Un enfant toutes les six secondes

Bernard Dan,

Explication des versets 3 à 10. C’est ici le procès du matérialisme et du « machinisme » modernes. Tout ce chapitre est d’une clarté parfaite. « La blessure mortelle fut guérie » a trait à la crise économique et financière que subit actuellement le pays en question.

Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, l’Apocalypse de saint Jean déchiffrée (confidentiel, publié en 1933 hors commerce aux dépens de l’auteur)

Ce sera de nouveau la fin d’un monde. Marion viendra d’être rendue redondante, suivant la formule qui prive les gens de leur emploi et du même coup de tout moyen de subsistance. Nous réunirons un conseil de crise sur le toit de l’immeuble de la rue Saint-Jean qui abrite mon studio et l’appartement de Manon. Ainsi, je pourrai la revoir plusieurs heures d’affilée, bercé par les paroles de sagesse de mes amis. Blottis au pied des cheminées, nous scruterons le ciel mais la clarté, plus que les nuages, masquera la configuration des étoiles. Nous martèlerons à l’envi notre détermination à tout changer, encouragés par le semblant d’écho dégagé par le ronflement des voitures égarées dans la langueur du dimanche après-midi.

Chacun engagera ses moyens pour participer à l’effort de la rébellion. Jean, qui connaît les cosmogonies, expliquera comment se créent, successivement ou simultanément, des univers imparfaits appelés à s’enrayer jusqu’à l’extinction. Manon projettera de convertir ses économies en timbres-poste. Koen partagera ce qu’il connaît des collectivités comme les phalanstères ou les kibboutzim. Marion se réservera. Et moi ? Moi, le moins inspiré, je contemplerai les jeux d’ombres sur le visage de Manon. Je serai à peine revenu, en nage, de ma séance de course en ville, histoire de forcer mes articulations sédentaires à l’agitation et de prévenir l’obésité. Dire que je gaspillerai ainsi l’énergie dont nous manquerions bientôt. Que pourrai-je apporter ? L’avenue Louise sans ses marronniers, les métiers et les antiquités du Sablon pour passer du haut au bas de la ville et le souffle haletant. Qu’aurai-je à miser dans le pot-au-feu de notre conversation apocalyptique ? Je m’obligerai à briller, fût-ce d’une faible étincelle — mais laquelle ? Rue de la Régence, j’aurai dû céder la voie à un tramway : les transports en commun ont toujours priorité. Mes yeux auront glissé trop vite sur l’affiche qui balafrera le flanc du Léviathan. Ils n’auront pas épinglé la photographie, pas accroché la ligne de mots au-dessus de celle-ci. Mais ce qu’ils auront fixé, ce qui m’impressionnera et que je pourrai répéter à mes amis, c’est la queue du slogan : un enfant toutes les six secondes.

C’est pourtant Manon qui les fera réagir.

— Tu es timbrée ?

— C’est bien le moment de devenir philatéliste !

— À qui vas-tu écrire ? Tu veux jouer au naufragé qui envoie des bouteilles à la mer ?

Un enfant toutes les six secondes, faites le compte, cela représente beaucoup d’enfants. Dix enfants en une minute. Après une heure à peine, ils sont déjà six cents. En deux jours — attendez — vingt mille ? Trente mille ?

— C’est un placement sûr. Les timbres ne dévaluent pas et on en a toujours besoin.

— Non, même ça, c’est fini. Plus avec le courrier électronique.

Marion aimera l’idée du kibboutz. Manon pensera à la vie.

— Pour ne pas freiner le progrès, pour éviter d’être démodé, on diminue la durée de vie de ce qu’on fabrique alors qu’on augmente la durée de vie des gens.

Jean, qui connaît Shakespeare, risquera: Something is rotten in the state of Denmark.

Vingt-huit mille huit cents en quarante-huit heures, ça totalisera énormément d’enfants.

— C’est le système qui est vicié.

— Tu veux dire qu’on est fichu ?

