L’enfant de l’été 80

Stéphane Lambert,

Pendant l’été 1980, du petit balcon de l’appartement d’angle des Roches noires où elle réside une partie de l’année, à Trouville, une vieille dame, au visage « dévasté », regarde en direction de la mer. Sur la plage, elle voit se répandre, au bord de l’eau, des colonies de vacances. Puis son regard s’arrête. Une figure solitaire se détache d’un groupe, une jeune femme la rejoint. L’histoire commence alors. J’avais l’âge de l’enfant.

La femme écrivain a accepté de tenir une chronique hebdomadaire, cet été-là, dans un grand quotidien de gauche. Elle a d’abord hésité – elle avait peur de cette tâche à accomplir, à répéter, et qui allait envahir l’espace désert de ses journées. Elle entend, au travers du flux et du reflux de la marée, les bruits du monde, les grèves à Gdansk, toujours elle s’est sentie happée par les combats, frappée par les injustices, elle porte la douleur comme un lien. Elle ne sait pas encore, quand elle voit l’enfant, que quelqu’un arrive. Elle n’est encore que dans l’idée. Que les livres qu’elle écrit à l’écart ont une vie au dehors. Que sa voix posée sur le papier a un pouvoir sur d’autres hommes. Elle est encore dans l’idée lorsqu’il arrive cet été-là, l’été 80, – et qu’il dit c’est moi, Yann Andréa.

Sur la plage, la monitrice raconte une histoire à l’enfant. Dans l’appartement, l’écrivain fait de même avec l’homme arrivé. L’image s’installe en elle désormais, celle d’une dame âgée et d’un homme jeune – celle d’une femme et d’un enfant. Ensemble, ils vont s’aimer, avec les mots comme gestes, l’écrit comme violence. La vision de l’enfant à la fin de l’été s’est fondue dans la voix de la vieille dame. Le car des colonies est reparti, j’ai six ans, cette année-là, Yann Andréa est entré dans la vie de Marguerite Duras, je ne lis pas encore, je ne sais pas que ça va m’arriver aussi. L’enfant et la monitrice doivent se retrouver plus tard.

Plus tard, les journées ont passé, sur rien, ou pas grand-chose, ma vie est une sorte de désert à peupler – ou, tout est encore possible alors, un lieu pour se perdre : l’adolescence. Dessous, ce que je sens sous ma peau, dans ma tête, à l’intérieur de mon ventre, partout dans mon corps, et qui prend en otage mes pensées, je ne sais pas très bien quoi en faire, où le mettre hors de moi, et même j’ignore si le trouble qui me possède est juste ou si c’est un diable acharné. Je suis seul avec ma peur quand je lis Le square. Soudain, l’agitation s’apaise, dans mon ventre il y a comme un moment de calme, un sursis très net, le trouble s’est transformé, ma vie a changé, je viens de passer une frontière. Après, la peur, je ne suis plus seul à la porter, le poids m’en semble moins lourd, et surtout elle n’est pas vaine, le monde n’est pas fermé.

De Duras, alors, dans la fièvre allumée, je lis tous les livres. Je ne cherche pas à comprendre encore, la force de l’écriture. Je me laisse emporter. Dans ce désordre qu’était l’avant, une musique se révèle. Et disons-le : une foi s’impose, comme elle alors je suis vivant, ce n’est plus rien, quelque chose nous lie, une espèce que nous sommes. Alors ce qui était dessous, partout dans mon être physique, je sais que c’est vrai, que c’est de l’humain, comme la peau, et le reste du corps, une matière pour les livres. Yann Andréa, j’en suis sûr, a dû sentir, à l’identique, cela.

Elle est vivante alors, lorsque je lis ses livres, un grand écrivain vivant, une bizarrerie – après sa mort je n’en connaîtrais pas d’autre -, la contemporanéité avec l’œuvre en marche – savoir que d’autres livres peuvent naître, faire partie, avec l’écrivain, du même néant où se forment les mots, je me souviens, de l’impatience de les voir, surgir, en librairie. De les lire. Dans l’attente palpitante de nouveaux textes, je la suis, je la traque, la voix est trop forte, elle s’empare de moi, j’apprends sa vie, dans des articles, des biographies, parfois sa voix déborde dans la presse, à la télévision, le propos est fulgurant, il me ravit, le saisissement est tel que la foi s’intensifie, qu’il ne peut en être autrement : ses mots convergent vers l’absolu dont j’ai besoin. J’y ai trouvé refuge.

Le moment vient où la question se pose : faut-il traverser la page, entrer dans sa réalité ? Elle est vivante, la rencontre est possible, on pense à Yann Andréa, intégré à son œuvre. La réponse ne vient pas, alors on marche, on fait les cent pas, à Trouville, devant les Roches Noires, on a localisé l’appartement du regard, des années ont passé depuis l’été 80, on hésite, on n’est pas certain que le rendez-vous est fixé, plusieurs fois on fait le voyage, il y a comme une barrière, un écran invisible qu’on n’arrive pas à franchir, on laisse le temps agrandir la distance, diminuer les chances que la rencontre ait lieu. Jusqu’à ce que la mort réponde à notre place : elle restera dans la légende.

