La dernière scène

Luc Dellisse,

Les années de ma plus grande solitude ont été celles où je faisais des mises en scène au Théâtre de l’Œil. J’y travaillais sept ou huit heures par jour, dans un état de dénuement parfait. Je n’arrivais pas à établir de contacts humains avec les comédiens dont j’avais la charge. Ils suivaient mes indications, mais ils avaient l’esprit ailleurs. Comédien est un métier comme un autre. Mes idées générales les importunaient.

Sorti du théâtre, je ne voyais plus personne jusqu’au lendemain ; personne à qui parler en tout cas. Le plus souvent je rentrais à l’hôtel et je lisais des livres de hasard. Mon corps résistait de toutes ses forces à l’envie de dormir. Je m’accrochais aux lianes des draps. La nuit durait longtemps. Je me réveillais en sursaut. Mon cœur cognait dans sa cage. Une nouvelle journée schizoïde venait de commencer. J’avais l’impression d’être sourd et muet.

La jouissance était de ne tomber dans aucun des pièges de la solitude. Le matin, de regarder avec froideur le derrière de la femme de chambre pendant qu’elle quittait la pièce, après avoir posé le plateau du petit-déjeuner. De ne pas lâcher mon livre quand elle se retournait sur le seuil pour voir si je n’avais besoin de rien d’autre. Ma chérie j’ai besoin de tout depuis toujours. A présent que j’avais renoncé à coucher avec des inconnues ma maîtrise de moi était effrayante. J’entendais craquer la journée crayeuse contre les fenêtres qu’on n’ouvrait jamais. Il m’arrivait de me rendormir.

J’arrivais tard au théâtre, rarement avant onze heures. Mais si tard qu’il soit, je devais sonner longuement pour me faire ouvrir. Enfin j’entendais de l’autre côté de la porte cochère un pas un peu maladroit, pourtant allégé par le feutre des pantoufles. Ça délourdait au ralenti.

Le régisseur et gardien des clés ouvrait la porte et me disait : « Bonjour, fieu. » Il avait des cheveux gris filasses, une moustache longue et grise, une corpulence négligée, une bonne tête de chien fidèle. Campé sur ses deux pattes arrière, dont les charentaises à carreaux agrippaient le sol, il me tendait sa forte main déformée par les travaux électriques. Je répondais : « Bonjour, Riri ». Il reverrouillait derrière moi et on partait dans le dédale des couloirs. On atteignait son bureau, débordant de classeurs, de caisses à outils et de frigos. Il ouvrait un des frigos et en sortait deux canettes de bière. Il les ouvrait d’un seul geste et d’une seule main, au double décapsuleur serti dans le chambranle de la porte. Il me tendait une des canettes. Je n’avais pas toujours eu mon content de café, mais bon.

Au mur, une photo de ballet : une réussite acrobatique, de la part du photographe d’abord, et des danseurs surtout. On les voyait tous les sept, sautant de face, leur mince corps dur tiré en l’air par l’invisible filin de l’attraction de la lune, dont la clarté gazeuse les enveloppait.

J’ai fini un jour par demander au régisseur la raison de cette photo punaisée au mur. Il s’est levé, il a scruté la photo avec tendresse. Puis s’est tourné vers moi et m’a dit :

– Tu ne connais pas cette photo, fieu ? Je ne t’en ai jamais parlé ?

– Non, Riri.

– C’est toute ma vie.

J’ai vu qu’il allait me la raconter, et il n’y avait rien à faire. Il aurait fallu être Attila pour refuser d’écouter. De toutes façons les comédiens n’étaient pas encore là, je pouvais prendre une deuxième bière et être tout ouïe.

– Fieu, quand j’ai commencé à travailler chez Béjart, j’avais 16 ans. J’avais fait de la danse classique mais je ne savais rien. C’est Béjart qui m’a tout appris. Sept heures de cours et sept heures de répétition. Tous les jours ! Ça te dit quelque chose ?

– Je peux imaginer.

– Je n’étais pas danseur étoile évidemment, mais je n’étais pas mauvais. Sans mentir je n’étais pas mauvais.

– Alors tu es sur la photo ?

– Oui, tu me reconnais ? Le troisième à gauche. Il parait que j’ai encore la même expression.

– Et tu as arrêté pourquoi ?

– L’âge. Je commençais à avoir des genoux en bois. Alors Béjart m’a pris comme régisseur.

