Doux seigneur des ombres

Kenan Görgün,

Jeux de mains, jeux de vilains.

Jeux de mains sous l’œil du divin.

Il y a en toi quelque chose de plus grand que le pain et le vin.

T’avais les mains vides alors de quoi tu te plains ?

 

C’est comme ça que ça a commencé.

Avec un mec qui n’en avait plus pour longtemps. Un de plus. Ça se voyait à sa tronche, à sa dégaine. Sa peau suintait. Sa peau avait changé de couleur. Des teintes chimiques avaient remplacé la couleur de la santé. Dans sa cage thoracique, il n’avait plus des poumons mais des pots d’échappement. Il claudiquait, aussi. Ses muscles devaient avoir fondu en partie. Certains meurent en quelques heures, d’autres comptent les jours mais rarement les semaines.

Ce soir-là, dans la grande décharge au bord de la ville, tu crames les mauvaises nouvelles du jour dans un tonneau de cuivre. Tu te réchauffes les mains parce qu’elles ont bien bossé. Elles ont retourné des tonnes de restes et planqué ce qu’il en reste. Le printemps se fait attendre, cette année, comme on a attendu l’hiver pour rien. Avec la chaleur, ça va disparaître tout seul, qu’ils ont dit. Pour ne pas trop se mouiller, ils ont aussi dit : « Probablement, du moins on a bon espoir… » Mais tu n’as jamais considéré l’espoir comme un contrat avec l’avenir ; juste un moyen d’y aller sur des jambes de bois.

Ce mec-là avait dû te garder à l’œil. Il devait savoir que tu avais fait bonne pioche. Il voulait faire main basse sur ta besace. Il t’attaque par-derrière et c’est comme ça que ça commence. Avant même de flipper parce que le type va te contaminer, tu penses à ta bouffe et aux godasses pas trop amochées qui devraient te faire une belle jambe jusqu’en novembre.

Il te saisit par surprise et ça lui donne l’avantage au début.

Mais ton corps et ta mémoire sont marqués par les violences. Très vite, tes mains travaillent ton agresseur comme une plaque de tôle ondulée, de la tête aux pieds. Parce qu’en chaque homme que tu corriges tu finis par voir ton père, tu refermes les mains autour de sa gorge… Et c’est là que ça commence vraiment, que ça se produit, sous tes yeux et les siens, à mesure que c’est en train d’arriver… Qu’en temps réel pour ainsi dire, tu l’étrangles et qu’au lieu de mourir, le mec ressuscite. Le mec re-ssu-scite. À deux doigts d’être foudroyé par le mal invisible comme des dizaines de milliers dans tout le pays en moins d’un mois, le mec reprend des couleurs. Sa respiration de dinosaure s’adoucit. Tu peux l’entendre et le voir : son souffle ne se cogne plus contre ses côtes ; son buste ne se soulève plus comme le terrier d’une taupe. Tout ça devient plus fluide, plus apaisé, et jusque dans ses yeux qui ne te quittent pas, un éclat plus vif revient dans ses pupilles. Ton agresseur a les yeux verts. Ton agresseur a les yeux baignés de larmes.

T’es tellement flippé par la transformation que tu retires tes mains de sa gorge comme si tu avais empoigné du feu. Sa maladie ne t’a pas fait peur. Mais la disparition brutale de cette maladie ? Un truc à te faire chier mou. Tu recules. Il approche. Tu dis « Casse-toi ! » Il dit « C’est incroyable ! », les paumes en l’air, l’air aussi perdu que toi. Merci, merci, merci ! Tu ne sais plus combien de fois le mec te remercie de l’avoir guéri. Rien que ce mot dans sa bouche ! Mais tu devineras vite combien de fois il va raconter son histoire dès qu’il s’est fait la malle sur des jambes qui tremblaient encore il y a deux minutes.

