— Dis, papy, c’est quoi l’argent ?

— L’argent, ma jolie, c’est quelque chose qui a pourri ma vie.

— Mais t’es pas si pourri que ça, papy, juste un peu flétri… Si t’étais pourri, il y a belle lurette qu’on t’aurait jeté hors du panier. Allez, dis, tu ne réponds pas vraiment à ma question.

— L’argent, c’était ce qui faisait courir le monde de mon temps.

— Oui, mais de ton temps, les gens ne faisaient pas que courir derrière l’argent, ils devaient aussi manger et s’habiller, aller à l’école et chez le docteur…

— Tu as raison, mais de mon temps on allait chez le docteur avec de l’argent, pas avec des œufs ou des haricots. Même à l’école, l’argent nous accompagnait pour acheter des « boules ». Il était partout, il se glissait dans les poches, dans les sacs des dames, dans le tiroir de la table de nuit et surtout dans nos têtes… D’ailleurs, on ne pouvait pas aller dans la rue sans ses papiers et il fallait toujours avoir dans son portefeuille un peu d’argent pour si jamais…

L’aïeul extirpe de la poche de son pantalon un vieux portefeuille en cuir qu’il montre à l’enfant.

— Voilà tout ce qu’il reste de ma vie d’avant…

Julie prend l’objet dans ses mains avec délicatesse, comme elle saisirait une pêche mûre, de peur que l’âme de son arrière-grand-père ne s’en échappe. À l’intérieur, il y a un morceau de papier abîmé avec une porte dessinée dans les tons roses et surmontée d’un grand 10.

— Ça, c’est de l’agent ?

— Oui.

— C’est laid !

Julie a trouvé deux photos jaunies qu’elle a sorties du porte-cuir en feuille (elle ne sait plus très bien comment s’appelle cette pochette que son papy garde toujours sur lui). Sur l’une des images, on voit une dame en maillot de bain assise sur un bateau, les cheveux au vent ; sur l’autre, une grande maison devant laquelle on aperçoit un couple avec deux enfants. Elle demande :

— C’est qui, eux ?

— La dame sur le bateau, c’est ton arrière-grand-mère et cette maison, c’était la maison où j’habitais avec ma femme et mes enfants.

Le vieil homme pose son doigt tavelé sur la photo pour désigner un des enfants :

— Regarde, là, cette petite fille, c’est ta grand-mère !

Mais Julie s’intéresse déjà à autre chose qu’elle a découvert en farfouillant dans le porte-cuir : une carte en plastique avec des chiffres et des lettres en relief. À l’arrière, il y a une bande noire usée par la fesse de l’arrière-grand-père. Le vieil homme sourit en voyant la fillette scruter sa vieille carte Visa Gold, qu’il avait gardée en souvenir de sa vie de trader, « pour si jamais » disait-il en riant à ses amis clodos, qui répondaient en blaguant : « On a faim. Tu nous invites au restaurant ? »

Après le krach financier et la crise qui l’avait ruiné en 14, sa femme l’avait quitté. Il avait végété de petits boulots en petits boulots. Il avait vieilli dans la rue en faisant la manche. Les siens étaient morts, sa femme, son fils, sa fille… Un jour, il avait été retrouvé par sa petite-fille, Émeline, infirmière des rues, qui l’avait recueilli. Il ne lui restait plus qu’elle. Depuis plusieurs années, Émeline habitait à la campagne, dans une vieille ferme. Avec son mari, elle avait réussi à quitter la ville devenue inhospitalière. Après la grande crise des années quarante, l’État avait durci le ton, devenant un état policier Tout fonctionnait avec des tickets, afin d’éviter l’accumulation des biens. Ces tickets, il fallait aller les chercher à des guichets officiels, après avoir présenté sa carte d’identité sur laquelle étaient comptabilisées les heures de travail obligatoires effectuées pour la cité et la collectivité de son quartier. Comme un marché noir s’était développé en parallèle, et que des bandes rivales s’entre-tuaient régulièrement, le couvre-feu était de rigueur en ville. Les mendiants et sans-abri étaient placés dans des camps spéciaux à la suite de rafles régulières. Les villes avaient été ainsi nettoyées. Pour en sortir, il fallait se présenter à l’un des checkpoint gardés par des policiers armés et avoir un laissez-passer en règle. Et puis à pied ou à vélo, traverser d’anciennes banlieues désertées et en ruine, souvent dangereuses… Les voitures individuelles n’étaient plus utilisées que pour les déplacements officiels où pour des « urgences » dûment répertoriées et classifiées par la police. Des camions réfrigérés passaient régulièrement dans les campagnes afin de fournir la ville en nourriture fraîche. Les paysans étaient obligés de donner la majeure partie de leur production et en échange ils recevaient des casseroles, des clous, des outils, des médicaments… Les trains, étroitement surveillés, servaient à relier une ville à l’autre et ne s’arrêtaient pas dans les campagnes. Bref, les déplacements étaient devenus très difficiles au fil des années.

