(Le soir, un homme d’une bonne cinquantaine d’années, assis devant une table de cuisine, un frigo, une cuisinière, une radio sur une étagère)
1.
L’homme: J’ai préparé du café, presque prêt, café bouillu café foutu, attention…Ma sciatique me fait mal, c’est le temps en général, le temps qu’il fait, pas le temps qui passe, ça, c’est plus général, le temps qui passe, ça crispe le corps tout entier qui se ramasse sur lui-même et qui, finalement, avec le temps, va se défaire et tout lâcher et pfuit, le temps va s’échapper et le corps va se dégonfler d’un coup, manque de temps, à bout et hop plus de corps, rien que du souvenir, pour les autres, parce que vous, c’est trop tard, le corps y a laissé sa peau. Qu’est-ce que je dis ? Ah oui, le café est presque prêt, faut que je vérifie, faut pas qu’il bouille, (il se lève, vérifie le café qui passe dans la cafetière) c’est infect le café bouillu, ça a un goût de repassé, quèque chose de la vieillesse dans ce goût-là, quèque chose de pas frais, de trépassé, le goût a trépassé et vous êtes là avec votre tasse toute pleine de vieillesse que vous allez boire en vous pinçant le nez tellement c’est amer et âcre et littéralement infect, un goût de trépassé.(Il se rassied, se roule une cigarette).Ma sciatique me lâche plus depuis six mois, six mois que je me sens tout tendu de l’intérieur, de la fesse au talon, une scie, oui, une scie qui me coupe la jambe en deux et…(il se lève, vérifie le café, se rassied) pas moyen de guérir cette satanée jambe, un jour ça va mieux, un jour, ça dérape, ça dépend, aujourd’hui, ça se tend et ça dérape, je sens que ça va déraper mais je m’en fous, c’est pas ce qui me tend vraiment, ça, un kiné particulièrement attentif et ça ira mieux, on s’en fout de ma sciatique, c’est pas ça qui fera l’histoire (il se lève, termine ses opérations avec la cafetière, se verse une tasse de café), eux, ils rigolent pas pour le moment (montre la radio), des dizaines d’années pour en arriver là, des dizaines, l’âge de la vieillesse, de la sagesse même et ben non, ça a l’air d’être le temps des trépassés, le temps des liquidations, soldes, fins de séries(il boit), merde, bouillu ! Tant pis, il faudra le boire jusqu’à l’hallali…(il rit), oui, jusqu’à l’hallali, des dizaines et savent même pas s’ils vont s’en tirer, toute une vie, une histoire, presque la moitié de l’histoire de mon pays (il boit), foutu…presqu’un siècle de bons et loyaux services, les ailes de la Belgique, les ailes du Congo, les ailes des Pères blancs, les ailes des stars et des réfugiés, les ailes du Progrès et soudain, hop, plus rien, foutu, en tout cas, c’est que qu’ils disent, plus rien à faire qu’atterrir et attendre, attendre qu’ils trouvent des repreneurs, des sous, des milliards de sous mais des sous qu’est-ce que c’est dans toute cette histoire ? (il boit, se lève, recrache dans l’évier, se rassied) Rien. Absolument rien. Une peccadille. Une obole. Un geste, un signe, presque rien. C’est ce qu’ils disent, les autres, les pilotes, les hôtesses, ceux du sol et de l’air, une peccadille, qu’ils disent, ils en ont des sous mais il en veulent plus de cette histoire, alors, ils la jettent, c’est ce qu’ils disent et mon gamin, il dit la même chose non de Dieu et ça, ça me plaît pas qu’il puisse plus voler, mon gamin, ça me va pas du tout, ça non, surtout qu’ils en ont des sous pour autre chose. Ouais, c’est une peccadille. Mais nom de Dieu, pour moi c’est pas une peccadille, c’est une catastrophe, la bérézina, tout mon paquet qui y est passé à former le petit, se rendent pas compte de…de…la ruine que ça représente ! Une vraie tristesse et tout mon argent, envolé, lui aussi, plus rien et nous v’là cloués au sol, lui et moi, moi j’suis vieux, c’est plus si grave, enfin, on fait avec, mais lui, pourra même pas amortit nos investissements car ça a coûté un maximum cette affaire-là, alors quand j’entends qu’ils veulent plus investir, j’me sens floué, oui(Il se lève, va dans le frigo, ouvre une canette de bière et boit) Une page de l’histoire risque d’être tournée qu’ils disent (il