Jean, Jean, toujours Jean, qui connaît la kabbale, affirmera que les gens sont responsables de réparer le monde. Koen détaillera tout ce qu’il sait et Jean, enfin, bien qu’il connaisse Rousseau, ne rajoutera rien.

Marion et Koen au kibboutz. Avec Manon et Jean, et moi, et tous ceux qui voudraient. Ici même, sur les toits de Bruxelles, dans les murs de la ville, dans les rues, dans les caves et dans les jardins. Nous jetterons les bases de notre aventure improbable en deux ou trois mois. Notre argent papier ne partira pas en timbres Prior : nous écoulerons entièrement ce qui nous restera en échange des fondations de notre projet. Ce sera l’ultime battement d’ailes, le dernier souffle du plus puissant symbole de la banque centrale européenne, la fin de notre adhésion au système monétaire. Adieu la mode, le luxe et le jetable ! Nous vivrons ensemble, pour l’ensemble : pour vivre ensemble. Alors que le grand soir s’approfondira, deviendrons-nous des beatniks new style ? Nous transformerons-nous en kolkhoziens revenants ? Par la grâce du bon sens et d’une camaraderie inédite, nous serons les kibboutzniks de Bruxelles Mille. Des millénaristes urbains, enthousiastes, libérés, rédimés, travailleurs, solidaires.

Les toits de la commune commenceront à se peupler de plants de choux de Bruxelles, de witloof et de tout ce qui pourrait pousser sous le soleil de la métropole. Marion assistera aux accouchements à la maternité de l’hôpital Saint-Pierre. Les enfants y naîtront évidemment beaucoup plus lentement que toutes les six secondes. Koen travaillera à la maison des nourrissons de l’Amigo. Il aura beaucoup contribué à redéfinir le cadre social et en particulier à refondre la famille dans notre Bruxelles Mille. Manon gérera les surplus à Tour et Taxis. Le soir, elle prêtera main-forte à l’équipe des remetteurs-en-fonction au Petit Château. Jusqu’à la fin du mois, je serai affecté au tri des œufs de poule et de pigeon aux halles Saint-Géry. Séparer les œufs selon leur taille, les marquer, les ranger précautionneusement dans des palettes le petit bout en bas. L’âcre odeur de fiente qui m’aura sans doute surpris le premier jour, je la revendiquerai rapidement comme ma propre senteur : un parfum d’espoir et de liberté. Ensuite, je m’occuperai des vaches et des moutons au parc de Bruxelles. Nous serons de plus en plus nombreux à participer à la gigantesque tournante. Jean, qui connaît les Syldaves, nous composera une devise : Ĕdr ðąrrfsı, ădr ķąnnsı — à chacun selon ses besoins, chacun selon ses possibilités. Et moi là-dedans ? Le mot de la fin de mon slogan tronqué fera fureur. Secondes. Comme secondes chances. Seconder. Ou le temps infime suffisant pour tout changer.

Nous prendrons nos repas en commun à la Bourse : quel beau destin ! Manon tiendra des cahiers où elle consignera nos réalisations et aussi nos difficultés. Marion lui aura conseillé de dater les entrées selon le calendrier révolutionnaire. Persil, le 22 ventôse CCXXII, etc. Elle n’en parlera pas à Jean car s’il connaît le livre de bord de Robinson Crusoé, il connaît aussi le journal d’Anne Frank.

Bien sûr, il sera trop tôt pour voir loin devant mais comme dira Manon : « Maintenant, elle tourne ! » Oui, Jean connaît Galileo Galilei. Nous aurons abandonné un système titanesque qui — Jean, aide-nous, est-ce bien Cronos ? — s’était juré de dévorer ses enfants. Nous lui aurons donné un gros caillou à croquer et il n’y verra que du feu. Ce feu prendra diablement bien partout autour de nous. Il nous éclairera et nous réchauffera.

— Dévorer ses enfants ? Tu vas loin !