– Et les autres danseurs ? Tu les vois toujours ?

Riri a levé une main devant ses yeux, comme pour se protéger d’un soleil éblouissant.

– Ils sont tous morts.

– Tous les six ? Mais de quoi ?

– Fieu ! Du sida !

Le sida. Je l’avais oublié. Toutes les nuits je l’oubliais un peu plus.

– Et toi, tu y as réchappé…

– Comme tu vois.

– Pourquoi eux et pas toi ?

– A cause de ma petite fiancée.

– Tu étais fiancé ?

– Pas tout de suite, mais ça a fini par arriver. Elle était mignonne. Si tu avais vu sa peau !

– Heu…

– On sortait tous les jours, on allait manger une glace ou voir le cirque Bouglione quand il venait, ou alors au cinoche.

J’avais beaucoup de mal à suivre. Je me repérais dans le noir.

-Vous aviez des joies simples…

– Fieu, après 14 heures de travail, j’étais content de me détendre et de rien faire de compliqué. Et puis je me mettais à son niveau.

Il me semblait percevoir un petit chuchotis de sens dans les propos de Riri.

– Elle habitait encore chez ses parents ?

– Evidemment, chez ses parents. Elle n’était pas orpheline. Une dernière avant de bosser ?

– Une dernière.

Il a été faire mousser le chambranle de la porte, avec un double craquement sec.

– Elle avait quel âge ?

– Attends que je calcule. Elle a fait sa communion l’année où je suis devenu régisseur ; et on se connaissait depuis bien trois ans. Donc quand on a commencé à se fréquenter elle avait neuf ans, à peu près hein.

– C’était la fille d’amis à toi ? Pourquoi tu l’appelles ta petite fiancée ?

– Fieu, parce qu’on s’aimait.

A ce moment, midi a sonné à la pendulette mexicaine et avec un grognement ponctuel, Riri est parti ouvrir la porte cochère à deux battants. Dans la petite salle du Théâtre de l’Œil, la matinée poétique allait commencer. Trois actrices d’un certain âge jouaient le rôle des sœurs Brontë, au bénéfice d’un public scolaire. Quant à mes propres comédiens, ils avaient l’habitude d’arriver au compte-gouttes, avec une heure de retard. Ils gagnaient leur loge sans bruit. Ils se préparaient au travail en fixant le mur vide de leurs grands yeux – la méthode Nicholson.

Je me suis rendu dans la salle de répétition, j’ai tourné quelques commutateurs pour éclairer la scène. J’étais perplexe, très perplexe. Pour me concentrer sur la Dernière Cène dont je montais quelques extraits choisis, j’allais devoir faire de sérieux efforts. Je me sentais loin des âmes habitées et des partitions de pain et de vin.

Tout à tour sont entrés et sont venus poser sur ma joue le baiser mortel : Judas, Simon-Pierre, Marie, Joseph, la femme adultère. Quant à Jésus il avait téléphoné pour dire qu’il aurait cinq minutes de retard. J’ai proposé de commencer sans lui. Les comédiens ont refusé et ont été fumer une cigarette. J’avais peur qu’ils fassent des trous dans leur robe de lin, mais au théâtre si on commence à s’angoisser pour les costumes, on est cuit.

Je repensais à Riri, à sa fiancée de neuf ans. Je ne suis pas à l’aise dans les postures morales mais je n’aimais pas la façon gourmande dont il avait parlé de sa peau. J’espérais qu’il n’aborderait plus le sujet. J’essayerais d’arriver encore plus tard au théâtre, quand la porte cochère serait ouverte. Ainsi je n’aurais plus à faire le détour par le bureau de Riri. Toutes ces bières à onze heures du matin n’arrangeaient pas ma somnolence naturelle.

On dit ça, mais Dieu dispose et deux jours plus tard en arrivant à midi et demie, le rendez-vous étant à onze heures, j’apprends de la bouche de Riri que la répétition est annulée ce jour-là parce que la Sainte Vierge a dû reprendre au pied levé le rôle de Charlotte Brontë. Je devais avoir l’air moins somnolent que d’habitude. Riri m’a entraîné dans son antre pour prendre une bière de consolation.

Une fois assis en face lui, canette à la main, j’ai renié mes convictions profondes :

– C’était quand même étrange, non, cet amour pour une fille de neuf ans ?