montre la radio), ouais, une page, tu parles, un bouquin tout entier, oui, à peu près un siècle et moi, est-ce que j’ai l’air d’une page qu’on tourne? (il boit une longue rasade), et mon gamin qui volait depuis dix ans que ça a l’air déjà d’être un siècle et tous les cadeaux qu’il m’a faits à chaque retour ou escale, c’est pas une page ça ! C’est du concret (il se lève, fouille dans une armoire, en sort un masque africain), ça, j’ai jamais pu l’accrocher, ça risquait de porter malheur qu’il disait, mais il l’avait eu à bon prix, c’est pour ça qu’il l’a acheté pour l’affaire pas pour le masque finalement mais il me l’a quand même donné, après son premier voyage à Kinshasa… Ca, c’était pas pour les touristes, ça non, y avait des émeutes, des bombes qui tombaient, ça pétait en face, qu’ils disaient (il montre la radio), de chaque côté du fleuve ça n’a pas arrêté de pété depuis tant d’années et lui, il m’a ramené un masque qui porte malheur, oui, enfin, c’est un cadeau du gamin mais n’aurait jamais dû le ramener, peut-être à cause de ça qu’il est dans les ennuis maintenant, ça m’étonnerait pas, j’y crois pas mais je me méfie, on sait jamais. Donc, ce masque congolais et mon gamin qui attend qu’on lui dise si son avion s’est planté définitivement ou s’il va encore pouvoir décoller demain matin. Une nuit qui leur reste avant de savoir. Et moi qu’ai jamais été plus haut que le terril de Marcinelle, je me demande comment il le prendra si jamais ça devait s’arrêter…Ca serait terrible, ça c’est sûr, moi déjà je me sens tout drôle mais c’est probablement ma sciatique, ça me tire tout du côté gauche et parfois j’ai l’impression que c’est le cœur qui va être coupé en deux (il se lève et prend une autre boîte de bière ans le frigo, décapsule et boit) aah, ça va mieux, ça rince le cochon et remet le cœur en place, aah…Le gamin, donc. Il voulait voler. C’est ça qu’il voulait faire, pilote. Mais pilote, ça c’était jamais fait dans la famille, nous on, descendait plutôt dans le fond, dans le charbon. Alors un gamin qui voulait pas descendre dans le trou avec nous, ça nous faisait tout drôle, on était tristes et heureux à la fois. On savait qu’on était les derniers à casser de la houille mais on espérait quand même que ça finirait pas comme ça : z’ont comblé les fosses et rasé les terrils en moins de temps qu’il faut pour le dire et nous on s’est retrouvés avec notre gueule noire en plein jour et c’est ça qui nous a vraiment brûlés, on n’était pas préparés, et hop, terminée notre histoire, grève, coups de poings et dignité mais ça a servi à rien, on est plus redescendu alors lui, le gamin, il a voulu grimper plus haut qu’le terril, il a dit un matin, l’était encore bien petit, l’a dit « j’veux voler, j’veux être pilote, c’est là-haut que je veux aller »
2.
(L’homme allume lentement sa cigarette, boit un coup, se lève, sort un journal de sa poche. La lumière baisse lentement. Il tourne en rond dans la pièce et lit en marchant et martelant ses mots)
« La compagnie aérienne qui avait récemment été reprise par un important groupe se voit aujourd’hui, dans la lutte impitoyable qui dirige le monde aéronautique international, contrainte de trouver acquéreur cette nuit sinon ce sera la fin d’une épopée qui a permis à la Belgique de construire une véritable liaison organique avec l’Afrique et en particulier le Congo. Il est vrai que jamais la compagnie n’a été créée pour affronter la concurrence que nous évoquions à l’instant mais bien pour exporter hors Europe une idée et une réalité belges tant culturelles qu’économiques et financières. Mais les qualités qui ont fait défaut à ceux qui avaient le destin de la société aérienne entre leurs mains, probablement, auront été un manque d’anticipation et une confiance ingénue dans le jeu des alliances financières alors qu’une gestion adéquate aurait dû être à la hauteur des embûches et enjeux de ce début de 21ème siècle. Les monopoles sont d’une autre époque et notre flotte l’a durement vérifié depuis quelque temps… » (un temps) Dernier coup de grisou, effondrement, point final.
