Le monde derrière l’oreille

Françoise Lalande,

Celle-qui-observe pense l’été est terminé, ouf ! ouf ! ouf ! avant de plonger dans la piscine de l’hôtel, enfin, « plonger » est un bien grand mot si on considère qu’en réalité, elle y entre par la petite profondeur, en frémissant de trouver l’eau si fraîche, et en poussant des soupirs au fur et à mesure qu’elle immerge son corps, j’ai toujours dit que l’été était une saison dangereuse !, elle vient de parler à voix haute, quel bilan, non ?, elle ne s’adresse à personne, sinon au monde entier, cela lui arrive de temps en temps de parler à voix haute quand elle est seule, dans sa chambre, sous la douche, dans sa voiture, ou en promenade, parfois des gens la croisent et lui jettent un regard soupçonneux, ils pensent qu’ils viennent de croiser une folle, cela la fait rire, elle a envie de les interpeller, de leur dire que les apparences sont trompeuses, que la folie se love plutôt dans la violence du monde, dans ce qu’elle appelle le vent de la guerre, un repli sur soi, une méfiance hostile envers ceux qu’on ne connaît pas, par exemple, ici, en Provence, celle-qui-observe a senti le vent de la guerre souffler durant tout l’été, entre les clients de l’hôtel notamment, chaque groupe restant refermé sur soi, adressant à peine un bonjour à l’entrée de la salle à manger, ainsi, au cours des repas, elle a écouté, non seulement ce qu’ils se disaient, mais aussi la manière dont ils se le disaient, elle a capté les rapports de force dans les couples ou dans les groupes, dès le premier jour, elle a repéré une vieille dame, membre d’une famille hollandaise (l’accent !), qui mâchait la bouche ouverte, mais son regard était si doux que celle-qui-observe lui a pardonné ses mastications disgracieuses, elle a aussi admiré un couple d’Italiens, tous les deux beaux et élégants comme seuls les Italiens peuvent l’être, vêtements souples et déstructurés, ils venaient sans doute d’Avignon, renvoyés dans les cordes par les intermittents grévistes, ils se consolaient en élevant leur verre de vin à hauteur des yeux, pour y contempler peut-être leur nostalgie d’une œuvre, ils riaient sans bruit, hélas, ce n’était pas le cas des autres convives, avec effroi, celle-qui-observe a découvert que toutes les tribus du Petit Royaume étaient représentées dans l’hôtel, ardemment recommandé dans les guides de Provence, elle s’interroge sur la nature de son déplaisir, n’osant reconnaître en elle le vent de la guerre, c’est-à-dire son propre rejet des autres, par exemple son irritation devant les huit Flamands bruyants qui s’amusent ferme, buvant et mangeant avec avidité, heureux d’être là où ils sont, heureux d’être ce qu’ils sont riches et sans allure : sûrement des marchands, elle a déjà observé des spécimens du même genre dans un restaurant près de Bruges, célèbre pour ses viandes grillées au feu de bois et ses anguilles au vert, or, là, au Petit Royaume, ils ne l’avaient pas choquée, elle avait même remarqué avec sympathie un des marchands se lever en fin de repas, congestionné d’avoir trop bu, et s’approcher du cuistot qui surveillait les grillades dans Pâtre pour glisser un beau billet dans la poche de son tablier avant de lui envoyer une bourrade fraternelle et de rigoler en sa compagnie, mais ici, en Provence, à la terrasse où tous les autres convives les regardent d’un air perplexe, ils sont gênants, de même que les six touristes wallons, assis à la table près de la porte de sortie (comment ignorer leur origine, avec leur façon de détricoter le e final des mots en une glissade mouillée, « une potéééïïe »), ils n’ont ni l’accent de Liège ni de Charleroi, ils viennent sans doute de Namur, des catholiques, les femmes sont à peine maquillées, leurs cheveux ont subi une permanente assez classique, petites boucles serrées, elles portent des robes sages, les hommes sont en chemises et pantalons longs, ils affichent une mine sévère finalement, ils ne seraient pas plutôt protestants ?, celle-qui-observe les a entendus choisir les églises et abbayes à visiter, aussi a-t-elle décrété, pour rire, qu’ils étaient enseignants dans un collège catholique de Namur, et, certainement que le plus dirigiste d’entre eux en avait été le Directeur, ils paraissaient âgés, à la retraite, la femme de celui qu’elle appelle le Directeur quitte régulièrement la table pour s’approcher d’une coupe de fruits frais mise à la discrétion des clients, et quand elle contemple les fruits, ne sachant lequel choisir, celle-qui-observe repère en elle la petite fille modeste et gourmande que la dame a été, cette petite fille est encore là, et c’est elle sans doute qui lui permet de résister à son Directeur de mari, oui, sa modestie et sa gentillesse naturelles, et de résister aux deux autres femmes de son groupe qui la traitent avec un discret mépris, lui donnant des conseils qu’elle ne demande pas, lui recommandant des lectures alors qu’elle a plein de livres sous le bras, quant au couple assis à la table le plus proche de la sienne, celle-qui-observe n’a pu écouter leur accent parce qu’ils n’ont pipé mot durant les repas, en revanche eux ont