Qu’aurait répondu James Ensor, si on l’avait sommé de définir à quelle communauté il appartenait ? Un détail de son Entrée du Christ à Bruxelles orne le dernier recueil de nouvelles d’Yves Wellens, qui de toute évidence est de la famille artistique – non limitative – du maître ostendais. Peut-être se souvient-on d’une évocation de Tintin à Jérusalem, au détour d’une page de Pierre Mertens. Chez le peintre comme chez les deux écrivains, la création s’apparente à une anamorphose dont les apparences du réel belgicain ne sortent pas indemnes.

Dans ce jeu de miroirs qu’est l’art entre le réel et son double, certains jeux de doubles éclairent singulièrement le miroir, non sans quelque ricanement de squelette ensorien. C’est l’art d’Yves Wellens, dans son D’outre-Belgique, de démultiplier les reflets de la mascarade offerte par ce palais des glaces qu’est un pays lui-même dédoublé.

Le signataire de ces lignes s’y trouve mis en scène sur près de deux pages, comme repéré parmi la foule en grimaçante liesse de la couverture. C’est un redoutable honneur de figurer dans le musée de cire des personnages de fiction, tant sont opaques les brouillards qui enveloppent désormais la frontière entre monde réel et représentations. Dans La religion des faits, titre d’une de ses nouvelles, Wellens brosse donc le portrait d’une créature imaginaire portant mon nom, se risquant en outre à l’assortir de la figure explicitement mythique dont j’ai coutume d’user comme d’un alter ego. L’auteur lui-même a recours au dédoublement, le personnage présenté sous son nom répondant à la voix médiumnique d’un insolite Van Cutsem, son patronyme véritable. Pour qui, de nos jours, daigne encore lire un travail littéraire de première envergure, il saute aux yeux que de tels procédés (coutumiers d’un Vincent Engel, éditeur de ce livre) n’ont rien du gratuit jeu formel, ces artifices esthétiques obéissant à des intentions éthiques, voire politiques.

L’auteur se dit avec effroi qu’il ne disposait plus de son texte. Ces quelques mots, banals en soi, prennent un saisissant relief si l’on décrypte ce texte dans le texte évanoui comme la métaphore d’une Parole séquestrée, dans un contexte où le Narrateur endosserait l’identité d’un être collectif, lui-même double, soudain privé de toute substance qui relie. Car c’est bien la disparition d’un pays qui est au cœur du livre, comme du texte mystérieusement dérobé. Ce n’est pas sans raison que se trouve évoquée La lettre volée d’Edgar Poe ! Mais la mémoire vient à son secours, lui faisant retrouver par bribes un message avalé par des sables sans pitié.

L’on a presque scrupule à oser encore de telles interprétations, dans un désert où tombent en poussière les plus élémentaires notions d’autrefois. Faisons donc violence à ces temps de misère, et lançons un autre vocable disparu du champ de l’intelligence critique, au risque d’être condamné pour barbarisme. Jadis, n’allait-il pas de soi pour la littérature de s’assigner une ambition gnoséologiqueï À savoir, par-delà toutes fonctions d’ornement et de divertissement : un souci d’accroître nos connaissances. Au sens large, et par son pouvoir d’invention spécifique, l’œuvre littéraire – telle qu’envisagée par Wellens – permet d’éclairer certaines strates occultées du réel auxquelles n’accède pas le langage de l’information. D’outre-Belgique nous invite à découvrir l’image radiographique d’un organisme handicapé que nous croyons connaître – celui de la Belgique – en son inquiétante silhouette essentielle, une fois dépouillé des atours que lui prêtent les regards hostiles ou compassionnels. On le sait : les monstres ne sont pas plus rares chez les êtres que chez les États. La chose est entendue depuis longtemps par la grande famille des nations : cette formation hybride, passablement difforme de naissance, qu’est tout État moderne, en notre cas signale une infirmité qui s’apparente à celle des jumeaux siamois. Sur le négatif radio d’un squelette promis à d’incertaines dissections, l’œil du praticien diagnostique une incurable scoliose tout au long de la colonne vertébrale, à l’heure où se pose la question clinique d’une séparation d’entités jusque-là fédérées. Encore faut-il voir la partie centrale – toujours couronnée – de l’organe cérébral commun, sommée de se scinder selon les vœux exclusifs de la moitié du monstre à deux têtes revendiquant l’essentiel du portefeuille. Ce qui a tout du putsch, qu’aucune instance n’est autorisée à déclarer tel. Wellens fait œuvre visionnaire, non tant d’imaginer les séquelles post-opératoires du désossage, qu’en détaillant au stylet mille symptômes avant-coureurs d’un sujet voyant s’approcher de lui le couteau d’un post-moderne Frankenstein. Et chaque page vous glace d’un rire drolatique ! Ne devance-t-elle pas la récente idée, formulée par tel Ministre-président, d’une « révolution copernicienne » qui ferait graviter la couronne autour des deux têtes ? Le fantôme d’Ensor doit s’en esclaffer… Si l’on suivait pareil « principe de subsidiarité », nous murmure-t-il, on verrait bientôt la Commission européenne dépendre du pouvoir décisionnel de chaque région, voire obéir à la loi des communes. Chacune d’elles, en effet, ne peut-elle pas prétendre constituer l’Exécutif du Vieux Continent, puisque « du point de vue historique » avancé comme argument, la création des communes précède sans aucun doute celle de l’Europe ?