(La lumière remonte et l’homme s’assied)
Se rendent pas compte. C’est moi plutôt qui me rends plus compte, mon temps est fini depuis trente ans et ils remettent ça autrement mais en plus rapide et plus moderne. C’est ça les modernes, des salauds rapides et sans états d’âme. S’en foutent, font leurs comptes et décident si c’est bon ou pas bon et quand z’ont décidé, tranchent dans le vif, pas d’hésitation, gestion et rationalisation. Tu parles d’un ma-na-ge-ment ! Mensonges et compagnie, oui ! Et le gamin qui appelle pas…(il se lève, ouvre le frigo, prend une canette et la pose devant lui) Je l’ouvre pas avant qu’il téléphone.
(Un temps. Il regarde la canette longuement)
C’est long…
(Un temps)
Au début, j’étais pas sûr d’avoir bien compris. « Là-haut… », j’pensais que c’était le sommet des terrils, qu’il voulait être alpiniste ou je sais quoi, mais non, il voulait être pilote ! Moi, je disais aviateur et il riait en disant que c’était comme navigateur, ce mot, ça faisait vieux, tout le monde disait pilote aujourd’hui, même dans la marine. Plus tard, quand il a été reçu, il aimait dire aussi qu’il était aviateur, ça montrait la… « liaison avec l’histoire de l’aviation » qu’il disait très sérieusement. Et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à vouloir être un peu à bord de son rêve.
3.
(La lumière baisse. Il se lève, ouvre une armoire, en sort une boîte à chaussures, il s’assied, il l’ouvre, en sort un cahier d’écolier. Il lit…et déplace la canette en soupirant)
Le cahier du fils, ses premières rédactions… « Quand les premiers vols ont quitté la petite plaine du terrain d’atterrissage proche de la capitale, l’aviation en était encore à ses débuts mais ses débuts étaient porteurs d’espoir et synomymes de courage et de grands travaux… » (il poursuit de mémoire) « …L’avion allait donner à nos pays les moyens nécessaires à la maîtrise de leurs anciennes conquêtes. Pour grandir, il fallait des ailes à la Belgique et ses ailes, dès le début, furent africaines… »
Tout ce qu’il fallait pour notre gloire : eux, dans les airs et nous, dans les fosses…Bien joué !
(Fondu ouverture)
Celle-ci, il me l’a envoyée de Buenos-Aires, on le voit avec son copilote et l’hôtesse, pas mal…Il m’en a pas envoyé beaucoup, il téléphonait. Moi, avec le recul, je préfère les cartes postales, pas pour l’image, pour le timbre. Je suis un peu collectionneur, enfin, je m’occupe depuis les fermetures, on fait c’qu’on peut, pas vrai ? J’aime bien les timbres de ces pays-là, mais lui, il téléphonait, ça m’a toujours un peu déçu qu’il téléphone… Tandis qu’aujourd’hui…
(Un temps. Il se masse les mains, fait craquer ses doigts)
Quand on est remonté, il a fallu un an pour que je recommence à rêver en couleurs, on était pas habitué, en bas, à la couleur, enfin, à part le rouge et le noir…y en avait pas tellement de couleurs…Le rouge et le noir, ouais.
(Un temps. Il prend la canette, la tourne en tous sens, la caresse et la repousse sur le bord de la table)
Fait soif !
(Un temps)
J’ai même pas une collection complète à cause de lui…
(Un temps)
J’aurais dû acheter des bons de caisse, des actions mais mettre toutes mes primes dans la formation du garçon, j’ai fait fort, nous voilà malins lui et moi, plus un kopeck, plus une tune, un radis, rien. En bas et en haut, c’est la même chose, c’est bouché, ouais, bouché…
(Un temps)
Comme cette canette ! Et il téléphone pas…
(Un temps)
Suffit de fermer les yeux et de regarder tout au fond, de se dire que le temps passe pas, que c’est que des pannes qui arrivent, que la matière finit toujours par tomber quelque part, qu’il faut que quelqu’un la ramasse et en fasse autre chose, faut la malaxer, la triturer, lui cracher dans la chair à la matière, lui redonner vie un jour ou l’autre en sachant que ce sera peut-être plus difficile à chaque fois mais qu’on n’a pas le choix ; je me souviens, je voulais être un Pirate quand j’étais gosse, un vrai, avec une barbe noire et le rouge du sang tout autour de moi, un pirate armé de deux pistolets et de sabres courts et tranchant les têtes des soldats ennemis, pirate embarqué pour la gloire et la mort, l’île de la Tortue, les Bahamas, Cuba, les trésors cachés et la révolte dans le cœur, ôh pirates, pirates que ne m’avez-vous pas enrôlé dans vos terribles navires ? ôh pirates pourquoi m’avez-vous laissé à terre marronner toute une vie ? ôh