Il est l’heure venue de dévêtir le Temps…

Hubert Juin, Les Guerriers du Chalco

2002. Donc, ce siècle a deux ans et moi, pauvre de moi, j’ai l’âge de mes tourmentes – des décennies de rêves et de désirs pétrifiés, des tombereaux et des tombereaux de littérature mal équarrie. J’ai l’âge des livres que plus personne ne lit, des pages fulgurantes que plus personne ne parcourt, des vers suaves et bruissants que plus personne ne récite, des strophes aériennes que plus personne ne chante.

Nous nous sommes si mal compris, mon siècle et moi. L’un de nous s’est trompé, l’un est arrivé trop tôt ou trop tard. À trop vécu ou pas assez. À trop faussé le jeu. L’un de nous a triché, j’en suis désormais sûr et certain.

Est-ce un hasard si je suis là, rue Saint-Martin, prêt à dévêtir le Temps, à remettre à l’heure les pendules de mes souvenirs ?

C’était il y a tout juste dix-sept ans et c’était comme si toutes ces années venaient d’être abolies en une seule seconde : le vent hivernal est le même. Et l’odeur tenace de crêpe chaude qui flotte dans les airs. Et le bruit de mes semelles sur le pavé parisien. Et j’ai les mêmes lubies dans la tête.

D’un siècle à l’autre, rien, presque rien n’a changé.

1985-2002. C’est toujours le même héros qu’on célèbre.

Hier, le glorieux centenaire de sa mort. Aujourd’hui, le tout aussi glorieux bicentenaire de sa naissance. L’existence à rebours. Mourir et naître comme le Dieu sauveur.

Dans l’insondable arithmétique de l’Histoire, on ne compte pas : on honore, on vénère, on encense, on déifie. Et le Temps, rue Saint-Martin ou ailleurs, n’est plus qu’un lamentable fantôme en guenilles.

Lequel fantôme, au seuil du 113, sort soudain de sa boîte de Pandore : grosses lunettes à verres fumés, chemise blanche à rayures bleues, col ouvert, chandail brun acajou, pantalon de velours côtelé vert bouteille. Un timide sourire aux lèvres. Et un gros livre bourré de signets dans la main gauche. Sur la couverture, le titre est bien lisible : Choses vues.

J’écarquille les yeux.

Impossible de ne pas écarquiller les yeux, de ne pas rester cloué sur place, le souffle coupé, prêt à défaillir. Impossible.

Ou alors je ne me trouve pas rue Saint-Martin à Paris : je suis une parabole borgésienne et il y a dans mes grands yeux écarquillés toutes les chimères de Babel. Impossible.

Que mon fantôme à lunettes me tende la main. Qu’il serre fermement la mienne qui s’est mise à trembler. Me demande d’une voix un peu rauque comment je vais depuis notre dernière rencontre, ici même, et comment va le monde depuis 1987, l’année où il a jugé bon de s’en évader.

Ce qu’il fait pourtant.

Mort-vivant de ma mémoire : son nom est Loescher. Natif d’Athus, au fin fond de la Gaume, entre Lorraine et Germanie. Dont le double et les multiples doublures sont devenus Juin sur le calendrier des Lettres. Hugolien, hugotiste, hugophile, hugophage, hugolâtre, hugographe, hugofou.

Et qu’un jeune zigue, chercheur de son état, brillant et plein de morgue, vient d’éreinter.

Le lui dire ? Lui dire que les trois tomes de sa biographie sur le Monstre Sacré ont été qualifiés de cocasses ? Qu’ils formeraient, bêtement, une chronologie mise en phrases ?… Il paraît que vous les auriez écrits le nez rivé dessus… Vous savez, quand j’ai lu ça, je n’ai pas pu m’empêcher de bondir et de pousser un cri d’indignation.

Non, ce serait moche. De toute façon, j’ai la gorge nouée et aucun son n’est encore sorti de mes lèvres.

Mais voilà qu’il m’en parle lui-même, l’air de ne pas trop s’en faire. Tout juste pour me rappeler que les morts ont toujours bon dos, que leur seul tort consiste justement d’être partis avant les autres, forcés par le Destin.

— J’ai pensé que vous pourriez faire quelque chose, vous charger de mon droit de réponse… un droit de réponse post mortem, si j’ose dire. J’y vois au moins quatre excellentes raisons. La première : vous avez consacré à l’époque un bel et vibrant article sur ma biographie de Victor Hugo, et je crois qu’il était des plus sincères. La deuxième : vous avez bien connu Gérard Prévôt en compagnie duquel je suis monté autrefois à Paris et qui a été un de mes amis les plus turbulents. La troisième : vous avez été mon successeur à la direction de la collection « Fins de siècles » que j’ai créée chez 10-18. La quatrième : il vous arrive de collaborer à la revue Marginales où j’ai moi-même régulièrement donné des poèmes et des textes critiques.

Il s’interrompt un instant, hoche la tête et ajoute, le visage éclairé par un large sourire :

— Et puis, il y a la littérature fantastique. Cela a toujours été un de mes grands chevaux de bataille et c’est aussi le vôtre…

À peine a-t-il prononcé ces dernières phrases que je reçois brusquement un coup de coude dans la hanche. Le temps de me retourner puis de voir filer derrière moi un gamin coiffé d’un bonnet de laine rouge et chaussé d’énormes patins à roulettes, mon fantôme a disparu. Et je reste là, médusé, fixant une porte cochère close – une porte que j’avais franchie avec joie dix-sept ans plus tôt et qui, à cet instant précis, me fait terriblement peur.

De très longues minutes plus tard, je traverse la Seine et me dirige vers le Panthéon.

Des tas de mots se bousculent dans mon esprit, tracent vaille que vaille l’ébauche d’un texte que je me sens obligé d’écrire.

Ce texte, en guise de droit de réponse post mortem, c’est tout simplement celui-ci.

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