C’est la qualité majeure d’un auteur d’ouvrir à l’imagination de son lecteur la voie menant à observer les fantasmagories mêmes du réel, telles qu’elles se déploient avec le plus grand sérieux sous les parures officielles. Sait-on qui souhaite emporter ou conserver quoi de ces dépeçages ? Les jeux de masques s’éparpillent dans un labyrinthe où l’ironie seule permet de retrouver l’écho de nos plus intimes vertiges. Tout permet en effet de supputer que certains se voient déjà demain la face éclairée du miroir, laissant aux autres leur destin fracassé. Quand bien même cette répartition serait asymétrique (l’état de la colonne vertébrale en atteste) et ne suivrait pas strictement les pointillés de la frontière linguistique. C’est l’intranquille opération mentale à laquelle se livre Wellens, de repérer les contorsions d’une telle scoliose institutionnelle. Et d’en analyser les émanations psychotiques. Telles pathologies conjoncturelles, dont il rend compte, n’épousent-elles pas les courbes de difformités structurelles ? Tels membres dédoublés, telles vertèbres, se rattachent-ils à telle partie de la moelle épinière commune ? Qu’en est-il du mystère par quoi les deux systèmes occipitaux fonctionnèrent de manière unitaire, même si l’un prit toujours l’ascendant sur l’autre – à tour de rôles ? Et l’un des organismes pourra-t-il vraiment vivre sans son double, une fois délesté de ce qu’il avait cru pouvoir désigner comme son poids mort ? Surtout : l’irréversible décision de trancher dans le vif, une fois prise : quelle instance impartiale et arbitrale – non partisane – en aurait-elle vraiment fait le choix, dès lors qu’en leur sensibilité profonde la majorité des cellules ressentiront toujours l’appartenance à un monstrueux corps haï, mais uni ? Toutes les nouvelles de Wellens prédisent la douleur fantomale d’un corps ayant sacrifié les désagréments de l’amputation au désir d’être relooké. C’est ici que le regard de l’écrivain transcende les contingences politiques, où chaque instance n’a parlé que pour elle-même, selon une méthode éprouvée : concessions minimales aux faits et refus maximal des évidences. Ici, aussi, qu’en tant que (double) personnage fictif, je m’autorise à préciser le point de vue que me prête l’auteur dans son récit. Ne m’y attribue-t-il pas l’origine de ses déboires ? En effet, au jeu de dominos des dominés et des dominants, n’y ai-je pas incité à regarder du côté de la pièce initiale ? Toute mon œuvre en fait foi, dont Yves Wellens résume les contours en faisant plonger ses racines dans une enfance africaine : Anatole Atlas autant que moi-même sommes bien les derniers des Belges à qui pourrait être imputée une quelconque sympathie pour l’institution Belgique, et pour tout ce qu’elle traîne de remugles monarchiques. Et pourtant ! Comment ne pas insister sur la question de savoir quelle instance occipitale présiderait, en y trouvant profit, à une opération qui, scindant les chairs, aurait pour effet de laisser vacante de couronne sa région capitale ? Les mêmes ricanements de squelettes s’autorisent à y répondre, non sans rimer avec le slogan vive la sociale ! apposé par Ensor sur la banderole qui traverse le cortège de son Entrée du Christ à Bruxelles : un empire mondial.

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