pirates, vous m’avez fait rêver et je voudrais aujourd’hui, armé de mes couteaux, venir trancher la gorge à ceux qui, au nom du Roi ou de la République…Merde. Même les pirates ont disparu, reste que les terroristes, les enfoirés de Dieu, les arlequins du mensonge ministériel, reste que des combines qui vont nous laisser à quai et le gamin qui pourra jamais me rembourser une partie de ce que j’ai investi, c’est vrai, c’est pas si simple à expliquer, c’est pas parce que c’est mon gamin que les sous comptent plus, c’est pas une pécadille pour moi, les sous, j’ai investi trois années de formation, des millions que ça m’a coûté, des millions que j’aurais pu placer, suffisait de me faire conseiller, avec ma prime de fermeture, je pouvais me garantir au lieu de quoi j’ai tout misé sur le gamin, normal…c’est le gamin, mais quand même, j’ai plus rien moi aujourd’hui, si ce n’est une furieuse envie de rejoindre mes pirates et de tirer à plein canons sur ministres, technocrates et cie qui font comme si il n’y avait plus personne à hisser le drapeau noir alors que dans les cuisines, ça grogne un peu partout et ça finira par se savoir et que les pirates, devront pas attendre des éternités avant qu’on les voit revenir à pleines voiles. « D’où viens-tu pirate ? Je viens de la mer… » Ah, ah, ah… « je viens de la mer… »…Elle va se couvrir bientôt, la mer, et ils les pendront haut et court! ôh pirates, pirates…
4.
Qu’est-ce que je raconte, moi ? (il désigne la radio) Ils l’ont dit dans le poste que l’affaire était mal emmanchée, ils l’ont dit avec leur air de deux airs, dit que cette affaire ne leur appartenait plus, c’est pas ce qu’ils disaient quand ils ont emmené le Roi avec tout le saint tremblement de ministres et conseillers faire son discours d’Indépendance…(il se lève, se met au garde-à-vous et salue)Bien, Majesté, vous avez bien vendu la compassion, la bienveillance et tout le tintoin, nous on vous écoutait en remontant des fosses ce jour-là, je me souviens de vous et de Lumumba, de cette colère qu’il avait en articulant, de cette sainte colère qu’il déposait aux pieds de tous et qui allait l’envoyer en enfer, je me souviens de cette homme noir, très noir, on était presque comme lui, de cette peau comme un miroir sans tain, de toute cette peau dans laquelle les gueules noires se reconnaissaient, de ce qu’ils lui ont fait par la suite et qu’on a su que très tard, ce corps cassé sur lequel ils ont pissé, Lumumba, ils t’ont emmené dans quel avion alors que tu n’étais plus rien, ils t’ont mis où ? dans la soute à bagages, dans un avion militaire et t’ont balancé du haut des nuages dans la forêt, t’ont hissé comme un paquet dangereux puis enterré dans un cul de basse-fosse, j’en sais rien, mais le Roi, lui, il bougeait pas (il mime la scène) il saluait droit, le regard clair et la bouche sensible, très digne, bon et digne et l’autre, le noir, Père Fouettard en colère, dans une colère noire (il rit) qui articule lentement et Saint-Nicolas qui se vexe et chuchote avec ministres et conseillers et le bonheur des uns fait le malheur des autres et par la suite, on ne saura plus quel bonheur ni quel malheur, et ma mère qui me dit ce jour-là en préparant le repas du soir que ce serait plus dur dorénavant, qu’on avait perdu quelque chose et qu’on le paierait cher, c’est à ce moment que le gamin a commencé vraiment à vouloir voler. Il a décidé de faire des économies pour payer ses études et tout le peu d’argent qu’on lui donnait pour ses dimanches, il se le gardait discret en regardant en l’air, je savais qu’il enrageait certains jours de pas user de toute cette monnaie qu’il gardait dans des boîtes à café métalliques, que c’était pas naturel pour un gosse de se priver des petites douceurs du présent au nom de son grand rêve mais il l’a fait et un jour, justement quand on a appris qu’il l’avait liquidé Père Fouettard, j’ai ouvert le champagne, la seule fois, à part le mariage, où on a bu des bulles et on a levé notre verre en son honneur à Fouettard et le gamin a eu la tête qui tournait, la première fois, faisait pas de mal, faut bien commencer et tout cet argent, quand j’y repense, ça me fait mal au ventre tiens, ses économies et les miennes envolées d’un seul coup et nous v’là, lui et moi le cul par terre avec une bonne gueule de bois. Merde.
(Un temps)
Fait soif !
(Un temps, regardant le téléphone)
Allez, sonne !
