Une nuit sur la plage

Jean-Luc Wart,

Une chauve-souris à peine plus grosse qu’un papillon frôle Racine accroupi dans les dunes. Il ne cille même pas. Chez lui, au Sénégal, elles font cinquante centimètres d’envergure. Il ne va pas se laisser impressionner par une pipistrelle. Il a bien d’autres raisons d’avoir peur. Et par-dessus tout, il a froid. Il entend ses dents claquer dès que le vent se calme un peu. Pas question de s’asseoir sur le sable par cette nuit de novembre. Le froid vous glace le fondement. Alors Racine reste accroupi. Dans l’attente du signal.

A travers un rideau d’oyats raidis par le gel, il observe le port, ses grues, monstrueuses comme des mantes religieuses aux aguets, ses quais encombrés de semi-remorques. Un peu à droite, il distingue l’alignement des conteneurs. Une ville de conteneurs, éclairée par des projecteurs qui la nimbent d’une lumière jaune. Il a plus ou moins retenu le nom du port. Quelque chose entre zèbre et zébu. Zébru ?

Cette fois, réussira-t-il ? Ses articulations lui font mal. Il s’étire. Que risque-t-il à se dresser dans cette obscurité ? Ses compagnons battent la semelle, se frappent les côtes en ouvrant et refermant les bras. Des Toubabs. Un Roumain, un Kosovar, un Irakien. Même les Toubabs se les gèlent. Alors, lui, le Sénégalais ! Jamais imaginé un froid pareil ! Il porte pourtant des vêtements chauds, un bonnet de laine, une écharpe qui lui protège le nez, des bottines à toute épreuve. Sa mère a même pensé à lui tricoter des chaussettes, ce qui l’avait beaucoup fait rire. Il ne rit plus, Racine : il claque des dents, je vous dis.

Racine… Il vient de prononcer son nom, ce qui fait sursauter ses compagnons. Tu parles d’un nom ! Racine le déraciné…

Pour se donner du courage, il se repasse en continu les images de son départ. Les lumières de Dakar au loin. Le vieux cargo rouillé double aussitôt Gorée, d’où partaient les esclaves. Propre, nette, d’un joli rose au crépuscule, Gorée. Couleur fraise écrasée. Il faut se forcer pour imaginer les atrocités que l’histoire rapporte. Racine pénètre dans une cale où il passe des jours et des nuits, à respirer des relents de diesel, de poisson, de cambouis et de dégueulis. En route pour le paradis ! Le paradis des Toubabs… « Non, Maï ! Il n’y a rien à vivre ici, à se demander s’il y aura quelque chose à mettre dans l’assiette demain. Ce n’est pas cela que je veux t’offrir. Je m’en irai chasser sur les terres des Toubabs. En Angleterre. Et quand j’aurai gagné de quoi te payer le voyage, je te ferai venir, sur un grand paquebot blanc. Et nos enfants se rouleront dans le vert des prairies. Là-bas, ils achètent le café et le sel dans des boîtes, tu te rends compte ? Pas à la cuiller : dans des boîtes grandes comme ça ! Sur les marchés, les étals croulent sous des montagnes de carottes, de tomates, d’aubergines. Ils achètent tout ça par kilos, pas à la pièce. Les femmes poussent des petits chariots devant elles,  tellement leurs paniers sont lourds. Tu as vu l’étal de ta mère, hier à Ouakam ? Quatre carottes maigrichonnes, six tomates, douze grains de café… Et c’était un bon jour. Non je ne t’oublierai pas, Maï. C’est pour toi que je pars. »

Elle avait pleuré tout son soûl. Puis il l’avait prise par la main et ils s’en étaient allés voir la mer. Ils avaient passé la nuit à faire l’amour sur la plage. Avec le bruit des vagues qui les accompagnaient dans leurs flux et reflux et, au loin, les rires d’une fête, des roulements de djembé.

« Maï, ma gazelle à la croupe cambrée. Avec ses étapes si généreuses (Ici, ils appellent cela des avantages. Ils ne pensent qu’au profit) ».

Ils avaient longtemps contemplé les étoiles, en avaient choisi une qu’ils promettaient de regarder au même moment où qu’ils soient, en pensant à l’autre.