*

Il faut se laver les mains, qu’ils ont dit. Tout le monde s’est mis à parler comme on parle aux enfants si on n’est pas occupés à les détruire : il faut bien se laver les mains, avec du bon savon, bien frotter entre les doigts, bien frotter les ongles et le dos des mains, la paume des mains, ne rien oublier, ne rien négliger, la négligence est mère des catastrophes, et quinze fois par jour, recommencer le rituel d’hygiène devenue la nouvelle prière des incroyants. Respectez ces mesures de sécurité, il en va de la survie de tous. Le mal est invisible et la solidarité est notre meilleure alliée… Du matin au soir, ce message martelé en ligne, à la télé, à la radio, dans les haut-parleurs publics. Solidarité ? Responsabilité collective ? Ça revenait à enseigner d’un seul coup les 26 lettres de l’alphabet à un enfant qui ignore le B.A.-BA du langage. Là où tu vis, le mal est fait et il est visible et la solidarité n’est jamais un moyen de parvenir à ses fins. Là où tu vis, on n’a pas les mains propres, on n’a plus l’espoir qu’elles le soient, on ne saurait même pas quoi en faire. Avoir tes deux mains, avec cinq doigts à chaque main, fera tôt ou tard la différence entre celui qui survit et celui qui succombe, et c’est tout ce que tu as besoin de savoir. Spéléologue de la date de péremption, premier de cordée de l’emballage intact, tu arpentes ces montagnes hallucinées au bord du monde. 2020 : l’odyssée de la crasse.

*

C’est comme ça que ça a commencé : quand, au milieu de la nuit, une horde de malades s’est pointée à la décharge et s’est mise à te tourner autour sans t’approcher ou te déranger, juste te supplier, par le regard et l’attitude, de recommencer pour eux… Tu as examiné tes mains, tu ne faisais plus que ça depuis que le premier malade s’était tiré. Ces mains qui n’avaient pas su te défendre contre les mains plus lourdes de ton père, contre sa main d’acier dans un gant de fer, tu les as posées sur un premier visiteur. Puis sur un second. Puis un troisième. Toute la nuit, tes mains se posent sur des gorges, des tempes, des épaules. À chaque fois, le changement est radical. D’abord flippant, ça devient un tour de magie qui se joue en direct sous nos yeux, sans trucages… Ta priorité va à un premier cercle : tes frères et sœurs de la grande décharge, aussi sales et amochés que toi. Pour eux, tu ne comptes pas tes efforts. Tu arraches leur virus à pleines mains. Tu les rends à leur vie de misère et même de ça ils te remercient.

Tu ne sais pas comment ce phénomène est possible ni pourquoi il t’a désigné. Tu ne te poses pas trop de questions, pas encore. Mais au bout de 48 heures de guérison, tu délimites la seule chose importante à piger sur ce qui se passe entre tes mains et la maladie : tu le comprends à tes courbatures, à tes éternuements, à la toux qui t’arrache la gueule alors que tu n’as jamais fumé… Et à la fièvre qui fait son nid. Pas brûlante, pas tout de suite, mais c’est là.

L’équation est simple : tu prends en toi la maladie de ceux que tu guéris.

Pourquoi tu fais ça ? Tu sais comment ça risque de finir, ce compte à rebours. Peut-être bien… Mais ce que tu sais aussi, c’est que, face au fléau, les gouvernements sont en train de passer la main, les hôpitaux baissent les bras, les assurances menacent de jeter l’éponge. Même ceux qui ont du fric à gogo n’ont pas la garantie qu’ils vont guérir mais seulement retarder l’échéance. Alors tu continues. Tu donnes la guérison, tu prends la maladie. Tu le fais sans répit. Tu te reposes après avoir par vingt fois vaincu la mort. Tu manges, tu bois, tu dors un peu, puis tu tends les mains. C’est la première fois de ta vie que tu donnes autant. Non, c’est encore plus fou : tu prends en donnant, tu donnes en prenant, ça se fait dans le même geste, ça ne va pas l’un sans l’autre et tu n’as jamais connu d’expérience aussi forte.

Pourquoi tu le fais ? Parce que c’est juste trop extraordinaire pour ne pas être fait.

*

Ta réputation voyage là où tu ne mettras jamais les pieds. Dans les racontars et les médias, on te donne des surnoms. Tu deviens le mandarin des caniveaux. Tu deviens le doux seigneur des ombres. La grande déchetterie devient un lieu de pèlerinage. Des légions marchent vers ton refuge d’immondices. On te propose de t’installer plus confortablement. Tu refuses et on ne te fera pas changer d’avis. Qui veut avoir la vie sauve devra venir en ces lieux, s’y confronter au reflet renversé de son monde de chimères. C’est comme ça que ça va se passer. Le premier cercle est suivi d’un second, celui des gens qui se sont lavé les mains avec du savon, qui ont tout fait comme on leur a dit de faire et qui continuent pourtant à mourir en quarantaine chez eux ou sur un lit d’hôpital solitaire perdu dans des couloirs qui puent la mort et l’éther.