5.
Voulait voler le garçon…Voler…Comme si c’était de notre ressort de voler…Comme si on avait le choix, nous, de voler…Je suis remonté un jour de trop, voilà ce que je pense, une fois de trop, j’aurais dû rester dans le rouge et le noir, ça aurait été plus simple…
(Un temps)
Je me demande comment l’homme est devenu avion ?
(Un temps)
Je me demande vraiment comment ça se fait ce lent déplacement des bras vers les ailes ? J’ai vu à la télévision des émissions sur l’évolution et je crois avoir bien compris, petit à petit les poissons sortent de l’eau et des pattes leur poussent un jour et ils sortent définitivement, ils montent dans les arbres et puis ils en redescendent …nous voilà presque et de quatre pattes on passe à deux jambes, on se redresse, on se hisse sur notre colonne pour regarder au loin, dans l’horizon de la savane, on se met à marcher, bingo, c’est nous, on a gagné ! Ce que je ne comprends pas c’est comment il a fait le premier poisson pour survivre, pour retenir sa respiration jusqu’au deuxième qui se déciderait lui aussi à sortir de l’eau pour prendre le relai ? C’est comme pour les ailes, je ne comprends pas comment elles lui sont venues au gamin ? Combien de temps ça met un homme pour devenir un avion ?
(Il se lève, allume la radio, la lumière baisse, on entend « Only You » des Platters. Il
vole sur la musique, monte sur la table et se prépare à s’envoler plus haut. On le sent prêt pour le grand saut…)
Ca je n’ai jamais tout à fait compris cette façon qu’elles ont les ailes de nous pousser un jour…On se met sur le bord d’une falaise, on se harnache des plumes ou des machins en toile et on saute dans le vide, comme une pierre on tombe, on se casse la figure ou on meurt un peu, on recommence jusqu’à ce que la pierre, elle touche le sol un peu moins vite, puis remonte lentement et la pierre un jour se met à voler et elle glisse sur les nuages, elle rebondit sur les trous d’air, elle monte et descend à sa guise, ça y est, la pierre a des ailes, elle vole, elle vole…
(Il poursuit son vol plané, fin de la musique, une page de publicité)
Ils en disent rien de la liquidation, top secret.
(Un temps)
Et le gamin qui a intérêt à vite téléphoner, commence à être mort de soif, moi…
(Un temps)
Ca a toujours été sa façon de me remercier, faire autre chose que ce qu’on attendait de lui, c’est pas pour ses ailes de pilote que je dis ça, j’suis plutôt fier, c’est vrai, mais cette façon qu’il avait de plus se rendre compte du monde où on vivait, le « personnel de sol » comme il disait et nous voilà cloués, lui et moi et c’est pas demain la veille que je le retrouverai mon investissement, pas de sa faute mais quand même, « pouvait pas prévoir » qu’il disait, comme si on pouvait prévoir qu’on va finir enfarinés, Grosjean comme devant, entubés de première, comme si on savait que la catastrophe est au creux de nos mains et qu’on travaille à notre propre perte, comme si on le savait, nous qu’on se levait pour aller au fond des puits de la dernière chance, comme si on le savait, nous qu’ils le savaient depuis longtemps mais qui pouvaient pas le dire, sinon on serait remontés vite fait leur casser les os et alors ils nous ont laissés croire, pouvaient pas faire autrement, nous ont laissés croire qu’on allait sauver le charbon, puis l’acier, tout ce qu’on arrachait du sol et qu’on passait par le feu, comme si ce feu était notre sauvegarde, tout le rouge des flammes, et que ces incendies, ils pourraient jamais les éteindre, qu’on descendrait encore longtemps et un matin, ça s’est arrêté, plus de sifflet, plus d’ascenseur, plus d’équipes, rien, les douches bien rangées et nos gueules un peu trop propres, l’ennui qui est venu très vite et le temps qui s’est allongé comme vous pouvez pas imaginer, les journées n’en finissaient pas de finir, plus rien ne semblait avoir d’importance sauf une, qui prenait le relai, le gamin qui commençait ses cours de navigation et de pilotage, ça tombait bien et mal à la fois toute cette excitation autour de cette nouvelle histoire de famille, on nous appelait les « Icare », ça nous faisait marrer mais on aimait ça, de porions on était devenus des demi-dieux pour le quartier, ça valait le coup, c’était grâce au gamin, faut reconnaître et le temps a passé vite à cause de ça, on a pas vu le bout de l’année arriver ni la suivante et le fils s’est mis à voler, ça y était, on s’en était sorti, ensemble, ça faisait du bien toutes ces épreuves traversées ensemble, c’était comme dans le fond, on était soudés, un arc tendu et lui, la flèche. Dix ans que ça a duré. Une vie, quoi. Et aujourd’hui ? On est là (il montre la radio) à attendre les informations toute la sainte journée de chaque semaine et soudain tout craque, on sait que c’était déjà de l’histoire ancienne cette histoire, que rien ne tient jamais éternellement, que c’est le vieux monde qui pensait comme ça, je l’ai appris il y a déjà longtemps, que les choses se déchirent et les hommes sont des choses aujourd’hui et ils se déchirent facilement et qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse après avec un homme déchiré, foutu, sert plus à rien, tant d’autres pour le remplacer, qui n’attendent eux aussi que d’être déchirés, comme s’il fallait passer par là pour avoir un peu d’existence, être déchirés et jetés, au moins on existe, on est pas là, oubliés, sans raison d’être là, on pourrait être ailleurs, le monde s’en ficherait, alors on gratte pour être choisi même si on sait comment ça va finir. Ouais, on était heureux à ce moment-là, m’en souviens bien.