Mais quand la mort survient, un hasard : je suis à Paris, je me mêle à l’assemblée de l’église de Saint-Germain-des-Prés, parmi la foule présente je reconnais des visages de ses films, de son théâtre, Michael Lonsdale, Bulle Ogier, de sa vie, Yann Andréa, Jean Mascolo, je suis dans les vestiges de son monde, au pied de l’autel le cercueil a été déposé, le corps menu qu’elle était devenue les dernières années de sa vie y est enveloppé, je repense à ses propres mots, qu’un écrivain meurt vidé, quelques mois auparavant elle avait publié l’opuscule C’est tout, les dernières bribes d’une œuvre, pascaliennes, les derniers fragments d’un être en décomposition, un intense et douloureux constat : « Je n’ai plus de visage. » L’écriture jusqu’au bout.

L’enfant est donc là, dans l’église, seize années plus tard, un fidèle lit L’Ecclésiaste, « vanité des vanités, tout n’est que vanité et poursuite du vent », la voix est un souffle aussi arbitraire, elle porte en elle la conscience aiguë de sa perte et le fol espoir de survie, sa voix est une empreinte dans des livres, un écho insistant dans la tête et le corps des lecteurs, l’enfant a grandi, il est resté solitaire, personne ne lui racontera plus d’histoire, la fin est arrivée, il est temps d’avancer, les pieds nus, sur ces décombres, son tour est venu de réinventer le monde, de fabriquer sa propre peau, la voix est derrière lui, pas dans le temps : dans le murmure foisonnant qui le poursuit.

Et chaque matin, après le réveil, vient le moment où je pense à elle qui disait, très important, qui disait, pour écrire, d’abord refaire son lit. Et après sa mort, comme libéré, d’une forme de peur, qu’elle m’inspirait, une peur qui est l’armure de l’écrit, j’ose m’aventurer dans sa vie, à présent qu’elle n’y est plus, j’ose mettre les pieds sur le territoire qu’elle a laissé derrière elle, je vais au Vietnam, jusqu’à Sadec, j’erre dans la maison vide, celle de la mère, du linge sèche sur la tombe de l’amant à côté du tennis, la piste est sans issue, elle me renvoie aux livres, je respire les odeurs dans la touffeur, je m’imprègne du pays. Dans les rues de Saïgon, on parle de la « vieille dame d’avant la guerre », les volumes photocopiés de L’Amant côtoient ceux d’Un Américain bien tranquille sur des tables basses posées sur le trottoir, son souvenir fait partie du décor. Parmi les vestiges de l’architecture coloniale, je ne réussis pas à identifier l’institut pour jeunes filles, je relis Le Boa, et je comprends que Duras l’a dévoré.

Arrive alors, au terme de ces démarches sans but, de cette quête sans objet, pour l’enfant arrive la rencontre. Vingt ans après l’été 80, arrive la rencontre, pas celle qu’on aurait crue, qu’on aurait attendue, celle-là n’est plus possible, tout a été fait pour qu’elle n’ait pas lieu, elle paraissait si improbable.

C’est un déjeuner. Quelques semaines plus tôt, j’ai envoyé à Yann Andréa un courrier avec un petit livre que je venais de publier. L’homme arrivé pendant l’été 80 dans la vie de l’écrivain, et qui se retrouvait alors, après la mort de la vieille dame, comme un personnage sans auteur, échoué dans une réalité dont il avait perdu le sens, venait d’écrire, avec la même voix, celle qu’il avait entendue lui dicter des livres, venait de publier Cet amour-là, avec la même voix, une voix phagocytée, fusionnelle.

Et la rencontre a lieu entre l’homme arrivé cet été-là, l’été 80, et l’enfant solitaire. Par le biais du livre de chacun. Par le biais de l’absente. Accordée,

désaccordée, la rencontre se passe, dans un remous, comme deux atomes de même chargement qui se repoussent. Mais la rencontre a lieu, le lien est fait entre l’intime et le dehors, entre la voix et le regard. C’est un déjeuner. Un peu de chahut. Quelques paroles. Une proximité. Et l’un et l’autre s’en vont.

On croit alors que c’est fini. Que la page est tournée. Lorsque, des années encore plus tard, les fenêtres de l’appartement d’angle où la vieille dame résidait plusieurs mois par an à Trouville sont ouvertes. Sur le balcon, celui où elle se tenait pour regarder l’enfant, traîne un bateau pneumatique, aux couleurs criardes. À l’intérieur, des vacanciers ont pris la place de l’écrivain. L’enfant est revenu, faire les cent pas devant l’épave des Roches Noires, lieu de mémoire, l’enfant troublé se souvient et repart.

À Paris, cimetière du Montparnasse, où mes pas m’ont entraîné malgré moi, je reconnais sur le bloc de pierre, très sobre, sous lequel le corps menu se décompose, je reconnais la marque de son œuvre, le nom, celui qu’elle a pris, efficace, terriblement littéraire. Je me répète, l’écriture jusqu’au bout. Mon chemin est le même, sur la pierre, des cailloux déposés, des phrases, ses phrases, retranscrites par des lecteurs. Ce chemin qui est le mien est celui de mille autres. Celui d’autres enfants marqués par Duras, comme une écorchure sur la peau.

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