trop que penser. Qu’est-ce que ça veut dire, « très grave » ? J’attendais qu’elle explique, au lieu de quoi elle s’est mise à me demander si j’allais bien, à me répéter, comme à la télé encore, que je devais faire attention à moi, boire beaucoup surtout, veiller à ne pas avoir trop chaud… Il me semble qu’elle a dit aussi qu’elle allait rentrer, qu’elle viendrait me voir, que nous parlerions, qu’il y avait des décisions à prendre. Elle a encore répété plusieurs fois que je devais être prudent, prendre soin de moi, puis elle a raccroché.

Cela fait un moment que je suis tout seul de nouveau, avec à la télé un feuilleton affligeant qui se passe « sous le soleil », comme par hasard. Le genre de feuilleton qu’Irène aurait aimé, c’est pour cela que parfois je le regarde, je m’amuse à imaginer les commentaires qu’elle aurait faits, les questions qu’elle aurait posées. Mais là, je n’arrive pas m’intéresser à ces gens, sur l’écran, tous jeunes, beaux et riches, comme Marie Trintignant et son chanteur. À croire que des vieux, ou des pauvres, ou des chômeurs, il n’y en a pas. Pas à Saint-Tropez du moins, et leurs histoires n’intéresseraient personne. J’essaie de me souvenir de ce qu’Aurélie m’a raconté. Est-ce que Laurent… ? Ils ne sont pas morts, tout de même, lui et sa femme dont j’ai oublié le nom et leurs enfants que je n’ai pratiquement jamais vus ? Elle n’a pas employé ce mot-là, de cela je suis certain, j’aurais compris tout de suite. Elle a dit « accident », elle a dit « ’grave, très grave ». Elle pleurait, mais cela ne veut rien dire, elle a toujours eu tendance à pleurnicher pour n’importe quoi, comme elle a toujours eu tendance à exagérer, à dramatiser. Si ça se trouve, il a tout juste une jambe cassée. Sinon, elle aurait été plus explicite. J’aimerais l’appeler, maintenant que j’ai eu le temps de réfléchir, pour lui poser des questions précises, pour qu’elle m’explique clairement les choses, qu’elle me raconte quand cela s’est passé, et dans quel hôpital il est, et ce que disent les médecins… Mais elle est là-bas, et elle ne m’a jamais donné son numéro de portable, je ne sais même pas si elle en possède un. Il ne me reste qu’à attendre qu’elle me rappelle ou qu’elle vienne me voir, en « prenant soin de moi » comme elle a dit, comme ils disent tous.

 

C’est vrai que je me sens plus fatigué, plus faible qu’à l’ordinaire. Le cœur qui s’emballe, des petites étoiles qui scintillent devant mes yeux, le souffle court. Oui, Irène, je sais, je n’ai plus pris de vrais repas depuis… depuis combien de temps déjà ? Mais il me semble que j’ai bu en tout cas, en suffisance. Autant de fois que j’avais soif. Tu te rappelles, tu riais, tu me disais que j’avais des tas de points communs avec le chameau, et notamment celui-là, de n’avoir jamais soif. Bon, d’accord, je vais faire un effort, aller me servir une bière fraîche, s’il en reste dans le frigo, ou me faire un café. Attends, attends un peu, que j’arrive à me lever, à marcher jusqu’à la cuisine. Attends, Irène, j’arrive…

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