– Fieu, je ne me fais pas meilleur qu’un autre. Chez Béjart, c’est quand même une aventure de garçons. On vivait entre garçons. On aimait entre garçons. Mais mon cœur était vide. J’aimais souvent, mais je n’aimais pas. Tu saisis la nuance ?

– Je crois.

Riri était un grand moraliste. Un des plus grands depuis les Evangélistes.

– Alors, une toute jeune fille, une âme pure, qui ne voyait que moi, qui ne vivait que par moi, ça me remuait dans les profondeurs.

– Je comprends, je comprends. Mais neuf ans… tu as bien dit neuf ans ?… c’est quand même un âge très tendre.

– Fieu, je me faisais la même réflexion. J’ai décidé d’attendre.

– D’attendre quoi ?

– Qu’elle soit grande, évidemment ! Je ne suis pas un pervers.

J’ai respiré un grand coup avant de plonger.

– Riri, qu’est-ce qu’elle est devenue cette petite fille ? Pourquoi tu en parles au passé? Elle est morte ?

– Fieu ! Evidemment qu’elle est morte. Une petite fille. Ça ne dure pas.

Je regardais Riri. Ses moustaches tombantes et sa petite torsion de la bouche pour parler et son regard aveuglé par des niagaras de bière me semblaient relever d’une espèce disparue. Je n’en tirerais rien de plus pour l’instant, ou plutôt, je n’avais pas assez de force pour pousser plus loin mon enquête.

Je suis rentré au sinistre hôtel Acropole où je logeais. Voyez comme vont les choses. La femme de ménage que je ne connaissais qu’à l’heure torpide des petits-déjeuners était en train de faire ma chambre. Son derrière tendait l’étoffe de sa robe noire. C’était une Portugaise. Elle était jeune et lente. Elle n’avait que cinq minutes par chambre et il lui en fallait bien quatre pour retendre les draps, nettoyer le lavabo et renoncer à passer l’aspirateur sur la moquette usée. Que dire d’autre ? J’ai été tenté.

Comme une voisine de table à qui on demande ce qu’elle fait dans la vie et qui répond en bâillant qu’elle est Manager chez Arthur Andersen, elle attendait poliment que j’aie retrouvé ma somnolence pour passer à autre chose. Il lui fallait finir d’urgence les chambres 107 à 112, qui attendaient leur flot de touristes libanais.

Le temps de rouvrir les yeux elle était ressortie. Je me demandais si je n’avais pas rêvé. Je me replongeais dans mes pensées acides.

Je n’aurais pas aimé être à la place de Riri ; avoir des passions aussi violentes à un âge aussi avancé. Je n’aurais pas aimé avoir les sens allumés pour quelqu’un que je ne pourrais jamais avoir. Il suffisait de voir la bonne tête velue et les oreilles pendantes de Riri pour comprendre que s’il essayait un jour de passer à l’acte, la fillette crierait : et même, si elle avait des ongles, Riri passerait en jugement avec une canne blanche et un bandeau sur les yeux.

A ne vivre qu’entre le Théâtre de l’Œil et l’hôtel Acropole j’avais fini par croire qu’il n’y avait aucune lueur d’espoir dans l’entreprise humaine, que tout était perdu, et depuis toujours, et pour toujours.

Le lendemain, à force de laisser filer l’heure, je suis arrivé après les comédiens. Je les ai rejoints dans leur loge. Ils étaient là avec leurs longs cheveux et leur barbe rare et leurs seins flétris. Ils marmonnaient leurs répliques à toute vitesse, tout en faisant de la fumée avec leurs naseaux. Ils m’ont embrassé à tour de rôle, comme s’ils avaient divisé par cinq le baiser de Judas. Le dernier, Jésus, se tenait à distance, toujours un peu plus céleste que les autres. Il m’a fait un signe onctueux de la main.

Judas m’a déclaré qu’ils avaient tous besoin de faire filage sur filage, car la date de la première se rapprochait et ils ne maîtrisaient pas encore très bien leur texte, qu’ils trouvaient étrange. En tout cas ils n’avaient plus le temps d’intégrer de nouvelles indications de jeu. Formulé ainsi ça pouvait sembler un point de vue rationnel, mais il suffisait de voir l’air de faux cul de leur délégué et les regards en mouchoir de flanelle des autres pour comprendre qu’ils avaient surtout besoin de respirer sans moi. J’ai dit d’accord bien sûr. Ils se sont replongés dans leurs exercices.

