Nom de code : Roméo

Éva Kavian,

Je me sens étrangement bien, ce soir. Allongée au bout d’une journée torride. Engourdie et légère à la fois, je flotte sur le radeau de coton où Luc m’a déposée avec tant de douceur que je me suis sentie précieuse et rare. Dans mon demi sommeil, des chiffres s’écrivent sur un tableau noir, et un homme, un petit homme gras et hilare, les lit à voix haute en pointant sa règle sur moi. Un enfant sur cinq souffre d’obésité. C’est tombé sur les voisins. Mes enfants sont maigres à se demander comment leurs os tiennent ensemble, et Grégory a les chips qui lui sortent par les oreilles dès qu’il vient chez nous pour une bataille d’eau perdue d’avance. Une italienne sur trois n’a pas d’orgasme. Je ne suis pas italienne. Un homme sur cinq souffrira du cancer de la prostate après 40 ans. Luc en a quarante trois. Le petit homme me regarde fixement, dès qu’il se détourne du tableau. Il n’arrive pas à me coller. Un couple sur trois finit par divorcer. Cela ne nous arrivera pas. Il veut me coincer dans ses statistiques forcément truquées, me mettre dans la colonne de ceux qui confirment les règles. Il rit, persuadé qu’il va y arriver. C’est juste une question de patience. Il dit j’ai des chiffres, j’en ai pour tous les goûts. Je préférerais qu’il trouve. Sans trop tarder. J’ai un peu peur qu’il s’énerve. Deux politiciens sur quatre ont commencé leur carrière dans l’alcool. Selon une autre source, deux sur quatre profitent de leur position pour s’envoyer en l’air. Luc ne croit plus à la politique, il côtoie le secteur culturel depuis suffisamment longtemps, il a fait le tour de la question.

Le petit homme me fatigue. Je l’entends rire. Son rire se mêle à ceux de Jeanne et Louise. Ce matin, elles avaient dessiné sur la cour, vidant pour la cause la boîte de pastels secs du pauvre Grégory. De toutes les couleurs, elles avaient écrit Anna + Roméo=100.000 cœurs. Anna était montée en pleurant, rouge de honte ou de colère, jurant de ne plus jamais parler à ses sœurs qui, si elles continuaient comme ça, recevraient leur premier baiser de ce gros plein de chips de Grégory. Il a fallu un certain temps, pour qu’Anna me lâche le morceau, entre deux hoquets : elle est amoureuse, et cet « horrible petit nougat » a été raconter à ses pestes de sœurs qu’il les avait vus s’embrasser sur la bouche, oui, pile poil, quand il partait chez le juge avec sa mère. Tu parles d’un pot, sanglotait-elle, mon premier baiser, tu te rends compte ? Encore une chance que c’est les vacances, sinon c’est sûr que demain, toute l’école serait au courant. Après, elles ne l’ont plus lâchée, il a fallu qu’elle donne un nom, et le premier qui lui est venu, c’est Roméo. Bien sûr que non, il ne s’appelle pas Roméo. C’est complètement tarte, comme nom.

Je supporte mal la chaleur. Il faut dire que cette année, c’est le pompon. Je fais le minimum, et je passe le reste de la journée dans la maison, volets fermés, entre deux douches et l’écho encore trop proche de leurs incessantes disputes. A côté de leur vie, s’il faut un drame pour apprendre que ma fille aînée a donné son premier baiser à un nom de code. Je suis fatiguée. J’ai envie de m’endormir, comme ça, doucement, dans mes dérives. Une paix presque palpable semble chauffer le sang dans mes veines et rafraîchir ma peau d’une brise improbable tout à la fois. Un enfant battu sur vingt accepte de témoigner contre son père. C’est tombé sur les voisins comme l’obésité. C’est pour ça qu’Hélène emmenait Grégory chez le juge aujourd’hui. J’aurais dû passer chez elle, prendre des nouvelles. Mais il faisait si chaud. Dans cinq pour cent des cas, le couple gémellaire développe un univers propre, résistant à toute intrusion extérieure. Un point. Le petit homme rond tend sa règle dans ma direction. Il glousse et dit qu’il n’en a pas fini avec moi.

Ce qu’Hélène tente de compenser en ouvrant à son fils l’armoire à friandises, je le fais, avec Anna, en lui offrant chaque soir cette heure entre la mise au lit de ses sœurs, et le retour de son père, tout en mesurant l’ampleur de mon impuissance, ce dont ne risque pas de souffrir une armoire. Nous nous asseyons sur le divan, les pieds sur la table, elle se blottit contre moi, et nous parlons. Toutes les filles de sa classe étaient amoureuses de Roméo, et lui, il a envoyé son copain lui dire, à elle, Anna, qu’il voulait sortir avec elle. C’est le plus beau de la classe, ils ont les mêmes points en math et en EDM, et les mêmes goûts aussi : ils détestent les chicons et les choux de Bruxelles. Il revenait de vacances, ils avaient prévu de se revoir aujourd’hui, le baiser est venu tout seul. Elle pensait que j’allais me fâcher. Il agite sa règle comme un chef d’orchestre, et je me revois, complètement liquéfiée, dans les bras de Luc, en plein slow, devant au moins cent cinquante adolescents boutonneux, recevant par surprise mon premier baiser. Il rigole. Une fille sur trois perd sa virginité avant quinze ans. J’en avais dix huit. J’étais persuadée que jamais un garçon ne me verrait. Je me sentais absolument transparente, mutilée de banalité. Quand j’ai reçu mon premier baiser, je suis tombée amoureuse sur le coup. Définitivement. Un père sur deux va boire au bistrot entre le travail et le retour à domicile. Luc commence quand il rentre. Pour décompresser. En attendant que je réchauffe son souper. Un homme sur trois sait cuisiner. Pas Luc. Avec sa craie, le petit homme a dessiné un jeu de la marelle sur le tableau, et il a bondit sur la terre en disant je joue et je gagne, tu veux quoi ? L’enfer ou le paradis ?