 

Racine lève machinalement les yeux. Pas une étoile au-dessus de sa tête. Un ciel tellement bas qu’il suffirait pour le toucher, de s’étirer un peu en tendant la main. Un couvercle de plomb. C’est sans doute ça, le paradis : se retrouver plus près du ciel. Racine commence à douter, tout de même.

Voilà dix jours qu’il passe ses nuits dans une « safe house », au dernier étage d’un immeuble borgne où il faut se garder des planches pourries, des détritus, des rambardes qui cèdent, des planchers qui s’effondrent et d’autres choses encore. En se levant pour cette troisième tentative, Racine a glissé sur des excréments. Il risque de se faire repérer, rien qu’à l’odeur. Le Roumain, lui, c’est sur une pointe de Paris bien rouillée et bien dressée qu’il a marché. Elle lui a traversé le pied de part en part. Un début de crucifixion, il a dit. C’est un Rom. Un catholique. S’il se fait prendre, il aura droit à un toubib. Sinon il le verra bien vite, le paradis !

Après tout, les Toubabs, quand ils rêvent de l’Afrique, qu’est-ce qu’ils imaginent ? Les bras tordus d’un baobab qui se découpe sur un crépuscule grandiose avec, au loin, le rugissement d’un lion en rut. La savane qui crépite sous le soleil. Des gazelles qui détalent toutes ensemble. Un envol de flamants roses. Pour Racine, l’Afrique égale terre rouge, craquelée, poussière, détritus, misère, sida. Malgré les éclats de voix, les rires sonores, les joies de la palabre, et les couleurs bariolées des pagnes que les femmes jettent à la figure de la mort. Les Toubabs se trompent sur l’Afrique aussi longtemps qu’ils ne l’ont pas vue.

Peut-être que lui, Racine, se fait une fausse idée du paradis blanc. Mais il s’acharne. Il n’a plus le choix, de toute façon. Les frais de son voyage ont ruiné sa famille. Alors il revient sans cesse battre la grève. Comme la vague. Avec son petit cutter pour fendre la bâche du camion qui l’emportera sur l’île bienheureuse où nul ne lui demandera sa carte d’identité.

 

Des phares. Les clandestins se jettent à terre, le cœur battant. A cette heure, ce ne peut être qu’une patrouille. Paraît qu’ils ont reçu des détecteurs de battements de cœur. Oui, Mafouz en a vu un, quand ils l’ont pris il y a deux jours.

Des détecteurs de battements de cœur… Il en avait rêvé : « Racine, as-tu du cœur ? » lui demandait la corneille. « Je n’entends pas. Qu’on le soumette au détecteur de battements de cœur ! » Des Toubabs se sont approchés de lui, tirant comme des forcenés sur des câbles qui tractaient une machine gigantesque. Elle faisait un bruit d’enfer, crachait le feu et la vapeur. Baboum ! Baboum !

Racine aussi s’est fait prendre. Deux fois. Ils n’avaient pas eu besoin du détecteur. Ils l’attendaient juste à l’endroit critique. Clac ! Les projecteurs dans la figure. Peur. Pleurs de peur et de rage. Se sentir gibier quand on se veut chasseur, ça vous retourne, sur le moment.

Oh, ils ne sont pas bien méchants. Ils vous posent plein de questions, prennent vos empreintes, vous photographient, vous offrent du thé bouillant puis ils vous remettent un papier où ils ont écrit en grand « ordre de quitter le territoire ». Avec interdiction de se rendre dans aucun des pays voisins, sauf … l’Angleterre. Ils ont dû l’oublier, l’Angleterre. Après quoi, ils vous renvoient à la rue. N’empêche, ça fait mal d’être rejeté quand on demande asile. Avec ordre de partir pour nulle part et interdiction de rester là. On se sent comme une mouche chassée par la queue du buffle. Moins que rien.

Le policier a montré à Racine un planisphère :

− Tu vois l’Afrique, là, comme c’est grand ? Et le petit point ici, c’est le pays où tu te trouves. Trop petit. Pas assez de place.

Racine aurait voulu répondre qu’à une époque pas si lointaine, les gens de ce petit pays-là avaient pris plein de place en Afrique. Qu’il prenait si peu de place, lui. Qu’il ne volait rien à personne mais se contentait d’offrir ses services pour des travaux que, de toutes façons, les Toubabs ne veulent plus faire.

