Deux nouvelles de Bruxelles

Paul Émond,

pour Jacques,

grand explorateur de la capitale

L’Europe de l’amour

Chez nous, à Bruxelles, lors de la dernière manifestation des agriculteurs européens, un jeune agriculteur grec ou suédois – la nationalité varie selon le journal qui raconte l’histoire – a parié une paire de bœufs avec un de ses camarades qu’il était capable, mettant à profit ses capacités bien connues de don Juan, de séduire une policière qui, sur le boulevard Lemonnier, canalisait la manifestation en compagnie de ses collègues masculins. Malgré une entrée en matière plutôt difficile – la policière ne comprenant ni le grec ni le suédois et la présence de ses collègues l’empêchant de prolonger cet essai de conversation que tentait avec elle ce manifestant qui lui avait paru d’emblée si sympathique –, l’agriculteur et la représentante des forces de l’ordre ont trouvé le moyen de se donner rendez-vous en fin d’après-midi à La mort subite, café bien connu des touristes comme des habitants de notre ville.

Son service terminé, la femme a eu le temps de passer chez elle pour se changer et se présenter à La mort subite dans des vêtements plus attrayants que son uniforme, de sorte que le jeune don Juan a failli ne pas la reconnaître, puis a été littéralement subjugué par le charme et la beauté de celle qu’il voulait séduire pour gagner son pari. La belle charmeuse a donné sa démission, dès le lendemain, de la police bruxelloise – se privant par là même des avantages sociaux qu’elle aurait pu obtenir si elle avait presté un préavis – et a pris l’avion pour la Grèce ou la Suède en compagnie du jeune agriculteur. Ils se sont mariés peu de temps après et, disent les journaux, beau joueur, l’ami du jeune don Juan a offert à l’heureux couple une paire de superbes bœufs, magnifiquement décorés pour la circonstance selon les rites du folklore local.

Querelle au parc Duden

Chez nous, à Bruxelles, un dentiste de l’hôpital Saint-Pierre faisait comme chaque matin son jogging dans le parc Duden, lorsqu’un passant, habillé d’un manteau manifestement trop long, lui a fait signe de s’arrêter d’un grand geste du bras. Croyant que l’homme avait pour cela une raison majeure et bien qu’un coup d’œil à sa montre lui ait indiqué qu’il avait en cet endroit précis sept secondes d’avance sur son timing habituel – ce qui ne lui donnait aucune envie de mettre fin inopinément à ce qui s’annonçait comme un chrono tout à fait exceptionnel –, le dentiste a donc interrompu sa course. Pourriez-vous me donner l’heure ? a interrogé l’homme, tout en regardant le dentiste d’un air que celui-ci, mal disposé à l’égard de cet individu qui avait trouvé bon de faire avorter son exploit du jour, a aussitôt qualifié en son for intérieur de presque narquois et même de quasi provoquant.

Et c’est pour ça que vous m’avez arrêté ? a-t-il à son tour demandé d’un ton qu’en son for intérieur le promeneur a immédiatement qualifié d’agressif. Mais à qui d’autre voulez-vous que je le demande ? s’est alors enquis cet homme au manteau trop long, vous voyez bien qu’à part vous et moi il n’y a personne dans les environs, nous sommes en quelque sorte deux promeneurs solitaires, a-t-il poursuivi avec un sourire qu’il voulait à la fois intelligent et complice : peut-être supposait-il pouvoir en appeler à de supposées connaissances du dentiste joggeur sur la littérature préromantique et, par la connotation un tant soit peu humoristique qu’il voyait peut-être aussi dans cet appel, atténuer du même coup l’agressivité qu’il avait sentie dans le chef de son interlocuteur.