L’enfer, ce serait ça : l’éternité. C’est déjà pas mal, mais là, rien de neuf. L’éternité dans une grande surface. J’y serais avec mes trois filles. Chaque jour, je disposerais de dix euros, et je serais tenue de passer cinq fois à la caisse. Je ne suis pas sûre que l’on puisse trouver pire. Si on voulait corser l’affaire, on sucrerait ainsi : moi et mes filles, au terme de chaque journée, on s’éloignerait de la caissière, on lui dirait au revoir Monique, parce que l’éternité c’est ça : on finit par connaître le prénom de ceux que l’on croise sans fin. On lui dirait au revoir Monique, et on se dirigerait vers leur père, qui nous attendrait en vidant consciencieusement et systématiquement les dernières gouttes de chaque bouteille d’alcool que Dieu sait qui aurait laissé traîner là. Et la soirée ne ferait que commencer.

Je choisis le Paradis. Cent pour cent des femmes choisissent le Paradis. J’ai dit à Anna de ne pas laisser ses sœurs abîmer son premier baiser. Qu’elle devait le garder comme un trésor, que ce n’est jamais simple, les histoires d’amour. Qu’elle pouvait choisir de garder le souvenir de l’instant de bonheur, ou celui de la peine et de l’impuissance. Un enfant sur cinq est chinois. C’est Luc, qui n’en a plus voulu, après les jumelles. Je crois que ça l’a achevé, le coup du double allaitement, des doubles cris, de mes triples fatigues. Il s’énervait de plus en plus souvent, sans raison, il ne supportait pas, que je lui demande de l’aide, après sa journée de travail. J’ai fini par lui suggérer de changer son horaire, de rentrer quand les petites seraient au lit, par exemple. Un enfant sur cinq arrive à l’école sans avoir mangé. Le voisin et mes filles font les quatre autres. J’aime bien, les vacances. Au début tout au moins. Le temps s’étire, les horaires s’inventent, je regarde mes enfants vivre, éclaboussées de rires. Je ne cherche plus à percer le mystère de leur énergie, je vais à l’ombre, ou chez Hélène, comme si ça allait arranger quelque chose à nos vies, de partager nos désarrois. Après quelques jours, les vacances, ça commence à ressembler à l’enfer. Avec 10 euros en moins. (Je crois que je n’aurais jamais osé dire à personne, pas même à Hélène, que je n’avais devant moi que l’argent des nécessités du jour.) (Ne suis-je pas en train de penser à moi au passé, déjà ?)

Quand j’avais seize ans, le Paradis était simple : un diplôme, un mari, des enfants. Si on poussait plus loin, le diplôme était universitaire, et probablement inemployé, le mari était le seul qui, et on lui réservait « tout », genre prince charmant en Loden vert et gestes tendres, les enfants quant à eux devenaient le truc à ne pas rater pour être une femme. Je me demande dans quel siècle j’ai vu le jour. J’ai l’impression d’avoir quinze ans. Et ma fille aînée en a onze. Elle n’attend pas le prince charmant, elle veut juste qu’on lui foute la paix pour son premier baiser à l’ombre d’un distributeur de Coca Cola, elle rêve d’être chômeuse et d’avoir le temps de vivre en regardant des clips lui raconter le monde. Quant au plan famille nombreuse, ce n’est pas à elle qu’il faut le faire. D’après les dernières études, les femmes trentenaires pensent que la quarantaine leur apportera la maturité nécessaire. Il me semble que sans chiffre, ce genre de commentaire atteint un seuil d’abstraction que je n’ai pas les moyens de visualiser, mais le petit homme est plus rouge que jamais. Il lance sa règle sur le sept et le rate. Tout n’est peut-être pas joué d’avance. Il essaie encore. Je ne suis plus très sûre de cela, mais il me semble que quand le caillou sortait des cases, c’était au tour de l’autre. Est-ce à moi de lancer la règle ? Sur quelle case ? La première ? J’ai toujours aimé les premières fois. Le plus jamais en même temps que le pour toujours. Le premier baiser et le paradis promis, le premier enfant et la famille heureuse, le premier verre, et la soirée à deux.

Je n’aurais pas dû dire à Luc qu’il avait l’air énervé. Ca ne sert à rien de dire ça. Je n’aurais pas dû lui parler de la prise de courant qui s’était déboîtée, ou d’Hélène, dont toutes les plaintes s’égaraient depuis des mois dans les couloirs du tribunal. Il avait eu sa journée. J’aurais dû le laisser décompresser, tranquillement. Une femme tombe sous les coups, tous les cinq jours, en France. Je vis en Belgique, mais c’est mon tour. Cinq jours après Marie Trintignant. Ca me rassure, finalement, que Luc n’ait pas percé, avec ses bouquins. Nous vivons dans un petit pays où rien ne fait vraiment de bruit, et surtout pas la littérature. On le laissera tranquille. Il aura déjà sa dose, avec les jours à vivre, les chagrins d’amour d’Anna, les jumelles, Grégory, Hélène, et le souvenir du bruit de ma nuque contre le buste de Beethoven posé sur un skateboard que je n’ai pas eu le temps de ranger.

Je choisis le Paradis. Comme on me l’a appris. Nom de code : Roméo. Qui suis-je, pour penser que le petit homme gras et hilare n’a pas les moyens de gagner ?

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