Dominique et Dominique

Jean-Baptiste Baronian,

Il était une fois un homme qui ressemblait beaucoup à une femme et que ses géniteurs avaient appelé Dominique.

Déjà quand il était jeune, tout le monde se moquait de lui. Les uns le prenaient pour une fille, les autres pour un garçon. Ceux qui le prenaient pour une fille disaient que Dominique était un garçon manqué ; et ceux qui le prenaient pour un garçon disaient que Dominique était par trop efféminé.

L’année de ses six ans, Dominique eut droit à une grande fête d’anniversaire, mais il en fut atrocement malheureux : les enfants qui le prenaient pour une fille lui offrirent des poupées Barbie ; et les enfants qui le prenaient pour un garçon lui offrirent des dinosaures.

Ces cadeaux le troublèrent.

Il se demanda avec quels jouets il devait jouer. S’il jouait avec des poupées Barbie, on le prendrait pour une fille, et s’il jouait avec des dinosaures, on le prendrait pour un garçon. Et s’il jouait avec les deux…

Parfois, Dominique se demandait à quel genre il appartenait au juste. Il avait un sexe mâle, mais il ne savait pas comment était constitué un sexe femelle. Peut-être que les filles avaient un sexe pareil au sien… Il aurait voulu en parler à ses géniteurs, mais il n’osait pas. Il portait bien des courtes culottes ou des pantalons ; il avait toutefois remarqué que des filles de son âge, elles aussi, portaient souvent des courtes culottes ou des pantalons. Ce qui laissait supposer que…

Il se regardait longuement dans la glace. Tantôt, il pensait qu’il avait l’air d’un garçon et il se prenait alors pour un garçon, et tantôt, il pensait qu’il avait l’air d’une fille et il se prenait alors pour une fille. Un coup, il s’aimait et un coup, il ne s’aimait pas. Un coup, il aimait être un garçon et un coup, il aimait être une fille. Ça dépendait de son humeur.

Les années passèrent, il grandit en âge, et il fut de plus en plus malheureux.

Partout où il allait, on le traitait de tous les noms. Un jour, on l’appelait tantouse ; un autre jour, on l’appelait gouine. Les jeunes hommes le fuyaient. Les jeunes femmes itou.

Dominique, lui, regardait alternativement les jeunes hommes et les jeunes femmes. Il espérait un émoi, une pulsion dans son bas-ventre. Sans le moindre succès.

D’autres années passèrent. Il devint un adulte. Puis un vieux. On le traitait maintenant de vieux pédé ou de vieille gougnasse. Ou encore, selon les gens, de sodomite, de brouteuse, de lopette, de tire-bouchon, de travioque, de langue de velours, de prout-prout, de bottine.

Avec le temps, Dominique finit par acquérir un joli vocabulaire d’insultes sexuelles. Il se mit bientôt à les noter dans un calepin, à la manière des brèves de comptoir. Il fut étonné d’en entendre tellement autour de lui, dans la rue, dans les magasins, dans les cafés, dans le métro, d’en découvrir de tout nouveaux chaque semaine.

Le fait d’être sans cesse affublé d’une infinité de termes salaces ou vulgaires commença à l’amuser, et même à le griser.

Il se dit qu’à lui seul, et sur sa seule personne, il réunissait des dizaines et des dizaines d’invectives de très mauvais goût et que c’était là, en somme, un formidable privilège.

Une chance inouïe.

Un bonheur rare.

Le bonheur rare de n’être vu ni tout à fait comme un homme, ni tout à fait comme une femme, ni davantage comme un hermaphrodite.

Le bonheur rare d’être à un moment donné un homme et à un autre moment donné une femme, et dans la même journée, d’être tour à tour trente-six fois un homme et trente-six fois une femme.

Cela le poussa à écrire son autobiographie. Ou plutôt une fausse autobiographie cousue de fil blanc, car il s’inventa une multitude d’intrigues et de liaisons, les unes plus scabreuses que les autres.

Le livre tout naturellement intitulé Dominique et Dominique, et tout aussi naturellement signé Dominique, fit scandale. Il obtint un succès fou et fut traduit en une vingtaine de langues à travers le monde. Une maison de production installée à Los Angeles en acheta les droits d’adaptation cinématographique. Tous les imprésarios s’efforcèrent d’imposer leur meilleur acteur pour tenir le rôle-titre du film.

Dominique éprouva un malin plaisir à faire la fine bouche et refusa de fixer son choix sur tel ou tel comédien. Il en avait le loisir, vu qu’il avait eu la bonne idée de prévoir dans son contrat de cession au cinéma un droit de regard sur la réalisation, assorti d’un irréfragable droit de veto.

On eut beau le supplier, il ne changea pas d’avis. Il alla même plus loin : dans un important cabinet d’avocats hollywoodien, il fit approuver une disposition selon laquelle ces droits si chèrement négociés seraient caducs à dater de sa mort.

Avec l’argent que son livre lui rapportait, Dominique mena grand train dans les plus riches palaces, aux quatre coins de la planète. Petit à petit, les surnoms qu’on continuait de lui adresser le laissèrent indifférent. Du reste, ses facultés auditives s’étaient tellement amoindries qu’il ne les entendait même plus. Il n’avait de surcroît plus envie de les noter.

Il était un parfait homme-femme (ou un parfait femme-homme) et, à présent, il se sentait très bien dans sa drôle de peau.

Il vécut centenaire.

Il mourut au Pierre à New York, un soir de Noël.

Par testament olographe, il avait légué sa fortune (et son calepin d’injures sexuelles) à la revue Marginales, ayant appris par hasard qu’elle avait consacré, en 2013, tout un numéro autour de ce thème amphigame : Paman, mapa, l’espèce et moi.

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