− Tu crois que ça m’amuse de jouer au chat et à la souris avec des pauvres gars comme toi ?

− Pardon, patron. Je suis pas une souris, moi. Je cherche pas les ennuis. J’attends juste de pouvoir partir en face.

− T’as raison. C’est le rat qui m’intéresse. Ton passeur. Celui qui t’a demandé 3.000 euros pour ton hôtel cinq étoiles et pour te montrer le camion. Alors, cette fois-ci, il s’est fait appeler Hermès ou Anubis ?

− Hou là ! Je tiens à ma peau, patron. D’ailleurs je sais rien.

− Et l’anglais, tu sais le parler, l’anglais ? T’as été à l’école ?

− A l’école de la rue, patron. Appris à réparer les vieux moteurs, à rafistoler les carrosseries, à récolter les bouteilles d’huile de freins que je nettoyais, pour verser dedans la limonade que je vendais sur les routes, à réparer les nids-de-poule sur les pistes, à porter les valises des touristes, à jouer du djembé aussi. Je sais tout faire, patron.

 

Les chasseurs bleus se rapprochent. On voit le faisceau de leurs lampes de poche qui figent les petits lapins des dunes. Ils restent là, les Jeannot, fascinés, dressés sur leur derrière, l’oreille aux aguets. Racine se souvient de l’odeur des ragoûts. Il en a l’eau à la bouche en même temps que la peur noue sa gorge.

Les policiers semblent hésiter puis ils s’éloignent. Ils retournent vers leur combi, comme ils disent. Racine pousse un soupir de soulagement.

Et voilà le Kosovar qui se met à hurler comme un damné. Il s’agite dans tous les sens, se roule par terre sous les convulsions. La bave mousse à ses lèvres.

Racine détale. Les lampes. Les cris. Les injonctions. Cours, lapin des dunes !

Ils ne m’auront pas ! Il vole, le lapin, patron. Il biaise, il feinte, il caracole, il saute, il boule dans le noir, le lapin noir. Et puis, patron, si tu l’attrapes, même si tu l’attrapes, il reviendra. Il reviendra sans cesse.

Racine s’arrête, à bout de souffle. Il leur a échappé. A quatre pattes, il escalade la plus haute dune. Après un temps long comme la mort, il entrevoit au loin quelques éclats de lumière, une sorte d’étoile qui clignote sous l’horizon. Le signal !

Le signal ? Difficile à dire, vu d’ici. Racine descend sur la plage. Il court sur le sable dur, là où la mer à marée basse ronronne comme un monstre endormi. L’eau des mares gicle dans sa foulée, éclate en perles phosphorescentes.

 

Tapi comme un rat entre deux conteneurs, Hermès Anubis attend. Monsieur Anubis, Hermès de son prénom. C’est ainsi qu’il se fait appeler. Il a des lettres, le passeur. Se dit étudiant en marketing. Les mauvaises langues ajoutent : « depuis quinze ans ». A fini par trouver son créneau. A investi dans la misère. C’est une bonne cliente. Elle ne regarde pas à la dépense. Et fidèle avec ça ! Le rêve se vend mieux que le pain.

Il n’a pas d’ailes aux pieds, Hermès, mais à voir le blanc de ses yeux dans l’obscurité et ce curieux capuchon qui dissimule son visage, on jurerait un homme à tête de chacal.  C’est à s’y tromper.

− Par ici, vite !

Il ouvre la porte d’un semi-remorque. Racine s’y engouffre. L’Irakien l’y rejoint. La porte se referme. Obscurité totale. On essaie de s’allonger de travers entre deux palettes, dans un entassement de caisses. Et on reste là sans plus pouvoir bouger d’un pouce tandis qu’une sensation d’étouffement vous gagne et qu’une sueur froide vous embue les yeux. On se dit qu’on ne tiendra pas une heure, qu’Anubis vous a emporté dans le Royaume des Morts. Puis, vaincu par tant d’efforts, on se laisse aller. On s’enfonce dans une nuit plus noire que la nuit. Au dehors, à deux pas, des mouettes rieuses s’esclaffent, méprisantes, comme si on venait de leur raconter une blague obscène.

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