— Non, malheureusement, je reste ici. Regardez Germinal et le krach de 1929.

— Il ne faut pas remonter si loin : le krach « rampant » de 2001 qui m’a pris mes ordinateurs.

— Les subprimes.

— La Grèce.

— Ah, la Grèce ! Parlons-en de la Grèce, justement : la civilisation — sans ton titan, est-ce que tu crois que nous aurions pu la développer ? Je pense qu’il faut reconnaître qu’on lui doit une fière chandelle à ton titan. Je n’aurais pas honte de lui brûler un cierge !

Jean rappellera à qui voudra l’entendre que Cronos émascula le Ciel et sa tyrannie. Marion, quant à elle, mentionnera le Titanic, sa démesure orgueilleuse, son contact fatal avec la glace flottante, son engloutissement définitif dans les abysses de la nuit de Terre-Neuve.

Quel flot de mots ! Quelle jouissance stérile ! Quel enfant toutes les six secondes ?

Mes heures de travail me laisseront encore le loisir de courir le pavé de la rue Ernest-Allard. Ĕdr ðąrrfsı. De la balustrade au pied du Palais de Justice, je contemplerai les toits en labour à perte de vue. Les jardins de Babylone ! C’est par la tête de ses maisons que Bruxelles fleurira : un toit, un champ. Voilà comment nous porterons le sol plus près des cieux, comment nous réaliserons ce baiser généreux. Mon regard circulaire sautillera de corniche en faîtage et me transportera jusqu’à l’imposante tour de Babel sur ma gauche. Les marches et les pavillons d’angle, le péristyle et les colonnes doriques, et surtout ce porche surdimensionné encore couronné par son fronton portant en attique un rappel vertigineux de la balustrade lui-même surmonté d’un buste d’Athéna casquée. Quelle vision ! Jean se complaît à considérer le bâtiment monstrueux comme un symptôme médical : comme le signe pathognomonique de la mégalomanie dont souffrait l’architecte — schieven architek —, comme une manifestation clinique publique de sa syphilis cérébrale.

Sur la place Poelaert, je rencontrerai Koen et c’est lui qui m’annoncera le tournant de notre entreprise. C’est vrai qu’elle tourne : elle tournera si bien… Mais pourrai-je seulement comprendre ce que me dira Koen ? Devrai-je conclure à l’échec de notre succès ? À la destruction d’un univers ? Accepter la réponse du monde à notre volonté de le réparer ? Est-ce bien ainsi que je devrai relire notre devise : Ădr ķąnnsı ? Koen continuera, imperturbable, à m’expliquer sans émotion l’intérêt porté à notre production locale par le marché de l’Extrême-Orient. Oui, le marché de l’Extrême-Orient — la place asiatique. Il ne s’y intéressera pas en raison de son caractère local — notre fierté ! — mais de son authenticité marchande. Ce foirail lointain désirera pour lui-même, par-dessus tout, les bintjes et autres caricoles de Bruxelles Mille.

— Tu n’es pas sérieux, Koen ? Qui est le groupe K ?

— Un géant. Un colosse multinational de la grande distribution.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Comment peuvent-ils nous avoir rachetés ?

Le crissement du tram 92 contre ses rails nous bâillonnera à cet instant précis. Le vaisseau s’élancera le long de leur courbe : le tramway ne peut que suivre sa voie tracée au ras du sol. Je pourrai alors lire la totalité du message charrié sans relâche par les rues de la ville. Rien de plus qu’un slogan, en effet. Un tison émotionnel, une fausse invitation à raisonner qui empêche de penser. Mais je me pose la question suivante : de quel monde une fraction rend-elle compte ? Peut-on, Jean, diviser des gens par des secondes — des enfants de surcroît ? Si l’on ne voit que des dividendes à la place des gens, qu’en sera-t-il de moi, le moins inspiré ? Si c’est moi que l’on soumet à l’opération mathématique, que vaudra le reste au surplus de mon quotient ? Mon amour secret pour Manon ?

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