Certains insistent pour te payer. Tu n’as plus l’usage du fric depuis si longtemps que ça ne t’avait pas traversé l’esprit. Tu ignores le prix des choses. Comment fixer un tarif pour un tour de magie auquel tu ne comprends rien ? Alors tu acceptes ce qu’on te donne. Et ça change un peu la donne : ceux qui ont les moyens te font savoir qu’ils sont prêts à payer du lourd pour prendre leur place en tête de liste. Des hommes d’affaires, des politiques, des aristos, des people. Des convois secrets sont organisés pour les amener à toi, leurs fortunes plein les bras pour que tu poses sur eux ces mains qu’en temps normal ils auraient fui comme la peste. Avant d’imposer tes mains, tu leur imposes une condition : non seulement ils vont attendre, comme tout le monde, mais ils vont abandonner leurs grosses bagnoles loin de la déchetterie, se défroquer à l’entrée de la décharge et venir à toi à poil comme au premier jour, quand rien ne les différenciait des autres. À votre avis, combien ont dit non ?

*

Comment ça se fait que tu sois encore en vie ? Est-ce que ta résistance au mal tiendrait aussi du miracle ? Tu penses à ton père. Tu dis, sans le dire, ta vérité à toi : depuis tout gamin, on t’a sacrément bien préparé à encaisser. Ton système immunitaire doit être un genre de forteresse. Mais la forteresse est infestée, elle devient inhabitable. Le virus ronge les murs, les portes et les plinthes. Tu as une espèce de cour, maintenant, des gens dévoués à ta protection, parce que tu es de plus en plus fragile. Parfois, la fièvre est tellement forte que tu as des accès de délire. D’ailleurs, quand la nouvelle te parvient, tu crois d’abord à un cauchemar éveillé : à l’autre bout du pays, un homme est cloué au lit, incapable de se déplacer ; celle qui te le fait savoir, tu ne la connais pas ; mais tu sais que c’est juste une pauvre femme qui n’a jamais souhaité le malheur de personne, ni de ta mère ni le tien… Ton père. Ton père est mourant. Seul avec toi-même, tu contemples tes mains. Pour la première fois, tu comptes tes forces.

Avec l’argent des dons, tu vas au supermarché. Même ces rayons à moitié vides, c’est plus de bouffe que tout ce que tu as vu au même endroit. Tu récupères une voiture d’occasion, tu jettes tes achats dans le coffre et tu démarres. Tu vas traverser le pays, c’est ça le programme, et tu es incapable de voir plus loin que les panneaux d’indication. Tu ne sais pas pourquoi tu prends la route, ni ce que tu feras face à ton père. Tu veux quoi ? Le sauver ? Le voir mourir ?

Cette incertitude, tu la retrouves dans les lieux par où tu passes.

L’incertitude, le dérèglement, parfois le chaos, plus souvent la désolation.

Les points d’interrogation sont devenus des faucilles et ils saignent le pays.

Avant d’arrêter le moteur, tu te le jures : tu ne vas pas pleurer devant lui. Tu vas rester ferme, tu vas rester droit, pas pleurer devant lui. Mais voilà qu’il te prend dans ses bras !, cet homme qui n’est déjà presque plus là. Par réflexe, tu te contractes comme si tu allais te faire tanner. Tu ressens la douleur des coups d’il y a longtemps comme s’ils te frappaient maintenant. Et c’est comme ça que tu comprends pourquoi tu es là : lui sauver la vie pour qu’il te voie mourir, toi.

Une dernière fois : donner en prenant, prendre en donnant. Que jusqu’à son dernier souffle, ce moment soit un cauchemar éveillé qui le poursuit ; une fièvre qui ne retombe plus.

Tu poses les mains sur les épaules de ton père, puis tu les glisses autour de son cou. Pendant un instant, tu le vois à ses yeux, il prend peur. Et tu lui donnes raison. Quelle ironie : même si tu le voulais, tu ne réussirais pas à lui ôter la vie, mais seulement à la lui rendre.

Quand la guérison s’enclenche, tes forces chutent d’un coup. Tu vacilles. Tu puises dans le fond du fond pour extirper sa maladie et l’ingérer comme un poison. Pour tenir jusqu’au bout, tu l’attires contre toi et tu te cramponnes. Et le miracle opère.

L’étreinte de ton père gagne en vigueur au fur et à mesure que tu t’y abandonnes.

Mais alors… il se produit un autre miracle. Ta colère disparaît. Dans les bras de l’homme que tu as détesté toute ta vie mais que tu aimes sauver de la mort, il n’y a plus de haine.

Et c’est comme ça que ça finit pour toi.

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