entendu ses commentaires à elle, et ont souri lorsqu’elle a murmuré des catholiques de Namur, sans doute qu’ils ne le sont pas, catholiques ou de Namur, elle décide qu’ils viennent de Bruxelles, (leur petit air supérieur par rapport aux deux autres groupes, typique de la bourgeoisie bruxelloise), eux aussi sont raides, des laïques ?, celle-qui-observe pouffe de rire, quel culot, tout de même ! Si les gens savaient ce que je fais d’eux !, alors, dans l’eau bleue de la piscine, elle tente de se laver du vent de la guerre, de tous ces bruits qui traversent son crâne, ceux de l’été 2003 sont de purs cauchemars, pleurs des enfants assassinés, grondement d’apocalypse des forêts incendiées, cris d’une jeune femme tabassée, elle a l’impression d’avoir le monde entier qui lui hurle à l’oreille, elle frissonne, est-ce à cause de ce frisson ?, une nageuse l’accoste, bonjour, tu ne me reconnais pas ?, aïe, non, pas du tout, alors, comme d’habitude quand quelqu’un lui demande si elle le reconnaît, s’attendant à obtenir une réponse positive de sa part, elle crâne, elle fait semblant d’être sur le point de savoir qui est la dame qui lui sourit, c’est tordant comme situation, deux femmes dans l’eau cherchant à résoudre un problème de courtoisie, de civilité, heureusement la dame prononce son nom, Nicole, en précisant qu’elle a été la secrétaire d’un grand professeur de droit international, aaah, oui !, bien sûr, Nicole !, et celle-qui-observe revit en une seconde un chapitre important de sa vie, disparu de sa mémoire depuis quasi vingt ans, Nicole !, toujours élégante, bien maquillée, d’une authentique gentillesse, Nicole !, C’est terrible, comme cet été me ramène à mes passés, elle pense que son passé se découpe en plusieurs chapitres, alors elle le met toujours au pluriel, parce que si Nicole appartient à un passé qui fut passionné et passionnant, il y a eu, cet été, un autre prénom féminin qui l’a projetée dans un passé encore plus lointain, qui l’a fait remonter, malgré elle, jusqu’au temps de l’adolescence, j’étais alors romantique ou imbécile ?, aujourd’hui, elle s’estime imbécile d’avoir aimé comme dans les livres, d’avoir enduré les coups au visage, d’avoir failli mourir parce que celui qu’elle croyait aimer l’étranglait, il aurait pu me tuer !, bien sûr, c’est à cause de ce qui est arrivé à Marie, dans une ville si lointaine qu’on se demande où elle se trouve sur la carte, oui, Marie a ramené d’autres femmes vers l’horreur d’un certain passé, et celle-qui-observe est de ces femmes-là, elle se rappelle la scène qu’elle cherche à oublier depuis tant d’année, le moment impensable où elle a perdu connaissance, suivi (combien de temps après ?) par le moment où elle revient à elle, et entend la voix de celui qui a serré sa gorge avec fureur, tandis que ses parents dans le salon d’à côté ne se doutent de rien, mais aussi comment soupçonner de barbarie un jeune homme de bonne famille qui récite Gérard de Nerval par cœur ?, quelques mois plus tard, enfin débarrassée de lui, elle s’est promis plus jamais ça !, aussi, elle n’a jamais vraiment oublié, elle n’a jamais pardonné, elle s’en rend compte cet été, parce que, à cause de Marie, tout lui est revenu en mémoire d’un bloc, comme un nouveau coup au visage, oui, tout, la honte d’être frappée, les dents serrées pour ne pas crier, surtout que personne ne s’en aperçoive, l’humiliation de subir quelque chose d’affreux dans l’amour, le refus orgueilleux de se plaindre, c’est pour cela, les coups, pour réduire à néant ce qui résiste en la femme, comme c’est étrange, lorsque j’imagine son visage en bouillie, lorsque j’imagine la dernière scène, c’est comme un film dont on aurait coupé la bande-son, je n’entends pas une voix, de nouveau elle frissonne, Ah, Nicole ! Comme je suis heureuse de te retrouver !, elle est reconnaissante à Nicole de lui offrir la chaleur de son sourire, comme elle éprouve de la reconnaissance envers une autre amie qu’elle a revue cet été, Geneviève, qui s’est installée en Provence avec son Londonien de mari, et qui s’est engagée comme volontaire auprès des pompiers d’Aix, la seule femme au milieu de solides gaillards, elle a affronté les incendies de l’été, braquant la lance au poids si lourd, montant la garde les jours de Mistral, je suis fière de son amitié, celle-qui-observe sort de l’eau, ce n’est pas que je me prenne pour une philosophe, mais enfin… beaucoup de mal, un peu de bien, quel bilan ! autour de la piscine les clients dorment ou lisent, allongés sur des coussins, Nicole a rejoint son compagnon, il lui tend un verre de vin, ils boivent à l’ombre d’un arbre, un silence bienfaisant règne partout, on se croirait dans une pièce de Maeterlinck !, entre deux répliques !, mais, comme dans le théâtre du Gantois, la douceur des choses ne masque pas la mort, celle-qui-observe voudrait apaiser la petite fille qui pleure en elle, elle n’y arrive pas vraiment, parfois, il serait décent que le monde s’arrête de tourner, vous ne trouvez pas ?, elle vient de crier, elle est la seule à savoir qu’elle vient de crier.

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