Je suis parti à la recherche de Riri. J’ai peur d’avoir donné de lui l’image d’un homme qui passait son temps à boire des bières et à regarder des photos. Au contraire il était l’infatigable homme à tout faire du théâtre. Partout où le vieux rafiot craquait, il colmatait la brèche, à longueur d’années.

Je l’ai trouvé dans la grande salle, juché sur les cintres métalliques qui surplombent les fauteuils. Il était en train de régler les spots et les filtres. Je lui avais demandé de prévoir pour La Dernière Cène la couleur héroïque et naïve des toiles du Tintoret.

L’habitude de Riri était de régler ses éclairages en installant sur la scène une chaise, et sur cette chaise, une poupée représentant une fillette aux cheveux blonds et aux lèvres rouge sang. Une froide douche verticale tombait sur cette chaise et sur cette poupée et les tenait dans un cylindre de poudre dorée : l’obscénité même.

Je suis passé par la cabine de régie, dans laquelle une porte étroite ouvrait sur la passerelle et sur les cintres, à sept mètres du sol. Je me suis aventuré sur la poutrelle centrale, lentement, en essayant de ne pas céder au vide. Je me rapprochais à pas lents de Riri, qui me tournait le dos, accroupi sur une poutrelle plus étroite. J’avais le vertige, mais j’étais surtout furieux. Cette poupée blonde après tout le reste c’était la touche en trop. J’ai appelé Riri. Il s’est redressé et m’a adressé un sourire plein d’amitié. Au même moment, le pied m’a manqué. Le temps de me voir tomber, j’avais déjà retrouvé mon aplomb, ceinturé par la forte main de Riri.

Ce n’était pas difficile de comprendre qu’il m’avait sauvé la vie. Sa moustache le desservait, mais son courage de régisseur et sa souplesse d’ancien danseur de chez Béjart l’avaient jeté au milieu des cintres pour me rattraper.

– Riri… Merci…

– De rien, fieu. Je continue mon fignolage. Ne reste pas là. Faut être habitué. Va prendre une bière dans mon bureau. Tiens, je te passe une clé.

En avançant dans les sombres couloirs du théâtre de l’Œil, je me rendais compte à quel point ces quelques semaines m’avaient accablé. Mes jambes tremblaient sur leurs assises.

Je n’ai pas eu besoin de la clé. La porte du bureau était entrebâillée.

Une grosse femme bien habillée farfouillait dans un cabas plein à craquer. On aurait dit une cambrioleuse déjà chargée de son butin. Ses longs cheveux acajou pendaient dans le vide, flasques comme un gibier mort. Elle m’a entendu entrer, a tourné la tête. Sans se laisser troubler, elle a sorti de son cabas un épais parallélépipède que j’ai reconnu pour une boîte à tartines. Elle l’a posé sur le sous-main de Riri, où d’innombrables canettes avaient dessiné un champ de cercles striés. Puis elle m’a fait face.

Je lui ai dit mon nom.

Elle m’a dit le sien, en précisant qu’elle était la femme de Maurice. J’avais entendu dire que Riri était marié, mais je n’avais aucune idée précise du genre de femme qu’épousent les amateurs de petites filles. A présent je savais.

– J’amène les tartines de Maurice. Comme il travaille jusqu’à pas d’heure…

Il n’y avait pas à se tromper sur son regard. J’étais le type à cause de qui Riri rentrait au milieu de la nuit, parce qu’il devait se coltiner un éclairage compliqué.

Je lui ai que son mari était un type formidable.

Elle m’a répondu qu’elle s’appelait Rosala.

Elle a balayé le bureau du regard pour vérifier qu’elle n’oubliait rien et est passée devant moi sans un mot inutile. Elle a refermé la porte en douceur.

Il me semblait que j’avais faim mais quand même pas au point de taper dans les tartines de mon sauveur. J’ai pris une bière dans le frigo et j’ai attendu.

Je me demandais quelle attitude j’adopterais le lendemain matin quand la femme de chambre portugaise apporterait le petit-déjeuner.

J’étais décidé à régler ma note dès ce soir-là et à chercher un autre hôtel.

Puis j’ai pensé à la complexité d’âme de Riri, cet époux décati doublé d’un fiancé inconsolable et d’un héros.