Émeline avait heureusement réussi à partir quand c’était encore possible, quand les barrages avaient été levés pour laisser des jeunes retourner au travail de la terre. Lui-même, vivant trop longtemps, bouche inutile à nourrir, avait eu une autorisation spéciale pour suivre sa petite-fille, autorisation accordée à certains vieux encombrant la ville de leur grand âge.

La voix de Julie vient troubler son souvenir.

— Et ça, c’est quoi, papy ?

— Une carte de banque, ma petite chérie… Tu sais, quand j’étais jeune j’en avais plusieurs dans mon portefeuille qui était toujours bien garni…

— Garni de quoi ? Garni comme le panier qu’on ramène du potager quand il croule de légumes et de salades ?

— Non, il ne s’agissait pas de salades… Quoique, des salades, j’en ai raconté beaucoup à mes clients au début de ma carrière, marmonne le vieux. C’est cela qui m’a foutu dedans…

« Ça y est, se dit Julie intérieurement, papy recommence à radoter ! »

— Tu sais, il a existé une époque où l’on glissait cette carte dans une machine quand on voulait avoir des billets de banque…

— Ah, oui, les bouts de papier avec la tête d’un monsieur qui était le roi et qui ne portait même pas de couronne ? J’en ai vu sur de vieilles enveloppes dans le grenier.

— Non, tu confonds avec les timbres, mais c’est un peu la même chose, cela appartient au passé. Après, on n’avait même plus besoin d’aller à la machine à sous pour acheter, il suffisait de donner le numéro de la carte et tu étais débité.

— Comme le cochon que l’on tue ?

— On achetait tout sur Internet et on ne se rendait plus compte de ce qu’on dépensait. C’était irréel, vertigineux…

— Bizarre, ton truc… Qu’est-ce qu’on faisait encore de ton temps, bon-papa ? On roulait en voiture ?

— Oui, beaucoup. Tout le monde en voulait une pour soi, ce qui fait qu’il y en avait beaucoup trop sur les routes, créant des bouchons…

Julie essaye d’imaginer des bouchons faits avec des voitures, elle n’y parvient pas. Son arrière-grand-père continue son histoire :

— Comme je te l’ai dit, jadis on pouvait tout acheter sans argent : une voiture et même une maison. Ça s’appelait acheter à crédit. C’était devenu une habitude pour tout le monde, les gens voulant toujours avoir de nouvelles choses dernier cri. Mais comme souvent ils ne remboursaient pas les crédits, on finissait par vendre du vent avec du vent…

Le vieillard fait une pause, comme si l’air lui manquait soudain. Julie lève les yeux vers lui, interrogative.

— Et alors ?

— Jusqu’au jour, ma chérie, où une violente bourrasque a emporté le château de cartes et tout le système financier s’est effondré. Les banques ont fait faillite, entraînant l’industrie, les sociétés et même les particuliers avec elles. Puis ce sont les États qui sont tombés en faillite. On a essayé de regonfler la baudruche avec de l’argent fabriqué par les planches à billets, mais cela n’a tenu qu’un temps. Une faillite en entraînait une autre à la façon des dominos japonais. Tout a fondu : assurances, caisses mutuelles et retraites, entraînant une médecine à deux vitesses. Seuls les privilégiés pouvaient encore se faire soigner. En une génération, l’espérance de vie a chuté de 30 % et la mortalité infantile a augmenté de manière foudroyante. Beaucoup des gens de chez nous ont pris le chemin de l’exode vers l’Amérique du Sud. Des hordes d’étrangers habitant dans des pays en guerre sont venues remplacer les gens du cru. On a essayé de les repousser. Il y a eu beaucoup de violence. La vie humaine a aussi dévalué, elle ne valait plus grand-chose en ce temps-là… Et puis il y a eu le Grand Chambardement. Dans tous les pays, des poignes de fer ont réorganisé notre société, abolissant l’argent, source de tous nos maux. On a commencé par le troc, mais dans les villes c’était ingérable, alors on a mis en place les tickets de rationnement et les fils de fer barbelés. Le capitalisme est mort et une sorte de postcommunisme s’est implanté dans la plupart des villes d’Europe…

Assis sur sa chaise, le vieux égrène ses souvenirs dans un jargon incompréhensible pour Julie, mais elle aime le grain irrégulier de sa voix chevrotante. La complexité du monde d’avant la dépasse, elle est née après, elle ne connaît que son village, les légumes que sa mère cultive, et qu’elle troque. Julie sait lire, écrire et même compter, car dans son village, les plus vieux font la classe aux plus jeunes. Son papy, lui, est beaucoup trop vieux pour aller à l’école, il ne sait même plus marcher. La seule chose qu’il fasse encore, c’est raconter des histoires, écosser des petits pois et gribouiller dans des carnets. Plus tard, quand elle sera plus grande, Julie lira peut-être ce qu’il écrit, mais aujourd’hui, elle trouve cela trop compliqué, et puis, comme dit sa maman, papy écrit avec des pattes de mouche illisibles.

Le soleil baisse à l’horizon. Julie tient toujours la carte en plastique dans ses mains. Elle la met sous son nez pour sentir son odeur, comme elle le fait toujours avec les fruits avant de les choisir. Elle ne sent rien. Juste un petit relent de vieillesse, comme papy.

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