La bête et le géant

Otto Ganz,

Ah ! J’en ai trop pris : Mais, cher Satan, je Vous en conjure, une prunelle moins irritée !

Rimbaud, Une saison en enfer

Pour Caroline Lamarche, Luce Wilquin, Égée

De cette balustrade d’où je domine ce que le monde laisse voir de sa peau, le frémissement des hommes ne m’émeut plus… le fracas de ces insectes dérangeants, assourdi par la distance et les mouvements de foules, m’est indifférent… Longtemps, j’ai observé leurs agissements, longtemps… j’ai pris part au monde des hommes par ma seule observation. Mais leurs jeux m’ont lassée… aussi vite que met cet adverbe à prendre sens pour un être au cœur de pierre.

Plusieurs millions d’années, je suis restée cachée aux yeux de tous… j’étais si profondément enfouie que j’ai assisté aux bouillonnements des roches magmatiques, et sans doute suis-je venue de ces roches, lorsqu’une éructation brûlante et pestilentielle m’a projetée vers d’autres strates… La compression m’a façonnée informe, m’a intégrée au banc… puis je me suis dissoute, j’ai été érodée, je suis partie en autant de consciences que de fragments… J’ai été mangée en même temps que les aliments que j’ai touchés, j’ai été ingérée, dispersée, anéantie. Pour entamer un second cycle, ma conscience s’est éparpillée en nébuleuse : je suis devenue coquillage ou corail… calcaire… ensuite la compression a repris. C’était après une autre éructation du cœur de la terre. La mer s’est retirée, les plaques se sont enfoncées, mais j’étais toujours là. J’étais là et autre à la fois, disséminée, multipliée, granuleuse. Puis plus rien n’est venu perturber la masse d’identité uniforme que j’étais devenue. Les siècles se sont déroulés ainsi que des pelotes serrées entre les pattes d’un chat, mais le temps ne passait pas… sans repère, pas de durée…

J’étais et n’étais pas… tout et rien à la fois… sinon la plus profonde des couches enfouies. Les coups d’escoutes parallèles m’ont dégagée, les coins de fers, désolidarisée. On m’a basculée, déplacée, transportée et j’ai perdu conscience de la masse. J’ai acquis une conscience propre, proprement informe… Les gestes du ciseau m’ont fait naître telle que je suis désormais… crochue, effrayante… immonde bête aux formes d’écailles et de pointes. Un monstre… un monstre infirme, voici telle que j’ai été apprêtée, peut-être mes origines se laissaient-elles par trop deviner sur ma peau avant que toute forme ne m’ait été donnée ?

On m’a posée à l’extérieur de l’édifice, je ne suis pourtant pas censée en garder l’entrée… cette demeure-là sent trop bien l’encens pour que l’odeur de souffre de l’outil sur mon corps y trouve bon accueil… Je ne cherche pas à m’introduire dans cette usine des âmes naïves, pas plus que je n’en garde l’accès. Prenant sur cette balustrade un appui solide, condamnée à rester ici… Les ailes dont on m’a affublée ne supporteraient de toute façon pas ma charge.

Longtemps, les remous des hommes ont attiré mon attention. Les stridences que produisent leurs orchestres, les hurlements de leurs marchés et représentations théâtrales, l’imbécillité de leurs lois et de leurs règles religieuses… Un insecte pathétique, c’est la seule image qu’il m’a été donné de construire à la vue de leurs soubresauts. J’ai observé les hommes, n’ayant d’autre choix et malgré tout intriguée, tentant d’associer les scènes aux cris, cherchant de mes aveugles yeux l’origine de ces manifestations.

J’ai vu de grandes choses venir de haut, des éclairs assourdissants, des orages, des nuées roulantes et sourdes, mais d’en bas… D’en bas, rien de bon n’a pu s’élever très haut. J’ai vu des foires, des kermesses, des jeux, de paumes et de talons, de tête ou d’organes reproducteurs, des jeux d’ombres également, lorsque la masse des fidèles se presse dès le lever du soleil sur le parvis de la cathédrale. Le brouhaha entourait tout cela. J’ai entendu des hommes haranguer, d’autres huer, crier, pleurer ou psalmodier. J’ai observé le silence qui gagnait la place lorsque, après de torves et hurlantes minutes, les insectes se dispersaient, laissant le bûcher finir de noircir les restes ligotés à son sommet. J’ai vu la cohue, et la dérision d’un culte chassant l’autre, d’un dieu mis au placard pour un autre, tout aussi trompeur et immunisé contre la pitié.

Ma posture de pierre m’a contraint à ne pas détourner les yeux, à ne pas obturer mes oreilles, à humer l’air chargé d’odeurs qui s’introduisait dans mes narines sans frémissement. Mais tout ceci m’a atteint. En témoignent les impacts dont s’est couverte ma peau. Je porte inscrite, sur chacune de mes écailles, une partie de l’histoire à laquelle j’assiste. Mon aspect provoquant la répulsion, mon inutile mémoire est là, à portée de qui voudra la lire… personne ne s’aventurerait à cela. Un seul a osé. Longtemps, il a interrogé ma peau, et je l’ai laissé faire. Il a patiemment retranscrit le récit de mon corps, attentif à ma granulation et aux traces d’outils effacées par l’érosion. Ce fut de courte durée dans ma chronologie de pierre. Sans doute ce géant barbu est-il désormais mort et oublié des siens…

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