J’essayais aussi de penser au spectacle de la Dernière Cène, mais là, l’imagination me manquait et j’ai préféré renoncer.

Je me suis endormi. Je me suis réveillé.

Entre les cils je voyais une forme bouger avec une légèreté de rêve. Elle jaillissait de la porte, rebondissait sur le plancher, faisait une fausse sortie par la fenêtre, revenait au ralenti vers l’espace entre deux armoires, attirait à elle un fauteuil.

C’était une chorégraphie à un seul personnage.

Au bruit du fauteuil traîné sur le plancher, j’ai rouvert les yeux.

Riri venait de s’installer dans son rocking-chair, une canette à la main.

– Riri…

J’avais appelé d’une voix rauque. Il s’est retourné en souriant.

– Ça va, fieu ? On a eu chaud, hein ?

– Oui. Très chaud.

Maintenant qu’il était devenu mon ami, je me sentais encore plus embarrassé par tout ce que je savais de lui. Il me semblait en tout cas que le mieux était de creuser cette histoire jusqu’à ce que je passe de l’autre côté, en pleine lumière.

– Riri. Comment c’est arrivé, pour ta petite fiancée ? Je veux dire. Comment tu l’as perdue ?

– Comme on perd les petites filles, quand on est un homme. Elle est devenue grande. Elle est partie… Et moi, fieu, j’ai arrêté de danser.

– Et puis ?

– Je me suis marié une première fois. Mais régisseur c’est un métier où on est absent vingt heures par jour. Ma femme s’est barrée avec son professeur de tai-chi.

– Et la petite fille ? Comment tu as su ce qu’elle était devenue ?

– Fieu, je ne le savais pas. Jusqu’il y a trois ans. J’étais chez H&M. Je vais au rayon casquettes. J’aime bien les casquettes. Je passe devant une vendeuse. Je ne la regarde pas. J’entends qu’elle me parle. J’enregistre au ralenti. Tu sais ce qu’elle disait ? « Bonjour Riri. » Une voix toute douce. « Bonjour Riri. » C’était elle.

– Elle ?

– Elle m’avait reconnu tout de suite. Fieu, après trente ans ! Et depuis lors, on ne s’est plus quitté.

– Comment, plus quitté ?

– Tu ne crois pas qu’on avait perdu assez de temps comme ça ? Trente ans ! On s’est marié tout de suite.

– Mon vieux Maurice…

– Quoi ? Qu’est-ce qui y a, fieu ? Pourquoi tu m’embrasses ?

– La petite fille, c’était Rosala ?

– Tu la connais ?

– Elle est passée tout à l’heure pour t’apporter tes sandwiches.

– Fieu, c’est une perle.

***

En fin de compte, je suis resté à l’hôtel Acropole et j’ai eu avec la femme de chambre portugaise une sorte de liaison qui a duré quinze jours – jusqu’à la création du spectacle. Quand je dis quinze jours je devrais dire soixante minutes, car c’est tout le temps que nous avons eu ensemble, à raison de quatre minutes par jour. Au théâtre les choses se sont passées mieux que je n’espérais ; la première a eu lieu et les comédiens se sont donnés à fond pour faire rendre à La Dernière Cène toute sa lumière biblique.

Et d’un seul coup, ça a été fini. Mon long séjour somnolent à Bruxelles prenait fin. J’allais pouvoir rentrer chez moi, car après tout, moi aussi j’avais un chez moi. Moi aussi, j’avais une petite fille dans ma vie, que je ne voyais pas grandir et qui à force d’absence finirait par oublier son papa.

Aussitôt après la fin du spectacle et le salut des comédiens, je me suis faufilé dans les coulisses et les couloirs. Une bière, puis une longue marche dans la pluie froide, c’est tout ce qu’il me fallait pour le dernier soir. La porte était fermée et j’ai ouvert avec la clé de Riri.

Il me tournait le dos. Il tenait par la taille sa poupée blonde et il était en train de lisser patiemment sa robe de Gitane. Une fois remise en état de décence, elle est restée un instant suspendue dans les airs, au bout de l’énorme main déformée. Puis Riri l’a assise doucement dans le fauteuil. Il a ébouriffé ses cheveux blonds. J’ai fait un pas en arrière et j’ai commencé à refermer la porte. Riri s’était agenouillé et posait sur la joue en plastique un tendre, un long baiser.

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