Les grands P slave et yankee O avec les petits Eu

Michel Voiturier,

La guerre froide, qui avait gelé les relations entre plusieurs parties du globe, était éclipsée depuis quelque temps. Chaque bloc politique (et cela se lisait sur leurs blogs) supportait les autres sans pour autant en être supporter. Il y avait bien certains conflits de défoulement, l’une ou l’autre éruption terroriste. Rien de vraiment primordial : des estropiés, des éclopés, des trépassés et des disparus par-ci par-là. Chacun, de son côté, vaquait sereinement à ses occupations.

À l’Est, un personnage prenait, petit à petit, une ampleur enveloppante. Dans ses prestations, on l’appelait Vladimir P. Il faut avouer qu’en français, ça sonnait bien, si on peut dire. C’était aussi pédant et prétentieux que le personnage. D’origine russe évidemment, avec un prénom pareil. Encore que, au jour d’aujourd’hui, avec les prescriptions légales sur l’état civil, permissives à tout va, si bien qu’on a loisir de donner à ses poupons n’importe quel prénom à la con (dans les classes où elle professe, mon épouse a connu des filles affublées d’un « Fauve » !) toute aberration est devenue possible.

Bref, son surnom, c’était le grand P, autrement dit le grand Patron. Sa profession apparente consistait à diriger plusieurs usines de confection d’armes, plus sophistiquées les unes que les autres. Preux pratiquant le judo et le sambo, il eut tôt fait de s’approprier une bonne partie de ses concurrents au point de monopoliser la plus imposante part de la production. De quoi propager sa puissance à travers un empire.

Celui-ci se composa peu à peu, par la grâce d’un grignotage du pouvoir car le bonhomme, quoique peu patient, était un assez potable joueur d’échecs et un fort pertinent joueur de poker. Ainsi développa-t-il, au fil de quelques ans, une emprise particulière sur un pays à travers lequel il avait placé ses pions. Il s’était même arrangé, après avoir acquis des pipelines de gaz et de pétrole, pour proposer des services énergétiques à des voisins inexpérimentés, les amenant vers une dépendance à peine voilée.

De l’autre côté, à l’Ouest, vivotait, plutôt bien, un dénommé Barack O, le baraqué. Il avait reçu, lui, comme autre sobriquet de baptême politique : Opportun. C’est vrai qu’il était arrivé à temps pour les élections, noiraud dans un territoire blanchi. On l’avait nommé grand Organisateur d’une multinationale de bonnes œuvres, à l’éthique pro démocratique, chargée de voler au secours des pays spoliés, des régimes en perdition et couronnée d’un prix international de la paix (mais non du P).

Pas très loin, la peuplade des petits Eu. Vingt-huit qu’ils étaient, nés de géniteurs disparates, unis vaille que vaille pour demeurer en vie au mieux sous des cieux peu généreux. On les entendait continûment pleurnicher, ronchonner, chamailler. Jamais ils ne parvenaient à accorder leurs pianos à queue, leurs synthétiseurs et leur concert n’avait rien d’harmonieux. Heureux cependant de l’énergie du fournisseur grand P et des largesses intéressées du grand O.

Or, il advint, alors que P était parvenu pratiquement à être plénipotentiaire, qu’un petit fief quasi abandonné, lorgnant de tous ses vœux vers les petits Eu, nanti d’un port susceptible d’aider à l’export des armes entreposées, provoqua son appétence. Il mit le pied dedans, persuadé que cela lui porterait bonheur. Aussitôt, haro et sommations du grand O ! Pleurs et engueulades apeurées des anxieux petits Eu ! Remue-ménage dans les médias, rodomontades et bras d’honneur. Chacun fourbit armes et équipages. Hausse le ton. Agite la faculté des peuples à choisir librement leur joug.

Le grand P pétarade, le grand O apostrophe, les petits Eu meuglent un peu. C’est la globalisation de l’effervescence. Des paroles, on passe aux actes séditieux. Émeutes et matraquages, coups de feu et carnage en plein fief. Une aubaine pour photographier, téléviser, twitter, facebooker… Alors images et mots déferlent, se télescopent et entrent dans les esprits échauffés. Chacun brandit le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le droit à la protection des minorités. Et nul ne parvient plus à savoir qui est majoritaire et qui est minoritaire en dehors de ceux qui se croient victorieux.

Escalade. P dépêche des groupes de sécurité ; les autochtones clament leur liberté. P fait tourner à fond les succursales de ses usines d’armes. O convoque des forums ; décoche des ultimatums. Les petits Eu frétillent, s’ameutent ; ils jacassent. Le grand Prédateur propulse des troupes ; le grand Obstiné contrôle et bloque des fortunes tout en abolissant des sommets diplomatiques prévus de longue date ; les petits Euphoriques suivent le mouvement. Les médias s’emballent et prédisent d’ores et déjà une prochaine guerre mondiale. Tandis que les relations se gèlent, les esprits s’échauffent. La bourse oscille de haut en bas et seuls montent les tons.

Des militaires s’insurgent et certains se font tuer. Des civils sont exilés et massacrés. Des référendums s’organisent et perturbent les donnes. Des observateurs sont envoyés en mission pour savoir à quoi s’en tenir. Et alors, suprême provocation, nous voici pris en otages. Car oui, en tant qu’espion à la retraite, je fais partie de ce contingent pacifique destiné à vérifier combien les règles internationales sont bafouées.

Bien sûr, ces messieurs à la solde du grand P prétendent que nous sommes des invités, des convives de quelques soirées arrosées, de parcours touristiques à visiter. Tonnerre, rien de tout cela ! Nous sommes purement et simplement assignés à résidence, privés de toute autonomie, réduits au silence et sans possibilité de voir exactement ce qui se passe. Inutile de protester. Des sourires remplacent les paroles et rien ne change. C’est tout juste si nous parvenons à avoir des nouvelles plus ou moins fraîches de ce qui se passe alentour et des réactions des grands P & O, des petits Eu.

Ce qui est sûr, c’est que j’en ai marre. À mon âge, on préfère jouer avec ses petits-enfants plutôt qu’avec des valises diplomatiques. J’ai déjà assez donné, bon sang ! Ça y est, des slogans hurlés dans la rue. Cette histoire qui a commencé comme une fable tourne à la tragédie. Des coups de feu, maintenant. C’est reparti. Et on nous a, bien entendu, rassemblés près des fenêtres, sous prétexte que nous aurions ainsi possibilité d’exercer au mieux notre rôle d’observateurs. Ça tire sous tous les angles. Il y aura sûrement encore des balles perd…

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