6.
(Un temps. Il saisit la canette de bière, allume la radio et l’éteint aussitôt…)
J’avais promis, je sais.
(Il ouvre la canette, boit longuement)
Trahison pour trahison…On peut pas tout porter.
(Nouvelle longue rasade)
J’ai jamais pris l’avion. Pourtant, j’avais des billets avec le gamin. Mais qu’est-ce que j’aurais fait, moi, là-haut, j’suis du fond, moi, chacun sa place. Peut-être qu’il a trop rêvé le gamin et que c’est pour ça qu’il est tombé ? C’est ce qu’on a dit dans le quartier : « Les Icare sont tombés, fallait s’y attendre… ».
(Nouvelle longue rasade)
Donc, on en est là, à deux doigts d’être déchirés (il montre la radio). Négocient dur, ministres et conseillers pour sauver l’Histoire mais l’Histoire se fait sans eux aujourd’hui, fusions, confusions et compagnie. « Des capitaux, m’sieurs, dames, il nous faut des capitaux ! » (il joue le bonimenteur) « Capitaux frais contre rendement rapide et garanti, allons, messieurs, dames, à votre bon cœur, investissez, sauvez la mise ! Une certaine idée de l’Histoire, allez, allez, à vot’bon cœur ! Merci…Parfait…Allez, ça roule, l’argent n’a pas d’odeur…Réalisme et efficacité…Ca marche, continuez, faut qu’ça tourne, allez du cœur, encore un p’tit milliard par-ci et un autre par-là, parfait, le monde est planétaire, les affaires mondialistes et le bonheur au bout du chemin. La vie est dure mais c’est la vie, oui, oui, les faibles sont soumis aux plus rudes efforts mais ça les renforcera, gardons espoir, le monde avance et nous sommes aux premières loges ! (Silence, se frotte les mains, in petto) Parfait, voilà encore une bonne chose de faite. Qu’est-ce que je disais ? Ah, oui… «… Des salauds rapides et sans états d’âme ».
(Ecrase la canette entre ses mains)
Voilà, terminé.
(Il se saisit du téléphone, compose un numéro, écoute la tonalité, il crie presque)
Je ne les lèche pas, moi, les pieds de cette vieille engeance, tu entends, suis pas prêt à les croire encore une fois, m’ont tiré du trou et depuis trente ans, je suis là, la tête ailleurs, cherche à comprendre comment y sont arrivés là, cherche à comprendre comment on aurait dû faire pour arrêter tout ce bazar mais j’ai rien trouvé, on était forts, on avait des familles, on savait rien faire d’autre et puis on a été plus rien, d’un coup, ouf, plus rien du tout, des statistiques, des regrets, des émissions télé, des articles et des films mais plus rien de vivants, des ombres, des héros, tout ce que vous voulez mais plus rien au fond.
(Un temps)
Tu m’entends ?
(Un temps)
Ca sert à rien de s’énerver. Il faudrait partir le matin, très tôt, quand il fait encore froid, on roulerait jusqu’à ce que le soleil se lève, on irait jusqu’à la mer, on déballerait le pic-nic comme quand t’étais gosse, on s’asseyerait, on regarderait les oiseaux au-dessus des vagues et on ferait comme si tout ça était vraiment possible, il y aurait beaucoup de vent, les mouettes fileraient dans l’horizon comme des planeurs et nous on serait tout content de parler de tes prochains vols, des longs courriers, des voyages que tu as fait et des villes que tu ne connais pas encore. Il y aurait de grands silences pendant lesquels on ferait semblant que tout est comme avant et puis soudain le vent tomberait d’un coup, il n’y aurait plus que le ronchonnement des vagues pas heureuses de se retirer, quelques klaxons dans le lointain et le poulet froid plein de sable qu’on saurait plus manger et qu’on ose pas jeter. On serait heureux comme ça, non ?