Mal lui en a pris pourtant car le joggeur n’a rien perçu d’autre dans cette réponse qu’une boutade imbécile : allez vous faire foutre, espèce de conard, a-t-il dès lors rétorqué tout de go, et, se détournant pour reprendre son exercice matinal, il se serait déjà trouvé à dix mètres de là deux ou trois secondes plus tard, s’il n’avait buté contre une grosse pierre et ne s’était piteusement étalé sur le sentier qui à cet endroit était très boueux. Oh ! s’est écrié simplement, stupéfait, le promeneur au manteau trop long. Le joggeur s’est aussitôt relevé : salaud ! a-t-il hurlé, je vais vous apprendre, moi, à me faire un croc-en-jambe ! Et de lancer, sans autre forme de procès, son poing sur le visage du promeneur avec autant de fureur qu’un capitaine Achab lançant son harpon sur une Moby Dick. Le promeneur a chancelé sous le choc et porté ses deux mains au visage, tandis que, sans s’inquiéter davantage de cet individu qu’il venait à bon droit, lui semblait-il, de corriger vertement, notre dentiste joggeur reprenait son circuit.

Une heure plus tard, après être rentré à son appartement de l’avenue du Roi pour y prendre une bonne douche et un copieux petit déjeuner, il s’est rendu à son travail. Quand il a pénétré dans la dentisterie de l’hôpital Saint-Pierre, l’infirmière l’a informé que le service des urgences lui envoyait en priorité un patient qui, le matin même, s’était fait casser trois dents au cours d’une bagarre. Surprise, stupéfaction du dentiste quand il a aperçu le patient en question, déjà installé dans le fauteuil la bouche en sang : c’était le promeneur au manteau trop long qu’il avait vigoureusement frappé dans le parc Duden.

Surprise, stupéfaction et, surtout, confusion et embarras. À présent qu’il s’était calmé, ne regrettait-il pas son geste ? Ne l’avait-il d’ailleurs pas regretté dès qu’il avait repris sa course, se demandant même s’il avait vraiment été victime d’un croc-en-jambe, s’il n’avait pas tout bêtement buté contre une pierre faisant saillie de façon malencontreuse au milieu du sentier ? Et que dire et que faire, à présent, si ce patient le reconnaissait ? Pourquoi, diable, s’être ainsi laissé emporter ?

Et le dentiste s’est brusquement rappelé comment, enfant, il avait presque arraché un jour l’oreille de sa petite sœur pour l’avoir surprise à jouer avec son train électrique sans qu’elle lui en ait demandé l’autorisation. Il s’est rappelé les cris de sa mère, puis la sévère correction que son père lui avait administrée. Et il s’est rappelé encore et très précisément la phrase paternelle concluant cette raclée bien méritée : si, plus tard, Maurice, tu n’es pas capable de contrôler tes colères, tu verras, tu auras des ennuis !

Et voici qu’ils frappaient à la porte, ces ennuis ! Car que se passerait-il, si l’autre le reconnaissait ? Et s’il faisait dès lors un esclandre, ici même, à la dentisterie ? Et si, après cela, il allait porter plainte ? D’un seul coup, le dentiste a senti la peur lui mordre l’estomac et la sueur envahir son visage. Déjà que la veille il avait eu cette discussion orageuse avec son chef de service ! Nous en reparlerons, Maurice ! avait conclu celui-ci d’un ton fortement courroucé. Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu ! s’est-il, tout décontenancé, écrié en son for intérieur, qu’est-ce qui m’a pris, mais qu’est-ce qui m’a pris !

Je vous prépare les instruments ? lui a demandé l’infirmière en le regardant d’un air étonné, puis soudain inquiet. Et, comme il ne répondait pas, elle a demandé encore : vous ne vous sentez pas bien ? Un terrible rhume ! a dit alors notre joggeur en se ressaisissant, donnez-moi un masque d’opération, je ne veux pas contaminer mes patients ! De plus, j’ai affreusement mal aux yeux ce matin, la lumière est trop intense, vous ne trouvez pas ? a-t-il ajouté en sortant de sa poche intérieure l’énorme paire de lunettes noires qui heureusement l’accompagnait toujours dès que menaçait le moindre rayon de soleil. Et c’est en priant tous les saints du paradis de ne pas être reconnu que, le visage ainsi dissimulé et s’efforçant de contrefaire sa voix – faut-il d’ailleurs préciser qu’il l’a utilisée le moins possible ? –, il a entrepris de soigner l’homme au manteau trop long et aux trois dents cassées.

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