(Un temps)
Et tout recommencerait, comme avant, oui.
7.
(Un temps. Il se lève, ouvre une armoire, en sort une valise, la pose sur la table.)
Je sais pas ce que tu feras, mais moi, je me tire. Il me reste peu de temps ici et j’ai pas envie de subir ça jusqu’au bout, ils m’ont eu, risquent de t’avoir et rien changera puisque chacun peut être déchiré, rien changera, avant j’aurais jamais dit ça mais aujourd’hui pourquoi je radote ces conneries ? Parce que je suis vieux, parce que je suis fatigué, parce que j’y crois plus à tes mouettes, parce que ils m’ont fait remonter et m’ont rien proposé d’autre que de me pré-pens-sion-ner ? Peut-être tout ça à la fois mais peut-être aussi que je pense qu’on peut pas faire n’importe quoi aux hommes, qu’à la fin des fins ils se fâchent, ils deviennent méchants, ils se vengent et certains deviennent des pirates, des vrais, avec des flingues, des bombes, du plastic et des otages. Ils font des choses pas possibles, pas belles souvent mais c’est la vengeance qu’ils portent là où ça fait mal et les autres, ils s’y attendent pas à l’incroyable vengeance des pirates, ils pensent que chacun attend d’être déchiré et qu’il crève de trouille, que tout sera un jour sous contrôle total, définitif, absolu et c’est alors que les pirates débarquent… « D’où viens-tu, pirate ? Je viens de la mer ! » Quelle heure est-il ? Trois heures…Juste le temps de me préparer et de passer te prendre, il va faire beau, je le sens à ma sciatique, on va rouler dans le soleil qui se lève et on sera tous les deux comme des gosses, je te le jure, je passe l’éponge, tu me dois plus rien, refais-toi à l’aise, on verra plus tard, je me débrouillerai en faisant des petits boulots au noir, tout le monde le fait, c’est comme ça que les gens patientent avant d’être déchirés, on ira à l’hôtel, le petit avec la façade en bois peint, derrière les dunes et on mettra pas le réveil, tu verras, ça sera bien…
(Il prend des vêtements dans l’armoire, les range minutieusement dans la valise)
Faut changer d’air, mon gars. Avec ça j’aurai pas froid et puis, on a la même taille, ça servira aux deux (il plie un pull-over). Je me sens particulièrement bien, tout semble plus léger soudain, je sais qu’on va se refaire, suffit de s’organiser, tu verras (il sort une chemise d’été haïtienne) celle-ci conviendra parfaitement…C’est comme des vacances qu’on prendrait incognito tous les deux, pour une fois, avant que je sois trop vieux et que je me mette à radoter mes histoires, peu importe le temps, on est équipés, on peut voir venir, c’est pas comme eux, ils ont pas vu venir à temps les orages ou ont pas pu ou su nous le dire et nous, on avait pas le bon équipement
et on s’est fait prendre comme des enfants de chœur, en liquette au milieu des tempêtes, comme des enfants perdus que des parants abandonnent en se cachant derrière le mur, ils regardent l’enfant hagard, terrorisé soudain et ils ressurgissent en lui disant que tout va bien, qu’il est bête d’avoir eu peur, que jamais papa et maman ne l’auraient abandonné mais lui, il sait que c’est faux, que ça a eu lieu et plus jamais il n’aura totalement confiance, il essayera, il fera comme il peut mais il sera toujours hanté par leur disparition. C’est comme ça que je me sens, moi, et je crois que t’es pas loin, ta compagnie elle t’a laissé tomber et tu veux pas t’en rendre compte, c’est pour cela que tu téléphones pas, tu t’accroches comme je me suis accroché à ma pioche jusqu’à la dernière minute mais il va falloir lâcher prise et ce sera alors le moment le plus difficile : mensonges, enquêtes, commissions et tout le saint tremblement, recherche de responsabilités, tu verras, ils vont rien trouver, se frapperont la poitrine, regard clair, voix troublée, mots à majuscules, toussotements, bras aux ciel et tournez manège ! Vont faire comme si ils savaient pas, c’est pas que je leur en veuille, sais pas ce que je ferais à leur place mais faut bien que nous on réagisse sinon on va se faire une sale maladie tous les deux : deux générations, le père et le fils embarqués dans les mêmes galères, tu vois le genre de titres, c’est pour le coup qu’on dira que les Icare se sont ramassés…Ca, j’ai pas envie de l’entendre une fois encore, je te l’ai déjà dit, il y en a qui ne supportent plus d’être déchirés éternellement et je crois que soudain, c’est un jour de trop, une heure , une minute de trop et ça bascule et tu es prêt à entraîner tout le reste avec toi, dans ta colère, dans ta fureur de pirate, tu ne lèves plus les yeux, tu restes enfermé, tu rumines, il faut que ça sorte, moi ça commence seulement à vraiment sortir aujourd’hui, je me dis que deux fois de suite dans la même famille, c’est une fois trop, oui, une fois de trop.
(Il ferme la valise, allume la radio, on entend du jazz de nuit, il met son manteau, son écharpe, inspecte la pièce lentement, se redresse en souriant)
Mesdames, messieurs, nous avons le grand plaisir de vous accueillir à bord de notre appareil et vous souhaitons, au nom du comandant et de son équipage un heureux
voyage. Nous vous rappelons les consignes de sécurité élémentaires et vous invitons à écouter attentivement les conseils qui vont suivre…(Il imite les gestes de l’hôtesse et la lumière baisse lentement) Vous avez de chaque côté, gauche et droit, des sorties de secours vers lesquelles vous vous dirigerez en cas d’accident, vos masques à oxygène…(il poursuit sa leçon de façon muette, comme un sémaphore dans la pénombre…Il se sert une tasse de café…)…Café bouillu, café foutu, décidément. Ca passe plus, cuit une fois de trop…D’où viens-tu pirate ? Je viens de la mer…On y va, on y va, calmement, c’est l’heure, les mouettes s’envoleront pas, la mer sera toujours aussi sale et on fera semblant de ne pas le voir, le rouge et le noir, toujours, jusqu’au bout…Quelle heure est-il ? (il vérifie) Trois heures…Bah, l’aube est toujours une aubaine pour la colère, elle fouette la chair et excite l’esprit, c’est bien, je sens plus ma jambe, parfait, on arrivera quand tout le monde dort encore et on prendra le monde à l’abordage, n’ont qu’à bien se tenir…Ah, j’oubliais le principal ! (Il prend un révolver dans un tiroir, le met dans sa poche, regarde lentement la pièce une dernière fois, éteint et sort).
NOIR
Note d’intention
La pièce « D’où viens-tu pirate ? » est un monologue inspiré par la faillite historique récente de la Sabena. Après 78 années de service, la compagnie a interrompu brutalement ses activités. Elle représentait une part d’histoire importante de la Belgique (du colonialisme au néo-libéralisme global) et me semblait faire écho à un autre cataclysme belge et plus particulièrement wallon, la fermeture brutale des charbonnages suivie sporadiquement par celle des aciéries.
J’ai imagine une « continuité historique » entre ces deux traumatismes économiques et comment deux générations peuvent se retrouver à travers ces chocs individuels et sociaux.
Le père, ancien mineur, attend que son fils lui donne des nouvelles pendant la dernière nuit de négociation avant l’annonce publique de la faillite de la Compagnie.
Cela se passe dans la solitude du père et dans l’écho de la solitude du fils.
Il y a dans cette nuit de souvenir et de colère une part du fils dans le père et une part du père dans le fils. Pourtant ces deux générations sont éloignées et le téléphone ne sonne plus cette nuit-là car il s’agit évidemment d’une autre époque où les déchirements sont de plus en plus difficiles à réparer. Les responsabilités sont éparses et le révisionnisme « soft » est littéralement la règle. Jean-Pierre Le Goff a écrit récemment que… « Le management contemporain est aussi violent que celui du 19ème siècle, à la différence qu’aujourd’hui, on nettoie le sang des murs… » (1)
Par ailleurs, j’ai été très attentif à écrire l’intimité d’un deuil pas encore terminé, celui de la fermeture des charbonnages et de l’industrie minière. Une catastrophe ne chasse pas l’autre, elle la réveille.
Je voulais également faire entendre une sorte de retrouvaille de « galère » impossible entre un père et son fils…
Mais surtout, je souhaitais faire entendre un premier écho que ce cataclysme économique a laissé en moi, enfant de Wallonie et de la Sabena-Belgique…